<145> sorte que je ne puis rien répondre sur ce sujet. Ma sensibilité durera, tandis que mon frère repose à l'abri de l'infortune; s'il vivait encore, je retrancherais volontiers de mes jours pour effacer le nombre de ceux où vous avez été fâché contre lui, mais il [n']en est plus temps. Je supporterai avec patience mon malheur, cependant si la constance peut rendre l'homme maître de ses actions, elle ne doit pas étouffer le sentiment, et tandis que l'on peut renoncer au bonheur et à l'agrément de la vie, on sent toujours qu'il est dur d'en être privé, et il n'y aurait d'ailleurs point de vertu à se passer des choses indifférentes.

Ma sœur de Baireuth a été à l'extrémité, elle ne peut pas écrire; je crains qu'elle ne [se] relèvera pas de cette maladie. Elle ignore encore la mort de mon frère, et l'on appréhende avec raison que cette nouvelle fera évanouir le peu d'espérance que l'on a de son rétablissement.“

Klenny,1 près de Skalitz, 3 août 1758.

Mon cher Frère. Nous avons assez d'ennemis étrangers, sans vouloir nous déchirer dans notre famille. J'espère que vous rendez assez justice à mes sentiments pour ne me pas regarder comme un frère ou comme un parent dénaturé. Il s'agit à présent, mon cher frère, de conserver l'État et de faire usage de tous les moyens imaginables pour nous défendre contre nos ennemis.

Ce que vous me dites de ma sœur de Baireuth, me fait trembler; c'est, après notre digne mère, ce que j'ai le plus tendrement chéri dans le monde; c'est une sœur qui a mon cœur et toute ma confiance, et dont le caractère ne pourrait être payé par toutes les couronnes de l'univers. J'ai, depuis ma tendre jeunesse, été élevé avec elle; ainsi vous pouvez compter qu'il règne entre nous deux ces liens indissolubles de la tendresse et de l'attachement pour la vie que toutes les autres liaisons et la disproportion de l'âge ne cimentent jamais. Veuille le Ciel que je périsse avant elle, et que ce dernier coup ne m'ôte pas la vie, sans que cependant je la perde réellement!

Si je vous parlais, je vous dirais mille choses que je ne peux confier à la plume, pour vous informer en gros de ce qui se passe ici. Vous saurez que, jusqu'à présent, je n'ai rien perdu, et que, vu les circonstances où je suis, les affaires de mon armée vont aussi bien que cela se peut. Vous direz que ce n'est pas le tout; j'en conviens, le reste pour le chiffre.2

Enfin, mon cher frère, voici un terrible temps d'épreuve pour notre pauvre famille et pour tout ce qui est prussien. Si cela dure, il faudra se munir d'un cœur d'acier pour y résister. Mais, malgré tout ce que je sens, je fais bonne mine à mauvais jeu, et je tâche, autant qu'il est en moi, de ne point décourager des gens qu'il faut mener avec l'espérance et une noble confiance en eux-mêmes. Je n'ose pas poursuivre les matières que j'entame, et, de crainte d'en trop dire, je me renferme dans les assurances de la tendre amitié et de la haute estime avec laquelle je suis, mon cher frère, votre très fidèle frère et serviteur

Federic.



1 Klenny oder Klinge südöstl. von Skalitz.

2 D.h. für das in Chiffern gesetzte zweite Schreiben (Nr. 10185), in dem geheimzuhaltende militärische Pläne erörtert werden.