3440. AU CONSEILLER BARON LE CHAMBRIER A PARIS.

Berlin, 25 janvier 1749.

J'accuse la dépêche que vous m'avez faite du 13 de ce mois. Je ne vous ai demandé un détail circonstancié de la façon de penser du Roi et du gouvernement de France qu'à cause que les affaires du Nord deviennent de jour en jour plus critiques et plus épineuses. Pour vous faire une idée juste de ce qui en est parvenu à ma connaissance, et des conjectures que j'en tire, il faut vous informer de toutes les nouvelles différentes qui m'en sont revenues de Suède, de Russie, du Danemark, de la Pologne, de Vienne et de Londres.

L'affaire du médecin Blackwell qui a été exécuté à Stockholm, roulait en gros sur des intrigues que l'Angleterre avait formées en Suède en faveur du duc de Cumberland;350-3 le ministre de Suède en Danemark en a entendu un bout de conversation que la reine de Danemark a eue avec le ministre anglais y résidant, le sieur Titley, qui a confirmé ce soupçon. Les armements des Danois sur la frontière de la Suède en Norvége ne se réduisent, à la vérité, jusqu'à présent qu'à des démonstrations, mais elles peuvent devenir très réelles à la mort du roi de Suède, et le Danemark n'est pas si obéré que le gouvernement ne puisse pas trouver en cas de besoin quelques millions pour fournir aux dépenses de la guerre; d'ailleurs il s'en faut beaucoup que la“ guerre soit si coûteuse aux puissances du Nord qu'à celles du Sud.

Mon envoyé de Russie m'écrit, à la vérité, qu'autant qu'on en pouvait juger, l'on ne croyait pas que le comte Bestushew voulait pousser les choses à l'extrémité avec la Suède, et que toutes les démonstrations de cette puissance ne tendent qu'à empêcher tout changement dans la forme du gouvernement présent de ce royaume; mais on ajoute que la Russie et l'Angleterre ont renouvelé le traité de subsides pour quelques<351> années, touchant les 30,000 hommes auxiliaires que la Russie s'engage d'entretenir en Livonie. Or, comme le gouvernement de Russie traite toutes les affaires avec un très profond secret, il est très difficile à juger jusqu'à quel point le ministre peut porter l'animosité qu'il a contre la maison de Holstein, d'autant plus qu'il y a de grands soupçons que le jeune grand-duc de Russie pourrait bien être envoyé en Sibérie, ou bien exclus de la succession.

Les nouvelles de Pologne font mention de toutes les trames des Autrichiens et des Russes à la dernière Diète de Varsovie pour entraîner cette République dans leur alliance, et la Diète extraordinaire dont le roi de Pologne vient de signer les Universaux, paraît être une pièce d'attente et un ressort que ces Puissances ne feront jouer qu'à la mort du roi de Suède, pour entraîner alors toute la Pologne dans leur parti.

Je vous fais communiquer à cet ordinaire par une autre dépêche les nouvelles que j'ai reçues de Vienne, par lesquelles vous verrez que la conduite de cette cour doit nécessairement me donner de grands soupçons par rapport à ses vastes desseins.

Ne vous imaginez pas que les finances de l'Impératrice-Reine soient si dérangées qu'elle ne puisse pas fournir de son propre fonds à la dépense d'une ou deux campagnes; c'est un pays fécond en ressources, des finances duquel je suis assez instruit pour vous assurer que je n'avance rien sans fondement.

Quant à l'Angleterre, on dit tout haut à Londres que le roi d'Angleterre est résolu d'envoyer une escadre dans la Baltique; on dit à Vienne qu'il veut envoyer le duc de Cumberland à Hanovre, et toutes ces nouvelles, prises ensemble, nous font conjecturer que ces puissances ont un dessein arrêté sur la Suède. Il est bien difficile de pouvoir deviner si des arrangements aussi considérables ne sont relatifs qu'au maintien de la forme du gouvernement présent de la Suède; il me semble qu'il n'en faudrait pas tant pour un si petit objet, et je soupçonnerais plutôt de la mauvaise foi dans les procédés que ces puissances ont les unes envers les autres.

La grande amitié que le roi d'Angleterre a pour le duc de Cumberland, jointe à l'affaire de Blackwell, à l'escadre anglaise qui doit aller dans la Baltique, à la prolongation du traité de subsides avec les Russes touchant les 30,000 hommes auxiliaires, — toutes ces choses-là me font soupçonner que le roi d'Angleterre a quelque dessein pour son fils et qu'il est intentionné de le placer sur le trône de Suède après le décès du Roi. Je soupçonne que le Danemark est d'intelligence avec l'Angleterre et que cette puissance-là lui a promis soit le duché de Holstein ou quelqu'autre démembrement des provinces de Suède.

Vous comprenez facilement que l'Angleterre peut prendre tous ces arrangements-là sans grandes dépenses et que, s'agissant de la fortune d'un fils bien aimé du roi d'Angleterre, il est à croire qu'il ne ménagera pas son trésor qu'il a à Hanovre, pour lui procurer cet établissement.

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Peut-être dira-t-on, ce n'est pas l'intérêt de la Russie de souffrir que l'Angleterre augmente si prodigieusement sa puissance dans le voisinage de la Russie; mais j'y réponds qu'on doit s'attendre à tout d'un ministre tel que le comte de Bestushew, tout-puissant auprès de sa maîtresse et sur lequel les corruptions ont pris, et qui même par précaution a placé des sommes considérables dans la banque de Londres.352-1

De plus, les Anglais, pour empêcher la France de pénétrer leur dessein, ont employé non sans succès des insinuations malignes auprès de la France, pour me faire passer pour un brouillon et pour un homme qui ne désire que la guerre, le tout en vue de rendre suspectes les ouvertures que je pourrais faire à la France.

Comme je suis informé de ces choses-là, cela m'oblige à beaucoup de circonspection avec le ministère de Versailles; mais dans le cas présent, où il est d'une nécessité absolue d'entrer en quelque éclaircissement sur une affaire de cette importance, je vous ordonne de leur parler de mes soupçons, mais d'une façon que vous y gardiez tant de ménagement que, bien loin de paraître vouloir les brouiller avec les Anglais ou les engager dans une nouvelle guerre, vous leur exposiez mes soupçons de manière à leur faire croire qu'on les prie de nous donner des éclaircissements sur ce qui peut leur être parvenu sur ces sujets, et comme si on leur demandait leur conseil pour savoir quelle conduite la- plus propre on doit tenir afin d'éviter la guerre et de maintenir le repos du Nord.

Je me flatte que vous y emploierez toute la prudence dont vous êtes capable, et que vous aurez l'adresse de leur exposer toutes mes conjectures d'une façon qui ne leur fasse naître aucun soupçon sur l'intégrité de mon caractère.

Federic.

Nach Abschrift der Cabinetskanzlei.



350-3 Vergl. Bd. V, 415. 418.

352-1 Vergl. Bd. V, 535.