4089. AU MINISTRE D'ÉTAT COMTE DE PODEWILS A BERLIN.

[Berlin], 29 janvier [1750].

Je vous envoie ci-joint le projet de la réponse aux mémoires du marquis de Puyzieulx et du comte Desalleurs; écrivez-moi ce que vous pensez qu'on devrait retrancher, ou ce qu'il faudrait y ajouter. Je suis votre fidèle ami Federic.

Réponse au mémoire du marquis de Valory.

Le Roi, après avoir lu le mémoire du comte Desalleurs et la lettre du marquis de Puyzieulx,230-1 nous a chargé de vous marquer, Monsieur, la reconnaissance de tous les bons offices que la France a employés à la Porte pour faire réussir l'alliance projetée. Sa Majesté est sensible<231> surtout à la manière dont le roi de France prend à cœur, dans toutes les occasions, les intérêts de la Prusse. Nous sommes chargés de vous assurer, Monsieur, de l'envie qu'a le Roi de rendre tous les services à la France qu'elle peut attendre d'un aussi bon allié que le Roi notre maître et de la résolution inviolable dans laquelle Elle [Sa Majesté] est de lui en donner des preuves dans toutes les occasions.

Le mémoire du comte Desalleurs que vous nous avez communiqué, contient les plaintes que le Grand-Visir lui a faites de ce que nous ne nous étions pas prêtés au désir de la Porte dans le temps qu'elle avait fait des avances pour nous offrir son alliance,231-1 les insinuations que les ennemis de la France et de la Prusse ont faites à Constantinople, pour y calomnier ces deux puissances, en leur prêtant des intentions qu'elles sont bien éloignées d'avoir l'une et l'autre, et enfin le projet du traité tel que le propose M. Desalleurs et tel qu'il le croit faisable.

Nous répondons à ces trois points que ce n'a point été par mépris, dans un temps où la guerre se faisait avec bien de la vivacité, que le Roi a décliné l'alliance du Turc; que ce refus qu'il a fait en temps de guerre de s'allier à la Porte, doit bien servir à réfuter les discours des Russes et des Autrichiens, car c'aurait été alors le temps d'engager les Turcs dans les troubles de l'Europe, et si on ne l'a pas voulu alors, comment y penserait-on à présent que toute l'Europe est en paix? Les combinaisons différentes et les événements gouvernent la politique des Princes, d'où vient que ce qui n'est pas faisable dans un temps, l'est dans l'autre, et que, sans mépriser une puissance, on peut, sans la choquer, différer d'entrer dans ses vues.

L'article précédent répond en même temps aux imputations de nos ennemis; nous sommes cependant bien aises de remarquer en passant que les ennemis du Roi font les mêmes insinuations à Constantinople qu'ils ont faites auparavant à Paris, ce qui montre assez clairement qu'ils tiennent pour eux comme un point capital de rendre le Roi odieux à ses alliés et à ceux qui pourraient le devenir, mais principalement de brouiller ou de semer de la méfiance entre les Rois nos maîtres : ce qui' leur donnerait gain de cause.

Nous en venons à présent au projet du traité, sur lequel nous observons qu'il est tout différent de ce que nous en avions espéré. Après avoir mûrement réfléchi sur sa teneur, nous ne pouvons pas apercevoir ce que le Roi ni ses alliés y gagneraient, parcequ'il n'engage la Porte Ottomane à rien de plus que ce qu'elle est déjà à présent par son traité avec la Suède. Supposons que la guerre s'allume dans le Nord: les Turcs ne sont-ils pas actuellement dans l'obligation d'assister la Suède et de rompre avec la Russie? Quand même notre traité fortifierait ces liens, les Turcs en feront-ils davantage?

Mais voici, autant qu'on en peut juger — supposé la guerre du Nord — quelle tournure les choses prendraient pour nous. En secourant<232> la Suède, nous devons nous attendre à une irruption en Prusse de la part de la Russie, qui serait suivie d'une invasion des troupes autrichiennes en Silésie. Contre d'aussi puissants ennemis nos forces divisées deviendraient trop faibles de tous les côtés, et nous ni nos alliés ne peuvent tirer davantage du traité avec le Turc qu'en le dirigeant contre la reine de Hongrie; ce serait un frein qui la'retiendrait et qui bon gré mal gré l'obligerait à observer religieusement ses traités. Pour ne choquer la délicatesse de personne, nous n'avions fait mention d'aucune puissance dans le projet du traité qui a été envoyé au comte Desalleurs, et nous en avons jugé la teneur si innocente qu'on aurait pu le publier après sa signature, sans que personne aurait pu trouver à y redire. Il n'y aurait rien de plus facile que d'exclure les Polonais du cas de l'alliance. Comme les Turcs craignent de donner des secours contre cette République, ne pourrait-on pas en convenir par un article secret et séparé?

Au fond, nous ne regardons l'alliance du Turc que comme une affaire d'ostentation, et dès qu'elle ne sert pas de frein pour retenir la cour de Vienne, elle nous devient inutile. C'est notre véritable ennemie, et si quelqu'un nous fait la guerre, selon toutes les apparences ce ne sera que la reine de Hongrie. C'est donc pour nous garantir de ce côté-là que se doivent tourner tous nos soins, et l'alliance que la Suède a faite avec les Turcs contre la Russie, quoique très bonne pour la Suède, n'est point applicable pour nos intérêts.

Vous remarquerez encore, s'il vous plaît, que le projet de notre accession ne pourrait avoir lieu qu'après que les Turcs et les Suédois nous auraient invités, ce qui ferait transpirer le secret à coup sûr, au lieu qu'une nouvelle alliance ne serait pas sujette à tant d'inconvénients.

Nous sommes obligés d'ajouter à ceci que nous ne craignons point de faire une alliance avec le Turc, et que personne ne nous en pourrait faire des reproches. L'Empereur, comme duc de Toscane, n'a-t-il point fait un traité avec les barbares d'Alger et de Tunis? et nous pensons que le Roi, comme roi et comme duc souverain de Silésie, est tout aussi indépendant que l'Empereur.

Sa Majesté désire donc que-, sous le bon plaisir du Roi Très Chrétien, le chevalier Desalleurs veuille employer ses soins à la Porte pour faire accepter le précédent projet de traité tel que nous l'avons fourni, avec la clause de l'exemption de la Pologne. Nous nous relâcherons sur la durée de l'alliance, que l'on peut stipuler pour trente ans et même pour davantage, et nous renverrons le traité de commerce après la conclusion de celui-ci.

Nous nous flattons qu'après que l'on aura vu nos raisons à la cour de France, l'on conviendra de leur validité, et qu'on voudra bien nous avertir du moment où le Roi doit envoyer un ministre à Constantinople avec espérance de conclure le traité sur ce pied-là.

Federic.

Eigenhändig.


<233>

230-1 D. d. Konstantinopel 25. October 1749, bez. [Versailles] r8. Januar 1750. Vergl. Bd. VI, 538.

231-1 Vergl. Bd. IV, 213. V, 306. VI, 307.