1322. AU MINISTRE D'ÉTAT BARON DE MARDEFELD A SAINT-PÉTERSBOURG.

Berlin, 26 janvier 1744.

La relation que vous m'avez faite en date du 11 de ce mois, m'a été bien rendue, et ce que vous m'y mandez des circonstances présentes à Pétersbourg et de la sécurité incompréhensible où Sa Majesté Impériale est tombée tout d'un coup, avec la ferme résolution qu'elle a prise d'aller à Moscou sans avoir pris préalablement sa sûreté, me fait craindre que vous, avec le marquis de La Chétardie, n'ayez accusé assez juste qu'il en pourrait arriver quelque chose de funeste à l'Impératrice.

La seule espérance qui me reste, est que vous croyez encore de trouver moyen de ramener l'Impératrice, et, comme vous êtes d'opinion que le seul expédient qui reste pour remédier au mal, serait si j'écrivais une lettre de confidence à l'Impératrice, le danger présent où je la vois, l'amitié personnelle que je lui porte, et le soin extrême que j'ai pour sa conservation, m'ont fait prendre la résolution de lui écrire la lettre ci-close, dont vous verrez le contenu par la copie ci-jointe. Je n'ai pu entrer là-dedans dans aucun détail, pour des raisons que vous concevez vousmême, mais après les avertissements que je lui donne, je me suis remis à ce que vous lui expliquerez de bouche de ma part. Avec tout cela, je vous laisse une liberté entière d'en faire tel usage que vous trouverez convenable, soit en donnant cette lettre à l'Impératrice, soit en la gardant ou la déchirant, quand vous ne trouverez plus les conjonctures favorables pour la présenter, dont je vous laisse le maître absolu, étant certain que le trop grand éloignement d'ici à Pétersbourg me rend impossible de pouvoir penser au juste des circonstances d'une souveraine dont les résolutions et même la situation des affaires se peuvent changer en moins de rien. En cas donc que vous trouviez convenable de présenter ma lettre à l'Impératrice, vous devez chercher une audience secrète auprès de l'Impératrice, et, après l'avoir obtenue, vous lui présenterez ma lettre et lui expliquerez après cela tout ce que je viens de vous marquer dans mon post-scriptum premier de cette dépêche. Je vous laisse pourtant encore le maître d'en retrancher ou d'y ajouter tout ce que vous trouverez propre aux circonstances du temps, et je serai content de tout ce que vous ferez là-dessus, pourvu que je puisse atteindre par vos insinuations le but que je me suis proposé.17-1

<18>

En attendant, mon intention est que vous ne devez rien négliger de ce que vous trouverez nécessaire et utile de faire pour la conservation de Sa Majesté Impériale, article qui m'importe trop pour que vous en dussiez épargner ni soins ni dépenses, et, comme vous avez encore en mains des sommes que vous savez, je vous en laisse le maître absolu et vous donne plein-pouvoir de vous en servir comme vous le trouverez bon pour soutenir le règne de l'Impératrice, et pour éloigner d'elle des ministres dont il y a tant de preuves de leur infidélité, dussiez-vous jeter même quelque somme par-ci par-là par les fenêtres. Vous n'avez jamais à craindre que je vous fasse rendre compte de quelle manière cet argent a été employé par vous, votre probité et fidélité m'étant des garants assez forts que vous n'en dépenserez point hormis que quand il s'agit de mon intérêt et pour obtenir le but que je me suis proposé; mais je veux aussi que vous n'en soyez chiche ni fassiez une mauvaise épargne quand il se trouve l'occasion de le dépenser pour mes intérêts, et je vous le répète encore que vous n'en serez point fait responsable, étant même résolu de vous envoyer d'avance une pleine décharge sur ces sommes que je vous ai confiées, en cas que vous la jugeriez nécessaire pour votre sûreté.

Pour ce qui est du vice-chancelier Bestushew, vous mettrez tout en oeuvre pour l'éloigner, en quoi vous ne devez ménager qui que ce soit que vous trouverez dans votre chemin, fût-ce même Woronzow. Je ne saurais vous cacher que je soupçonne fort que Woronzow n'ait plus les mêmes sentiments qu'il a témoignés autrefois d'avoir pour moi, et je crains même qu'il ne soit gagné par le parti opposé à moi ; je crois même qu'à ses insinuations l'Impératrice ait changé si soudainement sa résolution d'éloigner le Vice-Chancelier. Vous ne manquerez pas de m'en mander votre sentiment et de m'indiquer par quels moyens je pourrai le regagner ; mais, si cela n'est plus possible, il faut que vous tâchiez de venir à vos fins sans le ménager. Je compte beaucoup sur la princesse de Zerbst, pourvu qu'elle arrive assez à temps et avant que les ennemis de l'Impératrice aient porté coup sur elle. Si ladite Princesse arrive assez à temps, vous vous servirez d'elle pour faire parvenir à l'Impératrice les insinuations que vous trouverez nécessaires tant pour le salut de l'Impératrice que pour mes intérêts, et je suis persuadé qu'elle s'en acquittera fidèlement et qu'elle se dirigera par vos conseils.

Au reste, je crois qu'il sera nécessaire de réveiller un peu les sieurs Brummer et Lestocq, pour leur faire voir les suites funestes qu'ils auront à éprouver, si jamais le malheur voulait que l'Impératrice fût culbutée. C'est pourquoi je vous adresse le post-scriptum second, vous laissant la liberté de le leur lire selon tout son contenu, quand vous le jugerez <19>convenable. J'attends vos réponses sur tout ceci avec quelque impatience, et vous ne manquerez point de me les faire si détaillées qu'il sera possible, vos relations ne m'étant jamais ni ennuyantes ni trop longues ; au contraire, je souhaite fort que vous entriez chaque fois dans tout le détail possible.

P. S. 1.

Berlin, 25 janvier 1744.

Lorsque vous aurez reçu la lettre ci-close que je viens d'écrire de ma propre main à Sa Majesté Impériale, vous devez tâcher d'avoir une audience secrète auprès d'elle, où, après lui avoir présenté ma lettre avec un compliment convenable, et, après qu'elle vous demandera des explications là-dessus, vous lui direz en mon nom, de la manière la plus polie, mais en même temps la plus énergique et la plus touchante, que Sa Majesté Impériale se souviendrait quel intérêt j'avais pris pour elle et pour son règne glorieux, depuis son avènement au trône ; que, depuis la conspiration que le marquis de Botta avait tramée contre elle, je lui avais toujours conseillé de prendre ses précautions touchant la famille infortunée à Riga et de tâcher de la séparer et de l'éloigner, étant certain à n'en pouvoir douter que cette famille a encore son parti en Russie, comme on en avait eu des indices assez clairs dans l'inquisition qu'il y avait eu dans l'affaire de Botta; que les grâces et les bienfaits qu'on faisait à de certaines gens n'étaient pas toujours des garants assez forts pour être sûr de leur fidélité, quand d'autres s'en mêlaient, en faisant sous main des intrigues malicieuses, capables de mettre en mouvement un peuple remuant et qui aime la nouveauté; que les Danois, les Anglais, les Autrichiens et même les Saxons ne pouvaient que souhaiter une révolution en Russie pour parvenir aux vues différentes qu'ils ont, et qu'ils n'attendaient qu'à voir l'Impératrice hors du trône pour y placer le jeune prince Iwan, afin de disposer alors de la Russie à leur gré; que ce Prince était le seul objet par qui ils pouvaient nuire à l'Impératrice, qui pourtant serait ôté, d'abord que l'Impératrice prendrait des mesures convenables pour envoyer ce Prince à la cachette quelque part, de la manière que tout le monde hormis l'Impératrice ignorât ce qu'il était devenu, et de séparer en même temps ses parents; que c'était alors que l'Impératrice n'aurait plus rien à craindre et qu'elle assurerait par là son trône et la succession du Grand-Duc, à qui on ne pourrait plus opposer personne; que, si l'Impératrice allait à Moscou sans avoir pris préalablement ces mesures, il y avait fort à craindre que ses ennemis ne se servissent de son éloignement pour parvenir à leurs fins, et qu'elle risquait infiniment tant pour son trône que pour sa vie ; que je la priais au nom de Dieu d'y penser mûrement et d'avoir soin de sa conservation, de même que de ne se fier plus à des ministres dont elle avait tant de marques de leur infidélité. L'amitié et l'estime que j'ai pour elle, de même, et aussi mon propre intérêt demandaient absolument que je lui faisais faire ces représentations, et que je me flattais qu'elle y voudrait <20>faire réflexion et ne plus perdre de temps pour mettre en sûreté sa personne et son règne.

P. S. 2.

L'estime particulière que j'ai pour le grand-maréchal de Brummer, de même que pour le conseiller privé Lestocq, les connaissant tous deux pour de vrais et fidèles serviteurs de Sa Majesté Impériale, leur maîtresse, m'oblige de vous ordonner que vous devez leur faire ressouvenir ce que le lord Carteret a dit, il y a quelque temps, à mon ministre le comte de Finckenstein qu'il n'y avait que deux têtes en Russie qu'il fallait faire sauter pour reprendre alors le haut bout en Russie,20-1 et qu'ainsi je les priais de se garder soigneusement des menées des Anglais et des Danois; que j'étais assez persuadé qu'ils n'ignoraient point que leur vie et leur conservation dépendaient uniquement de celle de l'Impératrice et qu'ils réfléchiraient sur les suites funestes qu'ils avaient à attendre, si jamais Sa Majesté Impériale venait d'être renversée du trône, sans parler ici des malheurs où la maison ducale de Holstein serait entraînée par une pareille catastrophe; et qu'ainsi j'espérais qu'ils prendraient toutes les mesures nécessaires pour disposer l'Impératrice afin qu'elle ne tardât plus de se mettre en sûreté, elle et le Grand-Duc, contre de pareilles atteintes, par les moyens que je leur avais fait connaître, ce qui redoublerait en moi les sentiments d'estime que j'avais d'eux.

Federic.

Nach dem Concept.



17-1 Mardefeld berichtet, Petersburg 17. Februar : „Je tâcherai de remettre la lettre en question ou bien d'en charger Lestocq ou Brummer, et de demander une audience privée pour entrer en matière.... L'unique inconvénient que j'appréhende, c'est que l'Impératrice, après avoir lu la lettre, ne la donne par la tempête au Vice-Chancelier pour y répondre, ou bien qu'elle la fasse trotter sur sa toilette, et qu'elle ne parvienne de cette façon entre les mains du Ministre.“ Und, Moskau 10. März: „L'Impératrice se fâche qu'on lui fait envisager les dangers qu'elle court, obstinée à se croire bien affermie sur le trône (vergl. oben S. 13 Anm. I). . . . Je suis assez embarrassé touchant certaine lettre de Votre Majesté, car, si même j'en pouvais faire un bon% Corresp. %usage après Pâques, elle serait de trop vieille date pour être produite, et comme elle n'est. pas à cachet volant, je ne saurais changer la date ; je remets à Votre Majesté si Elle juge à propos de m'envoyeur ne autre du même contenu.“ Vergl. unten Nr. 1369, S. 68.

20-1 Vergl. Bd. II, 461.