10968. AU CONSEILLER PRIVÉ DE LÉGATION BARON DE KNYPHAUSEN A LONDRES.

Landshut, 20 mai 1759.

Je241-4 vous fais cette dépêche pour vous informer que je viens de recevoir une assez ample relation de mon émissaire à Constantinople, le sieur de Rexin, en date du 10 d'avril de l'année présente, pat laquelle il me marque qu'il était parvenu à la fin à avoir une audience fort secrète du Grand-Vizir241-5 le 2 dudit mois, qu'il avait eue à deux lieues de la ville à une maison de plaisance de l'Empereur, où le Vizir s'était rendu de grande matinée, et où personne n'avait été admis, hormis le premier interprète de l'ambassadeur anglais,241-6 et où, après avoir réitéré ses représentations au Vizir sur la conclusion d'un traité d'amitié et d'alliance entre la Porte et moi, conformément aux mémoires par écrit qu'il lui avait déjà présentés, ce qu'il avait appuyé par des réflexions sur l'intérêt que la Porte y avait, et les dangers qui retomberaient sur elle, si elle ne ferait des efforts à temps pour prévenir les<242> vastes et pernicieux desseins des puissances ennemies, le Grand-Vizir lui avait répondu en termes doux et polis qu'il pénétrait très bien tout cela et qu'il l'avait déjà pris en mûre considération; qu'il était exactement informé et même jusqu'aux moindres détails de tous les procédés mauvais et irréguliers de mes ennemis et de leurs vues vastes et pernicieuses, dont à la fin la Porte elle-même s'en saurait ressentir, et [qu'il avait] fait ses préparatifs pour cela, et que les visions242-1 des Turcs et des Tartares valaient autant qu'une rupture réelle. Que la fougue de ces gens-ci n'était aussi aisément à arrêter que celle des chrétiens, dès qu'une fois on les avait mis en mouvement, et que, si une fois l'on aurait mis une armée turque en campagne, on était intentionné non seulement de rompre avec l'une ou l'autre des puissances ennemies, mais qu'on pousserait aussi la guerre avec autant de forces que jamais la Porte avait fait agir. Mais, pour parvenir à cela, il prétendait que la couronne d'Angleterre ou entrât en cette alliance ou qu'au moins elle garantît de la manière la plus efficace celle que la Porte ferait avec moi. Ce qui fait, il se faisait fort de vouloir d'abord obliger la Suède de se retirer de la guerre où elle avait pris part, et qu'elle renonçât à l'alliance où elle était entrée avec nos ennemis. Qu'il se flattait, d'ailleurs, d'entraîner les Danois dans nos engagements et de faire en sorte qu'ils joignissent leurs forces aux miennes à l'avantage de la cause commune. Il a ajouté que la Porte avait les prétentions les plus justes et fondées sur différents lieux et nommément au Banat, par où mon émissaire a cru entendre que leur principale intention était de pénétrer dans la Hongrie. Le Grand-Vizir a d'ailleurs souhaité mille maux aux Français, et mon homme a remarqué qu'il a été fort irrité contre cette nation. Il s'est informé auprès de lui des nouvelles de la maladie du roi d'Espagne242-2 et a fait bien des souhaits a cette occasion que le roi de Sardaigne pût rompre bientôt en faveur de l'Angleterre et de moi pour se rendre maître du reste de la Lombardie. Au surplus, il a répété à mon homme qu'il écarterait bientôt les Suédois d'entre mes ennemis; que tout dépendrait de la résolution de l'Angleterre, ou d'être partie contractante de notre traité à faire ou de le garantir au moins, et que je n'avais qu'à me concerter là-dessus avec le sieur Porter pour lui en faire savoir incessamment le résultat de notre concert. Il a même ordonné au susdit interprète anglais de dire d'abord de sa part au sieur Porter qu'au cas que, contre toute son attente, il ne fût pas muni des pleins pouvoirs à ceci, il devait dépêcher sans le moindre délai un courrier à Londres pour en demander avec des instructions, et qu'il n'y avait nul temps à perdre. H a fini l'audience par faire des souhaits que le Grand Dieu voudrait faire tous les maux à mes ennemis que ceux-ci avaient eu dessein de faire à moi.<243> J'ai cru nécessaire de vous instruire sur tous ces détails, afin que vous soyez précisément informé de la façon de penser présente de ce ministre, qui d'ailleurs a été exactement instruit de tout le manège entre la cour de Varsovie et les Russes, jusqu'à dire qu'il ne se fierait jamais à tout ce que l'envoyé de Pologne243-1 lui insinuerait, parcequ'il savait qu'il était corrumpu d'argent par le comte Brühl, et que le maréchal Fermor l'avait fait menacer qu'à moins qu'il ne parlerait à la Porte au gré de sa cour, il lui ferait brûler ses terres en Pologne. Comme mon homme a fait dès l'audience finie un rapport exact et fidèle à M. Porter de tout ce qui s'était dit et passé à cette audience, et qu'il a demandé s'il était muni des pleins pouvoirs, il lui a répondu que non, et qu'il ne saurait se charger de rien, avant qu'il n'aurait reçu de nouvelles instructions de sa cour, qu'il demanderait par le même courrier par lequel lui, mon émissaire, m'enverrait son rapport; aussi l'a-t-il fait en l'adressant au sieur Mitchell qui l'a dépêché par son courrier à sa cour.

Quant à vous, mon intention est que vous parliez d'abord au sieur Pitt et aux ministres, où vous croyez qu'il convient, sur cette affaire, au sujet de laquelle mon sentiment est que, si l'Angleterre est sûre de son fait qu'elle saura mener les affaires dans le courant de cette année-ci à une paix générale, honorable et sûre, que nous saurions alors nous passer de cette alliance avec la Porte. Mais dans le cas aussi que l'Angleterre ne fût assurée là-dessus, et qu'il serait à présumer que la guerre traînerait plus longtemps encore, je croyais qu'il serait nécessaire de profiter des bonnes dispositions de la Porte et de son premier ministre, afin de faire diversion à nos ennemis, pour diminuer la grande supériorité en nombre qu'ils avaient actuellement sur nous, et dont il était à craindre qu'ils nous accableraient à la longue. Que, dans ce cas, je croyais que Sa Majesté Britannique ne refuserait pas sa garantie à donner au traité à faire entre la Porte et moi, puisque celle-là y insistait absolument, me croyant une puissance étrangère qu'elle ne connaissait pas assez.

Vous observerez, d'ailleurs, que si M. Pitt ou les ministres estimaient peut-être que, vu les ménagements que l'Angleterre veut garder avec l'Espagne, une telle démarche saurait déplaire à celle-ci par ses sentiments bigots, ou pour d'autres qu'elle veut garder vis-à-vis des Russes à l'égard de leur commerce, vous direz alors que ce ne sera de la part de l'Angleterre qu'une simple garantie d'un traité. Qu'en second lieu on saurait prendre l'expédient de tenir cette garantie secrète et de la nier en tout cas ou dire que M. Porter avait surpassé ses instructions en ceci, et d'en rejeter sur moi la faute; enfin que, par toutes raisons, je croyais qu'une pareille garantie ne leur saurait causer du préjudice en rien, mais qu'il en reviendrait beaucoup du bien à la bonne cause commune. Voilà ma façon de penser sur cette affaire et sur<244> laquelle vous vous dirigerez en l'appuyant par toutes les bonnes raisons desquelles vous saurez vous aviser encore, si le cas l'exige.

Au reste, mon émissaire me mande qu'après que la Porte lui a fait remettre en secret sa réponse à ma lettre de félicitation au Sultan sur son avènement au trône,244-1 à laquelle le Grand-Vizir a joint la sienne, il vous a envoyé ces pièces par un vaisseau de guerre anglais qui a été sur le point de partir pour l'Angleterre; vous aurez soin de les envoyer par quelque occasion sûre à mes ministres à Berlin, quand elles vous seront arrivées.

Federic.

Vous sentirez l'importance de tout ceci, sans que je sois obligé d'appuyer sur tous ces points.

Das Hauptschreiben nach dem Concept; der Zusatz eigenhändig auf der im übrigen chiffrirten Ausfertigung.



241-4 In der Ausfertigung sind dem chiffrirten Erlass die Worte vorangeschickt: „Secretissime; à déchiffrer par vous-même.“

241-5 Raghib Pascha.

241-6 Porter. 1

242-1 So.

242-2 Vergl. S. 77. 124.

243-1 Joseph Podoski.

244-1 Vergl. Bd. XVI, 187. 423.