122. AU MÊME.

Bettlern, 31 mai 1762.



Mon très-cher frère,

J'ai bien reçu la vôtre du 26 de ce mois, et je vois qu'il faut vous faire une idée de la situation générale des choses, et entrer en quelque détail de mon projet, afin que vous en combiniez mieux les parties. J'ai ici quatre-vingt-deux mille hommes contre moi; je n'en ai que soixante-seize mille. Ce ne serait pas ce qui m'embarrasserait; mais une suite de nos malheurs passés a donné <247>aux ennemis la facilité d'occuper tous les postes avantageux. A moins de vouloir hasarder étourdiment sa fortune, il ne faut pas penser à les attaquer. Restent les diversions. Voilà donc sur quoi mon plan se fonde. Werner partira dans quelques jours pour se joindre à vingt-six mille Tartares que le Kan m'envoie, et ce corps doit agir en Hongrie pour faire diversion. Le Kan le suit immédiatement avec cent mille hommes. Vous conviendrez qu'il faut de nécessité que Daun détache au moins trente mille hommes pour s'y opposer; alors j'envoie le prince de Bevern avec douze mille hommes à Cosel, qui fera mine de pénétrer en Moravie. Il faudra donc de nécessité que Daun détache au moins dix mille hommes contre lui; c'est alors que je marcherai aux montagnes, et que, avec le secours des Russes, je serai assez fort pour le chasser de la Silésie et reprendre Schweidnitz. Dans tout ce que je viens de vous dire, je n'articule pas un mot de la grande armée turque qui agira contre les Autrichiens. Il leur faudra détacher au moins cinquante mille hommes contre les Turcs seuls, sans compter ce qu'il leur faut nécessairement opposer à Werner. Soyez sûr que soixante mille hommes est peu. Toute l'armée ennemie, avec les cercles, fait, selon mon calcul, cent vingt mille hommes; décomptez-en soixante mille pour la Hongrie, reste à soixante mille. Or, couvrir avec ce nombre la Bohême, la Moravie, la Saxe et la Silésie, cela est impossible. Ainsi, si l'on ne vous oppose que vingt mille hommes, vous qui en avez cinquante mille bien comptés, vous en viendrez à bout. Dès que nous serons en Moravie, je pourrai détacher selon le besoin, mais pas plus tôt. Quand même les Autrichiens auraient dessein de jeter vingt mille hommes à Prague, soyez sûr que je saurais leur en faire perdre l'envie. Je ne crains dans la suite pour vos opérations que des diversions de la part des Français; eux seuls peuvent vous faire manquer Prague, sans quoi je n'y vois aucune difficulté. Six semaines plus tôt ou plus tard n'entrent point en ligne de compte; pourvu qu'on prenne son moment, et que la chose réussisse, le reste n'y fait rien.