235. AU GRAND-MARÉCHAL DE LA COUR COMTE DE GOTTER ET AU CONSEILLER PRIVÉ DES FINANCES DE BORCKE A VIENNE.

Berlin, 30 décembre 1740.

Les dépêches et relations du 17 et du 19 de ce mois, que vous m'avez envoyées l'une et l'autre par Kircheysen, m'ont été fidèlement rendues. Vous aurez reçu depuis la réponse préalable que je vous ai faite là-dessus en date du 26 de ce mois, par le même courrier, et je ne doute pas que vous n'y ayez agiconformément.

J'avoue que je ne me serais point attendu qu'on répondrait aux propositions avantageuses dont je vous ai chargé l'un et l'autre, avec autant d'animosité, d'aigreur et d'acharnement comme l'on a fait, en refusant à plat toute voie de négociation, et même des conférences avec les ministres de la reine de Hongrie, tandis queles parties belligérantes au plus fort de la guerre ne refusent point d'entrer en pourparlers pour trouver des tempéraments et des expédients à concilier les différents intérêts, et qu'il me semble que la chose vaut assez la peine pour la maison d'Autriche qu'on écoute et qu'on digère mûrement et sans vivacité et prévention une affaire qui en quelque façon doit décider de son salut ou de sa perte, selon qu'elle s'y prendra. Sauf au duc de Lorraine et à la reine de Hongrie de faire ce qui bon leur semblerait, après avoir écouté au moins les sentiments de leurs ministres, avec lesquels les personnes chargées d'une négociation peuvent s'expliquer <163>plus librement, et même tâcher à se prêter de part et d'autre à des idées réciproques pour moyenner un accommodement, que quand on est obligé de traiter avec le souverain même, qui souvent, faute de connaissance suffisante, ou par trop de vivacité, se laisse aller à des emportements qui ne valent rien dans des choses aussi sérieuses que celle-ci.

Si on avait donc jugé à propos de vous écouter l'un et l'autre, avec un sang plus rassis et avec moins de prévention, on aurait trouvé qu'il s'agit de deux objets différents, mais également importants.

Le premier est la juste poursuite de mes droits sur une grande partie de la Silésie.

Je ne veux pas entrer à présent dans un grand détail des fondements de mes prétentions J'en instruirai le public par une ample déduction,163-1 qui paraîtra incessamment, et dont je vous enverrai des exemplaires, si vous restez encore assez longtemps à Vienne pour les y recevoir.

Je me souviens fort bien de la teneur du traité de 1686, par lequel on a voulu traiter sur ces droits. Il est certain que j'aurais été fort embarrassé de les réclamer à l'heure qu'il est, avec autant de force et d'évidence que je le puis faire à présent, si la cour de Vienne avait agi alors avec la probité et la bonne foi requises entre des puissances qui veulent, tant soit peu, en sauverau moins les apparences.

Mais la manière indigne dont on s'y est pris alors fait assez voir que tout ce traité n'a été, pour ainsi dire, qu'un contrat simulé, puisque, par une supercherie inouie jusqu'alors entre de grands princes, on extorqua secrètement au fils ce qu'on avait cédé en public au père.

On sentait dès ce temps-là qu'il fallait nécessairement donner un équivalent à ma maison pour ses prétentions en Silésie, et on lui en donna un qui, à la vérité, portait avec lui une lésion des plus énormes; c'est-à-dire qu'on stipula à feu l'électeur Frédéric-Guillaume, pour la renonciation à plusieurs duchés et principautés en Silésie, un seulcercle, qui était celui de Schwiebus; mais non content de cela, pour en frustrer sa postérité, on extorqua en même temps de son fils, feu le Roi mon grand-père, alors prince électoral, un revers de rendre tout, jusqu'à ce mince équivalent, dès que son auguste père aurait fermé les yeux.

Je laisse à considérer à toute l'Europe siune manœuvre aussi indigne ne révolte pas tout homme de probité et de bon sens contre un pareil procédé, et si, un équivalent rendu en faveur duquel on a fait une renonciation, la dernière peut jamais subsister en droit et en justice.

Le reste de cette trame d'iniquité se trouve détaillé, d'une manière assez claire, dans la déduction susmentionnée, à laquelle je vous renvoie.

<164>

Mais il s'agit maintenant de voir comment j'aurais pu m'y prendre autrement pour faire rendre justice à ma maison des prétentions et des droits dont elle a été si longtemps frustrée.

Il suffit qu'elle ait attendu avec patience, pendant tout le temps que la postérité mâle de la maison d'Autriche a subsisté; cette complaisance aurait été poussée trop loin, si on l'avait voulu étendre jusqu'aux descendants de la branche femelle de cette maison, qui par là-même ne sauraient succéder dans lesprincipautés de la Silésie, puisque la maison d'Autriche, à l'extinction des derniers mâles des princes de Silésie, a prétendu que leurs pays ne sauraient tomber en quenouille, et par cet argument s'en est saisie.

A qui aurais-je dû m'adresser pour obtenir une justice qu'on a refusée si longtemps à ma maison? Le chef de l'Empire ne subsistait plus; la cour de Vienne n'a pu être juge et partie, et je n'en aurais jamais tiré raison par la voie de négociation, puisque, de son propre aveu et déclaration qu'elle vous a faits, elle n'est pasd'humeur de céder une pouce de terre de toute la succession de feu l'Empereur à qui que ce soit, et encore nommément moins à moi qu'à d'autres.

Si j'avais donc attendu plus longtemps à prendre le parti auquel j'ai étéobligé d'avoir recours, il serait arrivé de deux choses l'une: ou la négociation avec la cour de Vienne aurait été, ainsi que l'événement l'a fait voir, entièrement infructueuse, ou d'autres, qui forment des prétentions sur la totalité de cette succession, se seraient emparés d'une province si fort à leur bienséance.

Il fallait pour cela nécessairement que dans la situation présente des affaires j'eusse recours à un remède prompt et efficace, pour ne point tomber dans l'inconvénient de mes prédécesseurs, qui n'ont jamais pu obtenir quelque chose de bonne grâce de la maison d'Autriche; sans compter que j'ai quelque millions de florins à demander à la charge de cette maison, tant pour des arrérages de subsides qui me sont dus encore depuis la dernière guerre de la succession d'Espagne, que des rentes sur la Meuse, du supplément des revenus de Turnhout etc., et d'autres prétentions sur lesquelles il n'y a jamais eu moyen d'avoir satisfaction de la cour de Vienne.

Mais toutes ces justes prétentions à part, il faut considérer le second objet qui m'a fait agir, plus considérable encore que le premier.

Ce sont les conditions avantageuses que j'ai fait offrir à la maison d'Autriche, comme vousle savez, et dont, si j'ose le dire, elle ne saurait se passer, si elle ne veut manquer la couronne impériale et rester exposée tôt ou tard à se voir entamée de tout côté.

On me reproche que l'on ne demande pas mon assistance, et que je dois avoir patience jusque là.

Je réponds que les choses par rapport à la future élection d'un empereur sont allées trop loin pour que je ne me trouve obligé de <165>choisir entre les deux partis, et de me déclarer ou pour la maison d'Autriche ou pour ses rivaux.

Si je fais le dernier, je dois moins espérer que jamais que cette maison me rendra justice sur mes droits en Silésie.

Mais si je me déclare pour elle, qu'y a-t-il de plus juste et de plus raisonnable, aussi bien que de plus avantageux pour la cour de Vienne, que de faire d'une pierre deux coups, l'une de me satisfaire sur mes droits, et l'autre de pouvoir être assurée de mon assistance et detoutes mes forces, pour parvenir à son but.

Si la justice demande le premier, la prudence conseille le second.

Mais quand, par un juste retour de reconnaissance, il s'agit defaire des convenances pour moi qui sont proportionnées à mes prétentions et aux conditions avantageuses que j'offre, il ne faut pas me renvoyer à des perspectives, ou me vouloir avantager d'un bien dont on ne saurait disposer, et s'opiniâtrer à ne vouloir jamais rien céder du sien.

Je range avec raison aunombre des premiers, qu'on vous a insinué qu'on pourrait faire ma convenance dans l'affaire de Juliers et de Bergue.

Je m'étonne qu'après la trahison qu'on a faite à feu le Roi mon père, de contracter, contre la foi d'un traité solemnellement ratifié,165-1 un engagement diamétralement opposé et contraire sur ce sujet,165-2 on veuille encore prétendre que ma maison soit pour la seconde fois la dupe du ministère de Vienne.

Mais ce qui met le comble à ma surprise, et qui me doit faire rejeter avec indignation une proposition si extraordinaire, c'est qu'on a eu le front de vous assurer que le traité, fait l'an 1739 avec la France en dépit du nôtre et en faveur de la possession provisionelle de la maison de Sulzbach des pays de Juliers et de Bergue, expirera le mois de janvier qui vient?165-3

Peut-on imposer si grossièrement, quand on sait la teneur de l'article 2 de ce même traité? Le voici mot pour mot:

„Quod praedictus terminus duorum annorum censendus sil initium capere a die mortis praesentis electoris palatini, si eundem, quod Deus avertat, antequam partes inter se conveniant, supremum diem, obire contingeret.“

Ne voit-on pas assez clairement par là que le terme de deux ans n'expire qu'à compter du jour de la mort de l'Électeur palatin, en cas que les parties intéressées ne soient pas convenues ensemble entre elles, ce qui est précisément la situation où je me trouve à cet égard avec la maison de Sulzbach.

<166>

Comment prétend-on donc avoir les mains libres à Vienne, après un pareil engagement, pour faire quelque chose pour moi dans cette affaire, l'Électeur palatin venant à mourir? A moins qu'on ne veuille, par une double perfidie, manquer au traité fait avec la France, comme on a manqué à celui qu'on a conclu avec feu le Roi mon père sur cette matière.

C'est ici que je pourrais m'écrier à mon tour: où est la bonne foi? où est la sûreté qu'on me promet? où sont les convenances qu'on veut me faire? Pourra-t-on, après cela, trouver à redire que je refuse d'entrer en négociation avec une cour qui veut m'en imposer d'une manière qui n'est pas permise, à moins que je ne prenne préalablement des sûretés et des garanties réelles, tant pour ce qui m'est dû sur mes droits que pour ce qu'on me promet pour les conditions que j'offre.

Je fais juges toutes les puissances désintéressées si on peut blâmer ma conduite dans ces circonstances, et les justes précautions que la prudence exige de prendre.

Mais que puis-je attendre sur l'un et l'autre aprèsun refus si formel qu'on ne peut ni ne veut du grand jamais céder une pouce de terre des États de la maison d'Autriche? A quoi aboutirait une négociation avec de pareils principes, si je voulais me déssaisir des avantages que j'ai en mains?

Quand on allègue la Sanction Pragmatique et la défense qu'elle contient de ne rien aliéner, c'est une pure défaite et un dessein marqué de ne vouloir jamais me rendre justice sur mes droits ni faire mes convenances pour ce que je dois et ce que j'offre de faire pour la maison d'Autriche.

On sait que la nécessité n'a jamais de loi, et, si la Sanction Pragmatique a permis à feu l'Empereur de céder et d'aliéner des royaumes entiers, comme les Deux-Siciles et une partie du Milanais, et à la reine de Hongrie d'aujourd'hui d'offrir le marquisat de Burgau à la maison de Bavière, ainsique tout le monde le sait, cette convention de famille, dis-je, ne doit ni ne peut jamais empêcher cette princesse d'entrer avec moi en négociation et accommodement pour une partie de la Silésie, pour me satisfaire de mes droits et me payer des services que je suis prêt de rendre, d'autant plus que les derniers, étant bien évalués, valent infiniment davantage que ce que je demande.

Si après toutes ces réflexions, que vous devez faire valoir autant qu'il vous sera permis et humainement possible, on refuse encore opiniâtrement d'entrer en négociation avec moi, et qu'on continue de dire qu'on voudraplutôt sacrifier tout et à la France et à la Bavière et à la Saxe, que de me céder un pouce de terre en Silésie, en me menaçant au reste de me tomber sur le corps avec toutes les puissances qu'on pourra révolter contre moi: il faut que je prenne mon parti, et que j attende de la providence et de la. justice de ma cause les ressources qui pourraient se présenter ailleurs, pour tâcher de me tirerd'affaire le mieux et le plus honorablement que je pourrais. Car comme le duc <167>de Lorraine a reconnu lui-même que le point d'honneur ne me permettait plus de reculerni de sortir de la Silésie, il serait aussi injuste à la cour de Vienne d'insister sur une condition si dure, qu'indigne à moi de l'accepter. Je n'ai commis jusqu'ici aucune hostilité. Je ne demande pas mieux non plus que d'entrer en négociation et en accommodement, pourvu que cela soit d'une manière raisonnable et compatible avec mes intérêts, mon honneur et ma gloire.

J'espère qu'en cas que celle-ci vous trouve encore à Vienne, vous ferez un dernier effort d'employer toutes ces raisons, et d'autres que votre prudence pourrait vous suggérer, pour porter la reine de Hongrie et le duc de Lorraine à un accommodement raisonnable et également avantageux aux deux parties.

Federic.

H. de Podewils.

Nach der Ausfertigung.



163-1 „Rechtsgegründetes Eigenthum“ etc., siehe Preussische Staatsschriften I, 96 ff.

165-1 Der Berliner Vertrag vom 23. December 1728.

165-2 Die Convention von Versailles vom 13. Januar 1739.

165-3 So versichert der Grossherzog von Toskana dem v. Borcke in der Audienz vom 17., dem Grafen Gotter in der vom 18. December.