172. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 août 1776.



Sire,

Mon âme et ma plume n'ont point d'expressions pour témoigner à V. M. la tendre et profonde reconnaissance dont m'a pénétré la lettre qu'elle a daigné m'écrire, lettre si pleine de vérité et d'in<47>térêt, de sentiment et de raison tout ensemble, enfin, Sire, permettez-moi cette expression, si remplie même d'amitié; car pourquoi n'oserais-je employer avec un grand roi le mot qui rend ce grand roi si cher à mon cœur? Je n'aurais pas tardé un moment à répondre à cette nouvelle marque, si touchante pour moi, des bontés dont V. M. m'honore, et à lui réitérer plus vivement que jamais l'expression des sentiments que je lui dois à tant de titres, si cette expression n'avait dû entraîner malgré moi un nouvel épanchement de douleur, que V. M., sans doute, eût bien voulu pardonner à ma situation, mais qui peut-être aurait troublé un moment par une image affligeante la satisfaction si douce et si juste dont V. M. vient de jouir. Toutes les nouvelles publiques ont annoncé le voyage du grand-duc de Russie à Berlin, et l'union que va contracter avec vous ce jeune prince, digne, à ce qu'on assure, de s'unir à vous par ses rares qualités. J'ai attendu le moment de son départ pour répandre encore une fois mon âme dans celle de V. M., et pour lui rendre surtout les plus sensibles actions de grâces de cette lettre qui est si peu celle d'un roi, et qui n'en est pour moi que plus précieuse et plus chère. V. M. n'a pas besoin de dire qu'elle n'a que trop éprouvé, pour son malheur, ce qu'on souffre en perdant ce qu'on aimait. On voit bien, Sire, que vous avez éprouvé ce cruel malheur, à la manière si sensible et si vraie dont vous savez parler à un cœur affligé, et lui dire ce qui convient le mieux à sa déplorable situation. Tous mes amis cherchent comme vous à me consoler; tous me disent, comme vous, qu'il faut chercher à me distraire; mais aucun ne sait ajouter, comme vous, ces mots si dignes d'un ami et d'un sage, que notre raison est trop faible pour vaincre la douleur d'une blessure mortelle, qu'il faut donner quelque chose à la nature, et se dire surtout que, à l'âge où nous sommes l'un et l'autre, nous ne tarderons guère à nous rejoindre aux objets de nos regrets. Hélas! Sire, c'est aussi le seul espoir qui me console, ou plutôt qui me fera supporter le peu de jours qui me restent à vivre. Je ne désire plus de les voir prolongés que pour me mettre encore aux pieds de V. M., et il faudra que ma santé soit bien mauvaise au printemps prochain, si je ne vais pas avec le plus grand empressement m'acquitter d'un devoir si précieux <48>et si sacré pour moi. J'écrivais il y a quelques années52-a à V. M., dans un moment où ma frêle machine dépérissait de jour en jour, que je ne désirais plus rien qu'une pierre sur ma tombe, avec ces mots : Le grand Frédéric l'honora de ses bontés et de ses bienfaits. Cette pierre et ces mots sont aujourd'hui, Sire, bien plus qu'autrefois, le seul désir qui me reste; la vie, la gloire, l'étude même, tout est devenu insipide pour moi; je ne sens que la solitude de mon âme, et le vide irréparable que; mon malheur y a laissé. Ma tête, fatiguée et presque épuisée par quarante ans de méditations profondes, est aujourd'hui privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines. Elle me laisse tout entier à ma mélancolie, et la nature, anéantie pour moi, ne m'offre plus ni un objet d'attachement, ni un objet même d'occupation. Mais, Sire, pourquoi vous entretenir si longtemps de mes maux, lorsque vous avez à soulager ceux de tant d'autres? Pourquoi vous faire ce détail douloureux, lorsque je ne devrais vous parler que des lauriers que vous cueillîtes il y a seize ans, à pareil jour, dans les plaines de Liegnitz? Pourquoi vous parler enfin de mes tristes intérêts, au milieu des grands intérêts qui vous occupent? Puissent ces intérêts, Sire, satisfaits et remplis, ajouter encore à votre gloire et à l'éclat de votre règne! Puisse la nature, qui vous a fait le plus grand des rois, vous rendre encore le plus heureux des hommes! Puisse-t-elle ajouter à vos jours tous ceux que je voudrais qu'elle retranchât aux miens! Puissé-je enfin, en me traînant bientôt aux genoux de V. M., répandre dans son sein mes dernières larmes, et mourir entre ses bras, plein de reconnaissance pour elle, après avoir joui encore une fois du bonheur de la voir et de l'entendre, de la trouver sensible à ce qui pénètre et remplit mon âme, de l'assurer surtout de la tendre vénération qu'elle m'a depuis si longtemps inspirée, et qui est en ce moment plus juste et plus profonde que jamais! C'est avec ce sentiment que je serai tout le reste de ma vie, etc.


52-a Le 12 août 1770. Voyez t. XXIV, p. 551.