12895. AU SECRÉTAIRE BENOÎT A VARSOVIE.

Au quartier de Kunzendorf, 20 mai 1761.

J'ai reçu votre rapport du 15 de ce mois, et suis bien aise que vous m'avez informé de l'impression qu'un traité signé le 2 d'avril à Constantinople par le Grand-Vizir et par le sieur de Rexin a faite là où vous vous trouvez. Je permets volontiers à chacun de juger de la qualité de ce traité à sa fantaisie; pour vous, vous ne vous expliquerez autrement, quand on viendra vous en parler, sinon que vous n'aviez pas encore ni information ni instruction à ce sujet.

Il y a un autre article bien plus important et intéressant à moi dans le moment présent, au sujet duquel je vous fais cette dépêche, mais sur lequel je vous recommande avant tout le secret le plus absolu et impénétrable.

Il s'agit d'un avis que le sieur de Rexin vient de me donner, de ce qu'actuellement les Polonais jetaient de grands cris à la Porte sur les procédés indignes et horribles dont les Russes usaient envers la République et la nation, et que même un des princes des plus considérables en Pologne avait fait au nom des principaux seigneurs de la nation une représentation aussi énergique que touchante à la Porte qui comprit douze griefs des plus importants contre les Russes. II faudra voir le succès que cette représentation aura. Mais, comme je suis autant intéressé, que la République à ce que les Russes ne fassent pas tout-à-fait les maîtres souverains en Pologne, et que, pour les en empêcher, il leur soit fait quelque bonne diversion, voilà un moyen que le susdit sieur de Rexin m'indique, savoir qu'il fallait que quelqu'un des premiers starostes, connu déjà du Kan des Tartares, écrivît à celui-ci sur ce sujet, pour l'animer à faire de son chef une entreprise contre les Russes dans leurs possessions de ce côté-là; que, pour aider le Kan à faire au plus tôt sa levée de bouclier contre les Russes, on lui offrait une somme assez considérable en argent, et qu'il ne s'agissait principalement en tout ceci que de mettre au plus tôt les fers au feu, vu que le temps pressait extrêmement et que les circonstances y favorisaient en tout pour l'exécution de cette entreprise, à laquelle le susdit Kan se prêterait d'autant plus volontiers qu'il était déjà tout porté pour une pareille entreprise, qu'il avait ses gens prêts et souhaitait fort de commencer le branle, pourvu qu'il y soit aidé par une somme assez forte pour le faire; qu'il avait son excuse toute prête envers la Porte sur sa démarche, savoir que, dès que ses gens avaient appris quelque chose d'un traité fait entre la Porte et moi, il n'y avait plus eu moyen de les arrêter et qu'il avait été obligé de se laisser entraîner par eux; que cette démarche du Kan et de ses gens entraînerait les garnisons turques aux frontières pour s'y joindre et que, d'ailleurs, ce Prince était lui-même intéressé à faire une Pareille démarche, vu qu'il n'ignorait pas la jalousie que les Turcs lui Portaient de ce qu'il s'était fait Kan contre leur gré; qu'il était envisagé<406> secrètement d'eux en rebelle dont ils aimeraient avoir la tête, mais qu'une pareille entreprise lui fournirait les moyens de se maintenir dans sa dignité et le rendrait plus formidable à ses ennemis secrets. Qu'au surplus, par ménagement de ma part pour la Porte, il serait d'une nécessité indispensable que je n'apparusse point dans toute cette affaire, mais qu'il fallait que vous écriviez tout secrètement à ce staroste, afin que, si, contre toute attente, il en éclatait quelque chose, il paraissait alors que tout avait été tramé par quelques grands de Pologne pour se délivrer du joug insupportable des Russes. Voilà ce que le sieur de Rexin me mande, aux instances même de quelqu'un des principaux ministres de la Porte; il me marque qu'il irait entrer avec vous en correspondance là-dessus et ajoute qu'il ne connaissait personne plus propre à faire réussir au plus tôt cette affaire que le staroste Kaniewsky,406-1 grand ami du Kan et déjà en correspondance avec lui.

Voilà donc pourquoi je vous ordonne de prendre incessamment vos mesures pour entrer en correspondance secrète avec ledit staroste Kaniewsky sur tout ce qui est dessus, afin de le sonder s'il voudra bien s'employer à entrer en correspondance là-dessus avec le Kan et le disposer à se charger de la susdite entreprise. Que, quoique, par les raisons susdites je ne doive pas apparaître dans cette affaire, je destine cependant la somme de 300000 écus pour aider le Kan à faire sa levée de bouclier, que le sieur de Rexin lui fera remettre avec toutes les précautions nécessaires par quelque marchand à Constantinople, à tel lieu qu'il voudra, sans qu'on s'aperçoive de rien. Au reste, comme vous pouvez bien vous représenter vous-même que cette affaire ne permet pas de traîner, mais qu'elle presse extrêmement, de sorte qu'il n'y a pas un moment à perdre, vous devez ainsi entrer d'abord en correspondance là-dessus, sans attendre même la lettre du sieur de Rexin, supposé qu'elle ne vous soit pas déjà parvenue, avec M. Kaniewsky et le presser au possible d'y travailler de son mieux. Mais dans le cas que, contre toute attente, ce staroste devait hésiter de se charger de cette affaire, il faudra que vous songiez à quelque autre sujet bien intentionné d'entre les starostes auquel le Kan saurait prendre confiance pour prendre ce concert. Je vous recommande cette affaire comme une des plus importantes et des plus pressantes que j'ai dans ce moment-ci, et par la réussite de laquelle vous me rendrez un service aussi signalé que je vous en ferai ressentir à vie de toute ma reconnaissance.

Federic.

Nach dem Concept.

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406-1 Vergl. Bd. XIX, 452.