900. AU CARDINAL DE FLEURY A ISSY.

Camp de Kuttenberg, 18 juin 1742.

Monsieur mon Cousin. Il vous est connu que, depuis le moment où nous avons pris des engagements ensemble, j'ai fait ce qui a dépendu de moi pour seconder avec une fidélité inviolable les desseins du Roi votre maître. J'ai détaché la Saxe du parti autrichien, j'ai donné ma voix à l'électeur de Bavière, j'ai accéléré le couronnement impérial, j'ai concouru avec vous pour contenir le roi d'Angleterre, et j'ai décidé celui de Danemark sur le parti qu'il avait à prendre; en un mot, par la voie de la négociation, par celle des armes, et par une fidélité rigide à remplir tous mes engagements, je vous ai rendu tous les services dont j'étais capable, quoique toujours inférieurs à ma bonne volonté et au désir d'être utile à mes alliés.

Lorsque mes troupes, épuisées par les fatigues, demandaient le repos qui'semblait leur être dû après la campagne de 1741, je ne pus refuser au maréchal de Belle-Isle un détachement de 20 escadrons qu'il me demandait en Bohême, ni la marche de M. de Schwerin en Moravie. Au mois de janvier de cette année, lorsque j'appris que les Autrichiens étaient prêts d'entrer en Bavière pour y établir le théâtre de la guerre, mon zèle pour l'Empereur me transporta, je volais en Saxe, j'agitai tout, et, après bien des peines, j'obtins du roi de Pologne que ses troupes opèreraient, de concert avec les miennes, une diversion en Moravie, démarche qui aurait été efficace, si M. de Ségur ne se fût rendu trop tôt avec sa garnison de Linz, et si M. de Broglie avait eu aux bords de la Wotawa 20,000 hommes sous ses ordres. Mais la lâcheté de l'un et la faiblesse de l'autre, jointes au peu de volonté et d'intelligence de la guerre des officiers saxons, avec l'impardonnable négligence du maréchal de Schwerin à former les magasins à Olmütz lorsqu'il en était temps, m'obligèrent de quitter un pays où tous ceux qui y ont été conviennent que les troupes n'auraient pu se maintenir, sans risquer de périr par misère ou même par inanition.

Je ne m'arrête point à relever tous les mauvais propos qui se sont tenus sur ce sujet : la guerre est de toutes les choses du monde celle où le petit détail influe le plus sur le grand, où les fautes des subalternes <208>font des combinaisons nouvelles, et sur laquelle ces espèces de hasards ou d'événements qu'on ne saurait prévoir ont droit, et dans laquelle les succès ne se suivent également; en un mot, le cœur a eu plus de part à mon expédition de Moravie que la prudence.

Lors même que, pour ébranler ma fermeté, la Reine m'a fait, par différentes reprises, les offres les plusavantageuses, aucune raison d'intérêt n'a pu me décider, bien moins m'arrêter dans les opérations que j'étais résolu de faire, pour l'avantage de mes alliés uniquement.

Ainsi j'ai garanti la ville de Prague contre le prince Charles, qui marchait droit pour en faire le siége. On m'a reproché que je n'avais pas poursuivi ce Prince assez loin après sa défaite, mais j'en appelle aux mânes immortelles du grand Turenne et de Condé, si je devais, sans être muni de subsistance, mettre mon armée victorieuse dans le risque de périr de misère, en la menant dans un pays où l'armée autrichienne avait passé deux fois l'automne dernier, où les Saxons et les Français avaient hiverné après le prince Lobkowitz, où les mêmes Saxons ont repassé en revenant de Moravie, par où l'ennemi est venu à moi, et par où il a pris la fuite?

Nos succès et le passage de la Moldau par le prince Lobkowitz. engagèrent le maréchal de Broglie à se porter sur Frauenberg. L'affaire de Sahay, où la cavalerie française eut de l'avantage sur l'autrichienne, obligea le prince Lobkowitz à lever le siége de Frauenberg, repasser la Moldau, et se réfugier dans son vieux camp de Budweis.

Averti de ce qui se passait de ce côté, je conseillai à M. de Broglie à faire de deux choses l'une, savoir d'attaquer le prince Lobkowitz à Budweis, où il l'aurait battu en détail avant la jonction du prince Charles, ou de reprendre le poste de Pisek pour éviter par sa prudence une retraite précipitée, semblable à une fuite, qu'il ne pouvait éviter à l'approche du prince Charles de Lorraine. M. de Broglie, ne trouvant pas à propos de suivie ces partis, demeura à Frauenberg et fit quelques détachements dont la faiblesse faisait présumer tout homme de guerre à quel succès on pouvait s'attendre.

Je fis avertir le maréchal de Broglie, par différentes reprises, des marches du prince Charles, dont je lui envoyais l'itinéraire. Ce fut sur mon dernier avis que le Maréchal se retira, moyennant quoi il évita d'être surpris. Vous savez apparemment le détail de ce qui s'est passé ensuite à cette armée et la perte des Français. Parla position actuelle de vos troupes, elles sont à présent entièrement coupées de la Bavière, de Pilsen, où elles ont leurs magasins, et par où viennent leurs recrues. Dans ces conjonctures, les Saxons auraient pu apporter un prompt remède, mais malgré les promesses faites au maréchal de Belle-Isle, leurs troupes ne marchent point au secours des Français. J'apprends même qu'ils retirent à eux celles qui étaient les plus avancées en Bohême; de ceci, et d'avis particuliers que j'ai reçus de Dresde, je puis conjecturer sans me tromper que les Saxons sont non seulement en <209>négociations avec la cour de Vienne, mais même qu'ils sont prêts à conclure.

Dans cette situation, où il n'y a point de secours à attendre ni de la France ni de la Saxe, où il faudrait gagner trois batailles de suite pour expulser les Autrichiens de la Bohême, où les succès de l'armée du comte d'Harcourt ne répondent point à l'attente que l'on en avait, où une guerre longue et ruineuse appesentirait tout son poids sur mes épaules, où l'argent des Anglais arme presque toute la Hongrie, prête à fondre sur l'armée du prince d'Anhalt en Haute-Silésie, où le hasard des événements devient plus décisif que jamais, où la supériorité de l'ennemi et sa fortune m'obligeraient enfin de succomber avec les autres, il m'a fallu, quoique dans l'amertume de mon cœur, me sauver d'un naufrage inévitable et gagner le port comme j'ai pn.

Il n'y a que la nécessité et l'impuissance qui puissent me vaincre; on ne condamne personne pour n'avoir pas fait des choses impossibles. Quant aux possibles, vous trouverez en moi une fidélité invariable : jamais je ne penserai à révoquer les renonciations que j'ai faites sur le pays de Juliers, de Bergue et de Ravenstein, on ne me verra point ni directement ni indirectement troubler l'ordre établi dans cette succession, et plutôt mes armes se tourneraient-elles contre moi-même que contre des allies qui me sont aussi chers que les Français. Vous me trouverez toujours disposé à concourir, autant qu'il dépendra de moi, aux avantages du Roi votre maître, et à tout ce qui peut influer sur le bonheur de son royaume.

Le cours de cette guerre forme, pour ainsi dire, un tissu des marques de bonne volonté que j'ai données à mes alliés; je me flatte que l'on sera assez convaincu de mes sentiments sur ce sujet, pour ne m'en supposer de contraires : je suis persuadé, Monsieur, que vous convenez de toutes les choses que je viens de vous exposer avec toute la bonne foi imaginable, et que vous plaignez avec moi que le caprice du sort ait fait avorter des desseins aussi salutaires à l'Europe que l'étaient les nôtres.

Je suis avec toute l'estime imaginable, Monsieur mon Cousin, votre fidèle ami et cousin

Federic.

Nach durch Ankauf in Besitz Königl. Geh. Staatsarchivs Ausfertigung. Eigenhändig.209-1



209-1 Vergl. Histoire de mon temps, Œuvres II, 132.