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ALBERT SURNOMMÉ L'ACHILLE.

Albert fut surnommé Achille et Ulysse, à cause de sa prudence et de sa valeur; il avait cinquante-sept12-a ans lorsque son frère lui céda la régence. Il avait fait ses plus belles actions lorsqu'il n'était que burgrave de Nuremberg; comme margrave de Baireuth et d'Ansbach, il fit la guerre à Louis le Barbu, duc de Bavière, et le fit même prisonnier. Il gagna huit batailles contre les Nurembergeois, qui s'étaient révoltés et lui disputaient les droits du burgraviat. Il enleva un étendard à un guidon de cette ville, au péril de sa vie, combattant seul contre seize hommes jusqu'à ce que le secours des siens lui arrivât. Il s'empara de la ville de Greifenberg,12-b comme Alexandre de la capitale des Oxydraques, sautant lui seul du haut des murailles dans<13> la ville, où il combattit jusqu'à ce que ses troupes, ayant forcé les portes, vinssent le secourir. Albert gouvernait presque tout l'Empire, par la confiance que l'empereur Frédéric III lui témoignait. Il conduisit les armées impériales contre Louis le Riche, duc de Bavière, et contre Charles le Hardi, duc de Bourgogne, qui avait mis le siége devant Nuys;13-3 et Albert disposa ce prince à la paix. Ce fut cette négociation qui lui acquit le surnom d'Ulysse, et il mérita toujours celui d'Achille, soit à la tête des troupes dans les combats, soit dans ces jeux, images de la guerre, qui étaient si fort à la mode dans ce temps-là : il gagna le prix dans dix-sept tournois, et ne fut jamais désarçonné.

L'usage de ces combats semble être originairement français. Peutêtre que les Maures, qui inondèrent l'Espagne, l'établirent dans ce pays avec leur galanterie romanesque. On trouve dans l'histoire de France qu'un certain Godefroi de Preuilly, qui vivait l'an 1060, était le rénovateur de ces tournois. Cependant Charles le Chauve, qui vivait l'an 844, en avait déjà tenu à Strasbourg, lorsque son frère Louis d'Allemagne l'y vint voir. Cette mode passa en Angleterre dès l'an 1114, et Richard, roi de la Grande-Bretagne, l'établit dans son royaume l'an 1194. Jean Cantacuzène dit qu'au mariage d'Anne de Savoie avec Andronic Paléologue, empereur grec, ces combats, dont l'usage était venu des Gaules, se célébrèrent en 1226. Il y périssait souvent du monde lorsqu'ils étaient poussés à outrance : on lit dans Henri Knighton,13-a qu'il se fit un tournoi à Châlons en 1274, au sujet d'une entrevue entre la cour du roi d'Angleterre, Édouard, et celle du duc de Bourgogne, où beaucoup de chevaliers bourguignons et anglais demeurèrent sur la place. Les tournois passèrent en Allemagne dès l'an 1136. Les chevaliers s'envoyaient des lettres de défi<14> d'un bout de l'Europe à l'autre, et il n'était permis qu'à ceux qui étaient armés chevaliers de faire de ces défis. Leurs lettres portaient, à peu près, qu'un tel prince, s'ennuyant dans une lâche oisiveté, désirait le combat, pour donner de l'exercice à sa valeur et pour signaler son adresse. Elles marquaient le temps, le nombre de chevaliers, l'espèce d'armes, et le lieu où le tournoi devait se tenir, et enjoignaient aux chevaliers vaincus de donner aux chevaliers vainqueurs un bracelet d'or, et un bracelet d'argent à leurs écuyers. Les papes s'élevèrent contre ces dangereux divertissements. Innocent II, en 1140, et depuis Eugène III, au concile de Latran, en 1313, fulminèrent des anathèmes14-a et prononcèrent l'excommunication contre ceux qui assisteraient à ces combats. Mais, malgré la soumission qu'on avait alors pour les papes, ils ne purent rien contre ce fatal usage, auquel une fausse gloire et une fausse galanterie donnaient cours, et que la grossièreté des mœurs faisait servir de spectacle, d'amusement et d'occupations, proportionné à la barbarie des siècles qui le virent naître : car, depuis ces excommunications, l'histoire fait mention du tournoi de Charles VI, roi de France, qui se tint à Cambrai, en 1385; de celui de François Ier, qui se tint entre Ardres et Guines, en 1520; et de celui de Paris, en 1559, où Henri II reçut une blessure à l'œil, par un éclat de la lance du comte de Montgomery, dont ce roi mourut onze jours après.

On voit par là que c'était alors un grand mérite à Albert Achille, d'avoir remporté le prix dans dix-sept tournois, et qu'on faisait, dans ces siècles grossiers, le même cas de l'adresse du corps, qu'on en faisait du temps d'Homère. Notre siècle, plus éclairé, accorde, plutôt<15> qu'aux vertus guerrières, son estime aux talents de l'esprit et à ces vertus qui, élevant l'homme presque au-dessus de sa condition, lui font fouler ses passions sous les pieds, et le rendent bienfaisant, généreux et secourable.

Albert Achille réunit donc ses possessions de Franconie à l'Électorat, par l'abdication de son frère, en 1470. Après avoir pris la régence, il fit un traité de confraternité, l'an 1473, avec les maisons de Saxe et de Hesse, qui réglait entre elles la succession de leurs États, en cas qu'une de leurs lignes vînt à s'éteindre. La même année, il ordonna de sa propre succession entre ses fils : l'Électorat tomba en partage à Jean, dit le Cicéron; le second de ses fils eut Baireuth,15-a et le cadet, Ansbach.15-b Albert abdiqua enfin l'électorat, en 1476, en faveur de Jean le Cicéron.15-c Sa fille Barbe, qui épousa Henri, duc de Glogau et de Crossen, fit passer ce dernier duché à la maison de Brandebourg. Son contrat de mariage portait qu'au cas que le duc Henri vînt à mourir sans enfants, l'Électeur serait en droit de lever annuellement cinquante mille ducats sur le duché de Crossen. Le cas vint à échoir : Jean le Cicéron se mit en possession de la ville de Crossen, et maintint cette acquisition. Le troisième fils15-d d'Albert Achille, Frédéric le Vieux, margrave d'Ansbach, fut le grand-père de ce George-Frédéric15-e qui reçut le duché de Jägerndorf du roi de Bohême. Il n'est pas inutile de rapporter, à cette occasion, que ce duc George d'Ansbach et de Jägerndorf fit un contrat avec les ducs d'Oppeln et de Ratibor, par lequel les survivants hériteraient de ceux qui mourraient sans enfants. Ces deux ducs ne laissèrent point de lignée, et George recueillit la succession de ces duchés. Depuis, Ferdinand, frère de<16> Charles V et héritier du royaume de Bohême, dépouilla le margrave George d'Oppeln et de Ratibor, et lui promit, pour dédommagement, une somme de cent trente mille florins, qui ne fut jamais payée.


12-a Cinquante-six.

12-b Gräfenberg.

13-3 La ville de Nuys est dans l'électorat de Cologne.

13-a L'Auteur a trouvé le nom de ce chroniqueur anglais dans le grand Dictionnaire historique de Moréri, art. Tournois.

14-a Le Roi a emprunté ce qu'il dit ici des tournois du grand Dictionnaire historique de Moréri, art. Tournois; mais après les mots Eugène III, au concile de Latran, il a omis ceux-ci « tenu l'an 1179 », et le nom de « Clément V » devant en 1313. Quant à Moréri lui-même, dans l'édition d'Amsterdam de 1740, comme dans celle de Paris de 1759, le passage Eugène III, au concile de Latran, tenu l'an 1179, est inexact; il devrait y avoir Alexandre III, car Eugène III mourut en 1153.

15-a Ansbach.

15-b Baireuth.

15-c L'Électeur n'abdiqua pas; il se déchargea seulement des soins du gouvernement sur son fils aîné.

15-d C'était le second fils.

15-e Il faut lire : « le père de ce George le Pieux. » Voyez, Rentsch, p. 127 et 131.