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FRÉDÉRIC-GUILLAUME LE GRAND ÉLECTEUR.

Frédéric-Guillaume naquit à Berlin le 6 de février60-a 1620. Il était digne du nom de Grand que ses peuples et ses voisins lui ont donné d'une commune voix. Le ciel l'avait formé exprès pour rétablir, par son activité, l'ordre dans un pays où la mauvaise administration de la régence précédente avait mis une confusion totale, afin d'être le défenseur et le restaurateur de sa patrie, l'honneur et la gloire de sa maison. Le mérite d'un grand roi était uni en lui à la fortune médiocre d'un électeur; au-dessus du rang qu'il occupait, il déploya dans sa régence les vertus d'une âme forte et d'un génie supérieur, tantôt tempérant son héroïsme par sa prudence, et tantôt s'abandonnant à ce bel enthousiasme qui enlève notre admiration. Il rétablit ses anciens États par sa sagesse, et en acquit de nouveaux par sa politique. Il forma ses projets, et lui-même les mit en exécution. Les effets de sa bonne foi furent qu'il assista ses alliés, et les effets de sa valeur, qu'il défendit ses peuples. Dans les dangers imprévus, il<61> trouvait des ressources inopinées; et dans les petites choses, comme dans les affaires importantes, il parut toujours également grand.

L'éducation de ce prince avait été celle d'un héros : il apprit à vaincre dans un âge où le commun des hommes apprend à bégayer ses pensées. Le camp de Frédéric-Henri d'Orange fut son école militaire; il assista aux siéges des forts de Schenk et de Bréda.

Schwartzenberg, ministre de George-Guillaume, connaissant l'esprit transcendant du jeune prince, l'éloigna de la cour de son père, et le tint en Hollande autant qu'il le put, ne sentant pas ses vertus assez pures pour qu'elles soutinssent l'examen d'un surveillant aussi éclairé. Le jeune prince vint cependant trouver son père, malgré le ministre; et il fit avec l'Électeur le voyage de Prusse, où la mort de George-Guillaume le mit en possession de ses États.

Frédéric-Guillaume avait vingt ans lorsqu'il parvint à la régence; mais ses provinces étaient en partie entre les mains des Suédois, qui avaient fait de l'Électorat un désert affreux, où l'on ne reconnaissait les villages que par des monceaux de cendres qui empêchaient l'herbe d'y croître, et les villes, que par des décombres et des ruines. Les duchés de la succession de Clèves étaient en proie aux Espagnols et aux Hollandais, qui en tiraient des contributions exorbitantes, et qui les pillaient sous prétexte de les défendre. La Prusse, que Gustave-Adolphe avait envahie peu de temps auparavant, saignait encore des plaies qu'elle avait reçues durant cette guerre.

Dans des conjonctures aussi désespérées, où son héritage était envahi par tant de souverains, prince, sans être en possession de ses provinces, électeur, sans en avoir le pouvoir, allié, sans avoir d'amis, Frédéric-Guillaume commença sa régence; et dans cette première jeunesse qui, étant l'âge des égarements, rend à peine les hommes capables d'obéissance, il donna des marques d'une sagesse consommée et de toutes ces vertus qui le rendaient digne de commander aux hommes.

<62>Il commença par établir de l'ordre dans ses finances; il proportionna sa dépense à sa recette, et se défit des ministres dont la mauvaise administration avait le plus contribué aux malheurs de ses peuples. Le comte de Schwartzenberg, qui voyait son autorité limitée, se démit de lui-même de ses emplois : il était gouverneur de la Marche, président du conseil, grand chambellan et grand commandeur de Malte. Il avait réuni sur lui toutes les charges importantes; il était plus souverain que son maître; et comme il avait été une créature de la maison d'Autriche, il se réfugia à Vienne, où il mourut la même année.62-a Son fils, qu'il avait fait élire coadjuteur de l'ordre et de la commanderie de Malte, ne fut point reconnu par l'Électeur; ce prince lui fit de plus restituer tous les bailliages appartenant à l'État que le comte son père s'était appropriés.

Après la mort de ce comte, l'Électeur envoya le baron de Burgsdorff à Spandow et à Cüstrin, pour apposer son scellé sur les effets du défunt : les commandants de ces forteresses refusèrent de lui obéir, sous prétexte qu'ils ne dépendaient que de l'Empereur, auquel ils avaient prêté serment. Burgsdorff dissimula; et, sans relever par d'inutiles paroles l'insolence de ce refus, il fit observer Rochow, commandant de Spandow, qu'il saisit un jour que par imprudence il était sorti de sa forteresse. L'Électeur fit trancher la tête à ce sujet rebelle, comme il le méritait;62-b et les commandants de ses autres places, intimidés par cet exemple, se rangèrent incontinent à l'obéissance.

Ladislas, roi de Pologne, donna l'investiture de la Prusse à Frédéric-Guillaume, qui la reçut en personne, et s'engagea de lui payer un tribut annuel de cent vingt mille florins, et de ne faire ni trêve ni paix avec les ennemis de cette couronne. Le baron de Löben<63> reçut celle de l'Électorat de l'empereur Ferdinand III; mais il n'obtint point celle des duchés de la succession de Clèves, parce que les différends pour cette succession n'étaient pas décidés entre les prétendants.

Après avoir satisfait à ces formalités, l'Électeur ne pensa qu'aux moyens de retirer ses provinces d'entre les mains de ceux qui les avaient usurpées; il négocia, et sa politique le fit rentrer dans la possession de ses biens. Il conclut une trêve63-15 pour vingt63-a ans avec les Suédois, qui évacuèrent la plus grande partie de ses États; il paya cent quarante mille écus63-16 aux garnisons suédoises qui tenaient encore quelques villes, et leur fit livrer mille boisseaux de blé par an; il fit de même un traité avec les Hessois, qui lui remirent une partie du pays de Clèves dont ils s'étaient emparés, et il obtint des Hollandais l'évacuation de quelques autres villes.

Les puissances de l'Europe, enfin lassées d'une guerre dont le poids s'appesantissait, et qui de jour en jour devenait plus ruineuse, sentirent toutes un même désir de rétablir la paix entre elles. Les villes d'Osnabrück et de Münster furent choisies comme les lieux les plus propres pour ouvrir les conférences; et Frédéric-Guillaume y envoya ses ministres.

La multitude des matières, la complication des causes, tant d'ambitieux à contenter, la religion, les prééminences, le compromis de l'autorité impériale et des libertés du corps germanique, tout ce chaos énorme à débrouiller occupa les plénipotentiaires jusqu'à l'année 1647, qu'ils convinrent entre eux des articles principaux de la paix.

Nous ne rapporterons point le traité de Westphalie dans toute son étendue, et nous nous contenterons de rendre compte des articles de ce traité qui sont relatifs à celte histoire. La France qui avait<64> épousé les intérêts de la Suède, demandait que ce royaume conservât la Poméranie, en dédommagement des frais que la guerre avait coûtés à Gustave-Adolphe et à ses successeurs : et, quoique l'Empire et l'Électeur refusassent de se désister de la Poméranie, on convint enfin que Frédéric-Guillaume céderait aux Suédois la Poméranie citérieure, les îles de Rügen et de Wollin, les villes de Stettin, de Garz, de Gollnow, et les trois embouchures de l'Oder; ajoutant que si les descendants mâles de la ligne électorale venaient à manquer, la Poméranie et la Nouvelle-Marche retomberaient à la Suède, et qu'en attendant il serait permis aux deux maisons de porter les armes de ces provinces. En équivalent de cette cession, on sécularisa en faveur de l'Électeur les évêchés de Halberstadt, de Minden et de Cammin, dont on le mit en possession, de même que du comté de Hohnstein et de Regenstein; et il reçut l'expectative sur l'archevêché de Magdebourg, dont Auguste de Saxe était alors administrateur. Quant à la religion, on convint que la luthérienne et la calviniste seraient désormais autorisées dans le Saint-Empire romain.

Cette paix, qui sert de base à toutes les possessions et à tous les droits des princes d'Allemagne, dont Louis XIV devint le garant, fut publiée l'année 1648.

L'Électeur, dont on avait ainsi fixé les intérêts, conclut l'année suivante un nouveau traité avec les Suédois pour le règlement des limites, et pour l'acquit de quelques dettes, dont la Suède ne voulut payer que le quart; ce ne fut que l'année 1650 que l'Électorat, la Poméranie et les duchés de Clèves, furent entièrement évacués par les Suédois64-a et par les Hollandais.

Le duc de Neubourg pensa jeter alors les affaires dans la même confusion dont on venait de les tirer avec tant de peine : il s'avisa de persécuter avec rigueur les protestants du duché de Juliers et de<65> Berg; sur quoi Frédéric-Guillaume se déclara leur protecteur, et envoya son général Sparr avec quelques troupes sur le territoire du Duc, lui faisant en même temps proposer un accommodement par la médiation des Hollandais.

Charles IV, duc de Lorraine, prince errant et vagabond, chassé de ses États par la France, et qui avec un petit corps de troupes menait plutôt la vie d'un Tartare que d'un souverain, vint dans ces entrefaites au secours du duc de Neubourg. Son arrivée pensa faire évanouir les dispositions pacifiques des deux partis; on s'accorda cependant : quant à l'ordre des possessions, on s'en tint au traité de Westphalie;65-17 et, quant à la liberté de conscience, à ceux qu'on avait faits depuis l'année 1612 jusqu'à l'année 1647.

Dans ces temps, il arriva en Suède un événement dont la singularité attira les yeux de toute l'Europe : la reine Christine abdiqua la couronne de Suède, en faveur de son cousin Charles-Gustave, prince de Deux-Ponts. Les politiques, qui n'ont l'esprit rempli que d'intérêt et d'ambition, condamnèrent beaucoup cette reine; les courtisans, qui cherchent des finesses partout, débitaient que l'aversion qu'elle avait pour Charles-Gustave, qu'on lui voulait faire épouser, avait poussé cette princesse à quitter la souveraineté; les savants la louèrent trop de ce qu'elle avait renoncé aux grandeurs par amour de la philosophie : si elle avait été véritablement philosophe, elle ne se serait point souillée du meurtre de Monaldeschi, et elle n'aurait point regretté, comme elle le fit à Rome, les grandeurs qu'elle avait quittées. Aux yeux des sages la conduite de cette reine ne parut que bizarre; elle ne méritait ni louange ni blâme d'avoir quitté le trône : une action pareille n'acquiert de grandeur que par l'importance des motifs qui la font résoudre, par les circonstances qui l'accompagnent, et par la magnanimité dont elle est soutenue.

<66>A peine Charles-Gustave fut-il monté sur le trône, qu'il s'occupa des moyens de se signaler par les armes. Il s'en fallait de six ans que la trêve que Gustave-Adolphe avait faite avec la Pologne, ne fût expirée : son dessein était de porter Jean-Casimir, qui depuis l'an 1648 avait été élu roi à la place de Ladislas, à renoncer aux prétentions que la couronne de Pologne formait sur celle de Suède, et à lui céder la Livonie. Frédéric-Guillaume, qui se défiait de Charles-Gustave, pénétra dès lors quels étaient ses desseins; mais pour flatter ce prince, il termina par sa médiation les démêlés que la régence suédoise de Stade avait avec la ville de Brême, relatifs aux libertés de cette ville anséatique.

Les Suédois, qui publiaient que leurs armements ne regardaient que la Russie, demandèrent à l'Électeur ses ports de Pillau et de Memel, de même que Gustave-Adolphe avait demandé à George-Guillaume ses forteresses de Cüstrin et de Spandow. Les conjonctures avaient bien changé depuis ces temps-là; et le prince auquel les Suédois s'adressaient, était bien un autre homme que George-Guillaume : l'Électeur rejeta avec hauteur les demandes qu'on lui avait faites avec indiscrétion, ajoutant que si l'intention du roi de Suède était positivement d'attaquer la Russie, il s'engageait de fournir un corps de huit mille hommes pour cette guerre; d'autant plus que les progrès des Moscovites en Pologne lui faisaient appréhender qu'ils ne s'approchassent de ses frontières. Cette défaite artificieuse fit connaître aux Suédois que l'Électeur n'était ni timide ni dupe.

Il avertit cependant la république de Pologne du danger qui la menaçait; et celle-là le pria de l'assister de son artillerie, de ses troupes et de ses bons conseils. Cette prière fut suivie d'une ambassade, qui demanda sa médiation, afin de hâter son accommodement avec la Suède; et celle-ci, par une autre, qui le pressa de fournir des subsides pour subvenir aux frais de la guerre. L'Électeur, qui connaissait les délibérations tumultueuses de cette république, incertaine<67> dans ses résolutions, légère dans ses engagements, prête à faire la guerre sans en avoir préparé les moyens, épuisée par la rapine des grands et mal obéie par ses troupes, répondit qu'il ne pouvait pas se charger des malheurs qu'il appréhendait, ni sacrifier le bien de ses provinces pour sauver cette république, qui payerait ses services d'ingratitude.

Afin d'assurer la tranquillité de ses États à la veille d'une guerre prête à s'allumer, il fit avec les Hollandais une alliance défensive, qui devait durer huit ans; il rechercha l'amitié de Cromwell, cet usurpateur heureux qui, sous le titre de protecteur de sa patrie, y exerçait un despotisme absolu; il essaya de se lier avec Louis XIV, qui, depuis la paix de Westphalie, était devenu l'arbitre de l'Europe; il flatta de même la hauteur de Ferdinand III, afin de l'engager dans ses intérêts : mais il ne reçut en réponse que de ces vaines paroles dont la politesse des ministres assaisonne l'âpreté des refus; Ferdinand III augmenta ses troupes, et l'Électeur suivit son exemple.

Les soupçons que l'Électeur avait eus des desseins de la Suède, ne tardèrent pas à se confirmer : un corps de Suédois, commandé par le général de Wittenberg, traversa la Nouvelle-Marche sans en avoir fait la réquisition, et marcha vers les frontières de la Pologne : à peine Stenbock attaqua-t-il ce royaume, que deux palatinats de la Haute-Pologne se rendirent à lui.

Comme tout l'effort de la guerre se portait du côté des frontières de la Prusse, l'Électeur y marcha à la tête de ses troupes, afin d'être plus à portée de prendre des mesures, et de les exécuter avec promptitude. Il conclut à Marienbourg une alliance défensive avec les états de la Prusse polonaise, qui roula sur un secours mutuel de quatre mille hommes que se promettaient les parties confédérées, et sur l'entretien des garnisons brandebourgeoises dans Marienbourg, Graudenz et quelques autres villes.

Les Suédois n'étaient pas alors les seuls ennemis de la Pologne :<68> le Czar avait pénétré jusqu'en Lithuanie dès l'année précédente. Cette irruption avait pour prétexte l'omission frivole de quelques titres que la chancellerie polonaise avait oublié de donner au Czar; et il était bien étrange qu'une nation qui ne savait peut-être pas lire, fît la guerre à ses voisins pour la vétille grammaticale d'une adresse de lettre.

Cependant les Suédois, profitant de l'embarras de leurs ennemis, faisaient des progrès considérables; maîtres de la Prusse, ils y prirent des quartiers en s'approchant de Königsberg. Ces entreprises rendaient la situation de l'Électeur plus dure de jour en jour; il touchait au moment qu'il ne pouvait plus conserver sa neutralité sans exposer la Prusse à une ruine inévitable. Comme les Suédois lui avaient fait à plusieurs reprises des propositions avantageuses, il s'attacha à leur fortune, et conclut à Königsberg son traité avec cette couronne, par lequel il se reconnaissait vassal de la Suède, et lui promettait hommage de la Prusse-Ducale, à condition qu'on séculariserait l'évêché de Warmie en sa faveur. Pour fortifier son parti, Frédéric-Guillaume entra en alliance avec Louis XIV, qui lui garantit ses provinces situées le long du Rhin et du Wéser.

Il changea depuis, à Marienbourg, son traité avec les Suédois en alliance offensive. Le Roi et l'Électeur eurent ensuite une entrevue en Pologne, où ils convinrent des projets de leur campagne, et surtout des moyens de reprendre Varsovie des mains des Polonais, qui venaient d'en déloger les troupes suédoises. L'Électeur marcha ensuite par la Mazovie, et joignit l'armée suédoise au confluent du Bug et de la Vistule; les alliés passèrent le Bug en même temps que l'armée polonaise passa la Vistule à Varsovie, de sorte qu'il n'y avait plus d'obstacle qui les séparât.

Les ministres de France, d'Avaugour et de Lombres, se flattaient de concilier les esprits par le moyen de leurs négociations; ils passèrent pour cet effet souvent d'un camp à l'autre : mais les Polonais,<69> fiers de leur nombre,69-18 méprisant les alliés, dont les forces ne montaient qu'à seize mille hommes, rejetèrent avec insolence toutes les propositions que leur firent ces médiateurs.

L'armée polonaise était dans un camp retranché : sa droite s'étendait vers un marais; et la Vistule, qui coulait en ligne transversale de leur dos vers leur gauche, couvrait en même temps cette aile. Charles-Gustave et Frédéric-Guillaume marchèrent à eux le 28 de juillet,69-a de grand matin.

Le Roi, qui menait la première colonne, passa un petit bois, et appuya sa droite à la Vistule; mais le terrain était si étranglé, qu'en se déployant il ne pouvait présenter à l'ennemi qu'un front de douze escadrons et de trois bataillons. Le camp des Polonais était fort de ce côté-là et difficile à attaquer, ce qui obligea le Roi de rester en colonne, et la journée se passa en escarmouches et en canonnades. L'Électeur, qui commandait la gauche, laissa le bois que le Roi avait passé, sur sa droite; et comme la nuit survint, l'armée demeura dans cette position, sans repaître et sans quitter les armes, jusqu'au retour de l'aurore.

Le lendemain, 29, l'Électeur s'empara d'une colline qui était vers sa gauche, d'où il découvrit, au delà de ce petit bois, une plaine propre à étendre ses troupes : il fit défiler sa colonne par sa gauche, en la déployant dans la plaine, et assurant son flanc par six escadrons qui le couvraient. Les Tartares aperçurent ce mouvement, et attaquèrent l'Électeur de tous côtés : mais ils furent repoussés, et son aile se forma entièrement dans la plaine; sur quoi les Tartares firent une nouvelle tentative, qui leur réussit aussi mal que la première, et ils se retirèrent en confusion vers leur camp.

Le Roi, voyant qu'il était impossible d'attaquer le retranchement des ennemis du côté de la Vistule, se prépara à changer sa disposition.<70> L'infanterie polonaise, qui faisait mine de sortir de son retranchement, le contint pendant un temps; mais quelques canons, qu'il mit en batterie vis-à-vis des ouvertures de ce retranchement, firent un si grand effet, que toutes les fois que les troupes polonaises essayèrent de déboucher, elles furent mises en confusion, et contraintes d'abandonner leur entreprise. Pendant ce temps, Charles-Gustave, changeant son ordre de bataille, retira ses troupes par le bois qu'il avait passé la veille, et vint se former sur la plaine, à la gauche des troupes que l'Électeur avait déjà déployées.

L'armée polonaise sortit alors de son retranchement par sa droite, et forma un front supérieur à celui des alliés; elle avait disposé toute sa cavalerie sur sa droite, que couvrait un village garni d'infanterie, qui était flanqué et défendu par une batterie placée sur une éminence. Le roi de Suède se porta avec sa gauche sur leur flanc droit; aussitôt les Polonais mirent le feu au village, l'abandonnèrent, et se rallièrent derrière un village plus en arrière, qu'un marais couvrait. Le Roi les poursuivit, et leur gagna le flanc pour la seconde fois; ce qui produisit de la part des Polonais un nouvel incendie de village, et une nouvelle retraite. Dans ce danger, la cavalerie polonaise fit un effort général : elle attaqua les alliés en flanc, en dos et de front, tout à la fois. Comme toutes les troupes étaient disposées pour les bien recevoir, la réserve repoussa ceux qui venaient par derrière; les troupes qui étaient dans les flancs, ceux qui vinrent de ce côté-là; et le corps de bataille les mit en désordre après quelques décharges, de sorte qu'ils fuyaient de tous les côtés. La nuit déroba pour cette fois une victoire complète aux Suédois; ils attendirent sur le champ de bataille, les armes à la main, que le jour vînt achever leur triomphe.

Le lendemain, de bonne heure, le roi de Suède jugea à propos de changer son ordre de bataille : il forma ses deux premières lignes d'infanterie, et mit sa cavalerie sur la troisième, à l'exception des<71> cuirassiers et des dragons brandebourgeois, que l'Électeur mit à la droite de ses troupes, trouvant l'occasion convenable de s'en servir.

L'ennemi était demeuré en possession d'un bois situé vis-à-vis de la gauche; on y détacha une brigade d'artillerie, soutenue de cinq cents chevaux : après quelques décharges de canons, la cavalerie chassa l'ennemi du bois, et les alliés le firent occuper par deux cents fantassins. Cette opération était d'autant plus nécessaire, que tant que les ennemis restaient maîtres de ce bois, ils protégeaient leur cavalerie, de manière qu'on aurait pu difficilement l'entamer. L'Électeur attaqua alors la cavalerie polonaise, qui était en bataille sur une hauteur, la culbuta dans un marais qu'elle avait à dos, et la dissipa entièrement. L'infanterie ennemie, abandonnée de ses gens de cheval, et ayant perdu ses canons dès la veille, sans attendre les Suédois et les Brandebourgeois, s'enfuit dans une confusion totale; elle passa en hâte la Vistule, dans un si grand désordre, que beaucoup de monde se noya; et ne se croyant pas même en sûreté derrière cette rivière, elle abandonna Varsovie, qui se rendit dès le lendemain aux vainqueurs.

L'armée polonaise perdit six mille hommes dans ces combats différents; et les alliés, fatigués de tant de travaux, et exténués de n'avoir point pris de nourriture depuis trois jours, se trouvèrent hors d'état de poursuivre les vaincus.

Jean-Casimir avait assisté en personne à la défaite de ses troupes; la reine son épouse et quelques-unes des premières sénatrices de ce royaume en avaient été les spectatrices du pont de la Vistule : mais elles ne servirent qu'à multiplier les embarras, la confusion et la honte d'une déroute totale.

Après que l'armée victorieuse eut pris quelque repos, elle fit une marche de six milles d'Allemagne à la poursuite des Polonais; mais l'Électeur laissa quelques troupes aux ordres du roi de Suède, et retourna en Prusse avec le gros de son armée, pour en chasser des Tartares qui y faisaient des incursions. Comme il remarquait le besoin<72> extrême que Charles-Gustave avait de son assistance, il se servit de cette conjoncture avec tant d'habileté, qu'il obtint l'entière souveraineté de la Prusse par le traité de Liebau;72-a la Suède ne se réserva que la succession éventuelle de ce duché. L'Électeur notifia à l'Empereur le gain de la bataille de Varsovie; mais Ferdinand III, qui appréhendait encore les Suédois, qui voyait à contre-cœur la bonne intelligence qui régnait entre eux et les Brandebourgeois, et qui de plus enviait les succès brillants de ces deux héros, se contenta de lui répondre : « Qu'il plaignait les Polonais d'avoir affaire à deux aussi braves princes. »

L'Empereur, qui était alors en paix avec tous ses voisins, crut qu'il était de sa dignité de se mêler des troubles de la Pologne, soit pour défendre ce royaume, soit pour abaisser le roi de Suède, soit pour en profiter lui-même : il envoya Hatzfeld à la tête de seize mille hommes au secours de cette république. Le Danemark épousa également les intérêts de la Pologne, en haine de la Suède. Cette ligue puissante devenait pour Gustave un présage certain de l'inconstance de la fortune. Ferdinand III, non content d'assister les Polonais de ses troupes, voulut les délivrer d'un ennemi redoutable, et il sollicita Frédéric-Guillaume, dans les termes les plus pressants, de se détacher des Suédois.

L'Électeur, pressé de tous les côtés, se résolut de prévenir les lois de la nécessité : il se prêta de bonne grâce à ce qu'il n'était pas en état de refuser; et, prévoyant que l'Empereur et le roi de Danemark pouvaient le contraindre de quitter le parti des Suédois en faisant une irruption dans ses États d'Allemagne, il signa à Wehlau sa paix avec les Polonais. Cette couronne reconnut la souveraineté de la Prusse; elle lui céda les bailliages de Lauenbourg et de Bütow, en dédommagement de l'évêché de Warmie; la ville d'Elbing lui fut engagée moyennant une somme d'argent; et la succession de Prusse fut<73> étendue sur ses cousins les margraves de Franconie; la Pologne et le Brandebourg se promirent un secours réciproque de deux mille hommes; l'Électeur évacua toutes les villes dépendantes de cette république où il avait garnison : et ce traité important fut confirmé à Braunsberg.73-a

Comme les anciennes liaisons que l'Électeur avait eues avec la Suède et avec la France, étaient rompues par la paix qu'il venait de faire avec les Polonais, il trouva à propos d'y suppléer par des liaisons nouvelles, et il fit une alliance avec l'Empereur et le roi de Danemark. Par ce traité, Ferdinand III s'engageait de fournir six mille hommes, et Frédéric-Guillaume, un contingent de trois mille cinq cents hommes, à celles des parties contractantes qui pourraient en avoir besoin. L'archiduc Léopold,73-b que dès l'année 1653 son père avait fait élire roi des Romains, malgré la bulle d'or et contre l'intention de la plupart des princes de l'Empire, remplit alors le trône impérial, devenu vacant par la mort de l'empereur Ferdinand III.

Cependant le roi de Suède, irrité de ce que l'Empereur et le roi de Danemark faisaient avorter dès leur naissance les projets qu'il avait sur la Pologne, s'en vengea sur le Seeland, où il fit une irruption, et força le roi de Danemark à signer sa paix à Roeskilde. A peine cette paix fut-elle conclue, que le roi de Danemark la rompit; et le retour de la liberté détruisit l'ouvrage de la contrainte. Frédéric III de Danemark, quoiqu'agresseur, sollicita les secours de l'Empereur et de l'Électeur contre la Suède, et les obtint.

Frédéric-Guillaume, prêt à secourir le roi de Danemark, établit le prince d'Anhalt gouverneur de ses États pendant son absence. Il partit de Berlin à la tête de sa cavalerie et de trois mille cuirassiers<74> impériaux; il força les Suédois qui étaient dans le Holstein, à se retirer au delà de l'Eyder, et mit garnison brandebourgeoise et impériale à Gottorp. Après avoir chassé les Suédois de l'île d'Aland, il mit ses troupes en quartier d'hiver en Jütland.

L'année d'après, il ouvrit la campagne par la prise de Friedrichsodde et de l'île de Fionie;74-a mais l'entreprise qu'il forma sur l'île de Fuynen74-b lui manqua, à cause que huit vaisseaux de guerre suédois dissipèrent les barques chargées de ses troupes de débarquement.

Pour diviser davantage les forces des Suédois, de Souches entra avec les Impériaux et deux mille Brandebourgeois74-19 dans la Poméranie citérieure; lui et Starhemberg s'emparèrent de quelques petites villes de l'île de Wollin, et mirent le siége devant Stettin. Würtz, qui en était commandant, fit une belle défense. La renommée annonça cette expédition en Danemark, où Wrangel commandait les Suédois; il vola au secours de la Poméranie, débarqua à Stralsund, surprit deux cents Brandebourgeois dans l'île d'Usedom, et jeta seize cents hommes de secours dans Stettin. Würtz ne laissa pas languir ce secours dans l'oisiveté; il fit une furieuse sortie, chassa les Impériaux de leurs approches, encloua leur canon, porta la terreur dans leur camp, et les contraignit de lever le siége, qui avait déjà duré quarante-six jours.

La guerre se rapprochait des pays de Brandebourg depuis que Wrangel avait marché en Poméranie; ce qui porta l'Électeur à quitter le Jütland. Il suivit Wrangel; il prit Warnemünde et Tribbesées, battit en personne un détachement de trois cents chevaux auprès de Stralsund, et finit sa campagne par la prise de Demmin.

Tandis que la guerre se faisait vivement dans le Holstein et en Poméranie, les Suédois avaient délogé les Polonais du Grand et du<75> Petit-Werder et de la ville de Marienbourg dans la Prusse-Royale : ils en furent chassés l'année d'après par les Impériaux et les Polonais; et Polentz, général75-a de l'Électeur, fit une irruption en Courlande, où il leur prit quelques villes.

Il est nécessaire d'ajouter, pour le plus grand éclaircissement de ces faits militaires, que la plupart des villes qui soutenaient des siéges alors, ne résisteraient pas vingt-quatre heures à la manière dont on les attaque à présent, à moins qu'elles ne fussent soutenues par une armée entière.

Charles-Gustave mourut à la fleur de son âge, parmi le trouble et les agitations où il avait plongé le Nord. La minorité de son fils Charles XI, qui avait cinq ans, modéra l'instinct belliqueux des Suédois, accoutumés à être animés par l'exemple de leurs maîtres. Jean-Casimir, roi de Pologne, avait abdiqué presque en même temps la couronne,75-b et les Polonais avaient élu à sa place Michel Korybut. Après la mort du roi de Suède et l'abdication du Polonais, les animosités cessèrent de part et d'autre.

Les parties belligérantes, qui soupiraient après la paix, ne demandaient que leur sûreté; et comme elles se trouvaient toutes dans les mêmes dispositions, elles convinrent d'ouvrir les conférences dans l'abbaye d'Oliva proche de Danzig. Comme l'ambition n'eut aucune part à ces négociations, elles parvinrent bientôt à une fin heureuse :75-c on garantit à l'Électeur le traité de Braunsberg, et l'on reconnut sa souveraineté sur la Prusse. Les autres puissances convinrent entre elles de rétablir l'ordre des possessions sur le pied qu'elles avaient été avant le commencement de cette guerre.

Les états de la Prusse se soumirent avec peine au traité de Braunsberg ils prétendaient que la Pologne n'avait aucun droit de disposer<76> de leur liberté. Un gentilhomme, nommé Rode,76-a plus séditieux que les autres, fut arrêté; et après que les premiers mouvements de cette révolte se furent apaisés, l'Électeur reçut en personne l'hommage des Prussiens, à Königsberg.

La tranquillité qui régnait dans toute l'Europe, permit à l'Électeur de tourner toute son attention au bien de ses peuples. S'il devenait le défenseur de ses États en temps de guerre, il n'en avait pas moins la noble ambition de leur servir de père en temps de paix : il soulageait les familles ruinées par les ennemis; il relevait les murailles détruites des villes; les déserts devenaient des champs cultivés; les forêts se changeaient en villages, et des colonies de laboureurs nourrissaient leurs troupeaux dans des endroits que les ravages de la guerre avaient rendus l'asile des bêtes sauvages. L'économie rurale, cette industrie si méprisée et si utile, était encouragée par ses soins : on voyait journellement quelques nouvelles créations; et l'on parvint à former le cours d'une rivière artificielle76-b qui, joignant la Sprée à l'Oder, facilitait le commerce de ses provinces, et abrégeait le transport des marchandises tant pour la Baltique que pour l'Océan. Frédéric-Guillaume était plus grand encore par la bonté de son caractère et par son application au bien public, que par ses vertus militaires et sa politique mesurée, qui lui faisaient faire toutes choses de la façon dont il le fallait pour réussir, et dans le temps où elles devaient être faites. La valeur fait les grands héros; l'humanité fait les bons princes.

Durant cette paix, l'Électeur reçut l'hommage éventuel de l'archevêché de Magdebourg, et mit garnison dans cette capitale; il réunit de même à ses domaines la seigneurie de Regenstein, qui était un fief<77> de la principauté de Halberstadt, et maintint ses droits contre les prétentions des ducs de Brunswic.

Après avoir rapporté les soins que l'Électeur prit pour l'intérieur du gouvernement, il sera nécessaire de marquer en peu de mots la part qu'il eut aux affaires générales de l'Europe : il envoya à l'Empereur, que les Turcs attaquaient en Hongrie, un secours de deux mille hommes, sous le commandement du duc de Holstein;77-a il assista de même Michel Korybut, roi de Pologne, dans la guerre qu'il avait à soutenir contre les Infidèles. Ce fut aussi par son entremise que les fils du duc de Lünebourg s'accordèrent touchant l'héritage paternel; et il ajusta avec le duc de Neubourg tous les différends qui restaient à accommoder touchant la succession de Clèves. Les Suédois firent avec lui une alliance défensive, et il conclut à la Haye une quadruple alliance avec le roi de Danemark, la république de Hollande et le duc de Brunswic, à laquelle l'Empereur accéda.

Ces alliances, dont l'objet était d'assurer la tranquillité de l'Allemagne, perdaient de leur force par leur nombre; elles dénotaient trop la supériorité de la France et la faiblesse de l'Empire, dont tant d'États réunis pouvaient à peine s'opposer à la puissance d'un seul monarque.

On vit bientôt combien ces précautions des princes de l'Empire étaient vaines. Louis XIV, qui commençait à régner par lui-même, brûlait d'impatience de signaler son règne par quelque action digne d'attacher sur lui les regards de l'Europe : il marcha à la tête de son armée pour attaquer la Flandre espagnole. Une dot, qui n'avait point été payée à Marie-Thérèse, fournit à la France le sujet d'un manifeste : quoique les raisons ne parussent pas aussi valables à Madrid qu'à Paris, Louis XIV crut procéder selon les règles en envahissant les Pays-Bas espagnols, alors défendus par peu de troupes.

La France, attentive à prévenir les ligues qui se formaient pour<78> le soutien de l'Espagne, crut qu'il lui convenait de ménager l'amitié de l'Électeur; et ce prince promit de ne point se mêler d'une guerre qui en effet lui était étrangère.

Louis XIV s'empara d'une partie de la Flandre espagnole presque sans résistance; l'hiver d'après, il prit la Franche-Comté par les soins du prince de Condé, qui, envieux de la belle campagne que Turenne avait faite en Flandre, voulut le surpasser par celle qu'il fit alors. Les Espagnols, dans ce pressant besoin, eurent recours aux Hollandais, qu'ils avaient autrefois opprimés et méprisés; et cette république les protégea dans cette occasion contre les entreprises du roi de France. De Witt, pensionnaire de Hollande, le chevalier Temple, ministre d'Angleterre, et Dohna, ambassadeur de Suède, résolurent d'arrêter les progrès de Louis XIV : bientôt après, la Suède, la Hollande et l'Angleterre conclurent une alliance à la Haye. Louis XIV dissipa cet orage, en proposant lui-même la paix aux Espagnols; elle se conclut effectivement à Aix-la-chapelle. Les conditions en furent que le Roi garderait les places de la Flandre qu'il avait conquises, et qu'il rendrait la Franche-Comté aux Espagnols. Les Hollandais auraient bien voulu qu'il eût rendu la Flandre; mais quelques soins qu'ils prissent pour y porter ce prince, ce fut d'autant plus inutilement, qu'il était irrité contre les Hollandais, et que, méditant de s'en venger, la Flandre lui devenait d'autant plus nécessaire. Les desseins que Louis XIV formait sur les Provinces-Unies, n'étaient pas si cachés qu'il n'en transpirât quelque chose : ceux qui sont les moins intéressés dans les affaires, y sont souvent les plus clairvoyants. Frédéric-Guillaume prévit que la paix que la France venait de faire avec l'Espagne, pourrait devenir funeste aux Hollandais; il essaya de détourner l'orage qui menaçait cette république. Louis XIV, bien loin d'adopter des sentiments aussi pacifiques, tâcha d'entraîner l'Électeur lui-même dans la guerre qu'il voulait faire aux Hollandais : il chargea de cette commission le prince de Fürstenberg, qui se rendit à Berlin; et ce prince vit avec<79> étonnement un souverain qui préférait les sentiments de l'amitié et de la reconnaissance aux amorces de l'intérêt et aux appas de l'ambition.

Il se forma bientôt une ligue pour le soutien des Provinces-Unies : l'électeur de Brandebourg et celui de Cologne, l'évêque de Münster et le duc de Neubourg, signèrent ce traité à Bielefeld; mais à peine cet engagement fut-il pris, que l'électeur de Cologne et le duc de Neubourg79-a passèrent dans le parti contraire.

La Hollande, attaquée par la France en 1672, harcelée en même temps par l'électeur de Cologne et l'évêque de Münster, était dans une situation à n'oser attendre des secours de la générosité de ses alliés. Les malheureux font une expérience certaine du cœur humain : le déclin de leur fortune est comme un thermomètre qui indique en même temps le refroidissement de leurs amis. Leurs provinces étaient conquises par Louis XIV; leurs troupes, intimidées et fugitives, et la ville d'Amsterdam, sur le point d'être prise : dans cet état, comment osaient-elles espérer qu'un prince eût l'âme assez magnanime pour affronter les hasards que cette république avait à craindre pour elle et pour ses défenseurs, en s'opposant au monarque le plus puissant et le plus heureux de l'Europe, dans le cours triomphant de ses prospérités? Cependant ce défenseur se trouva; et Frédéric-Guillaume eut l'âme assez grande pour conclure une alliance avec cette république, lorsque toute l'Europe comptait la voir submergée par les flots, sur lesquels elle avait régné avec un empire si absolu. Il s'engagea de fournir un corps de vingt mille hommes, dont la moitié devait être à la paye de la République; l'Électeur et la Hollande se promirent de plus de ne point faire de paix séparée avec leurs ennemis. Peu de temps après, l'empereur Léopold accéda à cette alliance.

Cependant les succès rapides de Louis XIV avaient fait changer la forme du gouvernement de Hollande : le peuple, que la calamité<80> publique et les intrigues du prince d'Orange rendaient furieux, accusa le Pensionnaire de tous ses malheurs, et vengea sur les frères de Witt, avec une cruauté inouïe, les maux que la Hollande avait à souffrir. Guillaume d'Orange fut élu stadhouder tumultuairement par le peuple; et ce prince, âgé de dix-neuf80-a ans, devint l'ennemi le plus infatigable que l'ambition de Louis XIV ait eu à combattre.

L'Électeur, parent du nouveau stadhouder, s'empressa de le secourir; à peine eut-il assemblé ses troupes, qu'il s'avança à Halberstadt, où Montécuculi le joignit avec dix mille Impériaux. Il continua incontinent sa marche vers la Westphalie; sur le bruit de son approche, Turenne quitta la Hollande, prit quelques villes dans le pays de Clèves, et vint à sa rencontre à la tête de trente mille Français. La ville de Groningue évacuée par l'évêque de Münster, et le siége de Mastricht levé par les Français, furent les seuls fruits de cette diversion. L'Électeur voulait combattre Turenne, et marcher tout droit au secours des Hollandais : mais Montécuculi, qui avait des ordres secrets de ne point agir offensivement, ne voulut point y consentir; il allégua toute sorte de mauvaises raisons pour en dissuader l'Électeur, qui, n'étant pas assez puissant pour agir avec ses propres forces, fut contraint de se conformer aux intentions de l'Empereur. Il marcha donc du côté de Francfort-sur-le-Main, en donnant avis au prince d'Orange des raisons de sa conduite; cette marche obligea pourtant Turenne de repasser le Rhin à Andernach, et débarrassa les Hollandais de trente mille ennemis.

Turenne aurait été suivi, si la chose n'avait dépendu que de l'Électeur; il avait fait des préparatifs pour passer le Rhin à Nierstein mais Montécuculi s'y opposa hautement, et lui déclara que les Impériaux ne passeraient pas cette rivière. La campagne s'écoula ainsi infructueusement; et l'Électeur prit ses quartiers d'hiver en Westphalie.

<81>Les Français profitèrent de cette inaction : Turenne passa le Rhin à Wésel, s'empara des duchés de Clèves et de la Mark, et s'avança vers le Wéser; et l'évêque de Münster tenta inutilement de prendre Bielefeld. On conseilla à l'Électeur de remettre ses affaires à la décision d'une bataille; le prince d'Anhalt81-a était de cet avis, et le fortifiait de bonnes raisons : il soutint que si Turenne était battu, il serait obligé de repasser le Rhin; et que, s'il était vainqueur, il ne pouvait pas poursuivre les troupes vaincues, à cause qu'il se serait trop éloigné des frontières de la France. L'Électeur penchait assez pour cet avis. C'était un dimanche; et les ministres, autant timides vis-à-vis des Français qu'envieux de la réputation du prince d'Anhalt, engagèrent le prédicant à allonger son discours : le sermon dura près de trois heures;81-b ce qui leur donna le temps d'arranger les choses, de façon que ce projet vint à manquer. Les troupes de l'Empereur refusèrent d'agir; et l'Électeur crut qu'il n'était pas assez fort pour se mesurer seul contre la France, sans le secours de ses alliés.

Ce prince, ne pouvant pas vaincre Turenne par les armes, le vainquit dans cette campagne par générosité. Un Français, nommé Villeneufve, qui était dans le camp de Turenne, offrit à l'Électeur81-c d'assassiner son général : Frédéric-Guillaume eut horreur de ce crime, et avertit Turenne de se garder du traître, ajoutant qu'il embrassait avec plaisir l'occasion de lui témoigner que l'estime qu'il avait pour son mérite, n'était point altérée par le mal que les Français avaient fait souffrir à ses provinces.

Les Hollandais devaient les subsides qu'ils s'étaient chargés de payer; l'Empereur et l'Espagne n'avaient point encore pris parti<82> contre la France, et toutes les provinces que l'Électeur possédait en Westphalie étaient perdues. Tant de raisons, jointes à son impuissance, disposèrent Frédéric-Guillaume à faire son accommodement avec la France : la paix fut conclue à Vossem, et Louis XIV la ratifia dans son camp devant Mastricht. On lui rendit toutes ses provinces, à l'exception des villes de Rees et de Wésel, que les Français gardèrent jusqu'à ce que la paix avec la Hollande fût conclue. L'Électeur promit de ne plus assister les Hollandais, se réservant toutefois la liberté de défendre l'Empire au cas qu'il fût attaqué : le reste de ces articles de paix roulait sur l'indemnisation des dommages qu'avaient faits les troupes françaises, que Louis XIV promit de payer à l'Électeur. Tous les efforts qu'il fit pour disposer le roi de France à comprendre les Hollandais dans cette paix, furent inutiles; il s'était sacrifié pour sauver cette malheureuse république. Si tant de princes plus puissants que lui eussent imité en partie sa générosité, la Hollande aurait été sauvée plus tôt, et l'Électeur ne se serait pas vu contraint de plier sous la puissance du roi le plus formidable de l'Europe.

Louis XIV avait terrassé les Hollandais, obligé leurs alliés à les abandonner, et contenu les deux maisons d'Autriche dans l'inaction; cependant l'arc de triomphe qu'on lui fit ériger devant la porte Saint-Denis pour la conquête de la Hollande, n'était pas encore achevé que cette conquête fut perdue. Les Français avaient occupé trop de places, ce qui affaiblit considérablement leurs armées; ils avaient négligé de s'emparer d'Amsterdam, l'âme de cet État; les Hollandais lâchèrent leurs écluses pour se sauver; Turenne ne put empêcher la jonction du prince d'Orange et de Montécuculi : toutes ces choses jointes ensemble firent perdre aux Français leur avantage, et les contraignirent d'évacuer la Hollande. Louis XIV, afin de regagner la supériorité d'un autre côté, s'empara de la Franche-Comté; Turenne entra dans le Palatinat; ses troupes y commirent des excès énormes. L'Électeur palatin, qui de son château avait vu brûler plusieurs villages, s'en<83> plaignit à la diète; et l'Empereur, qui avait tranquillement vu subjuguer la Hollande, sortit de sa léthargie pour secourir l'Empire : il rompit avec le roi de France; et c'est peut-être la seule guerre que la maison d'Autriche ait entreprise pour la sûreté et la défense de l'Allemagne.

Léopold se joignit à l'Espagne et à la Hollande; et Frédéric-Guillaume s'engagea de conduire seize mille hommes au secours de l'Empire; les Hollandais et les Espagnols lui promirent de le soulager en partie dans l'entretien de ses troupes. Comme Louis XIV attaquait l'Empire, la résolution que l'Électeur prit de le secourir dans cette occasion, n'était point contraire aux engagements qui subsistaient avec la France depuis la paix de Vossem.

Le commencement de cette campagne fut malheureux pour les alliés : le prince d'Orange venait d'être battu à Seneffe par le prince de Condé; Turenne, qui avait passé le Rhin à Philippsbourg, remporta une victoire sur le vieux Caprara, combattit le duc de Lorraine, Charles IV, à Sinzheim, et marcha de là à Holzheim, où il défit Bournonville, qui commandait un gros corps d'Impériaux.

L'Électeur passa le Rhin à Strasbourg, et joignit Bournonville peu de jours après sa défaite : il trouva les généraux qui commandaient cette armée divisés et animés les uns contre les autres, et plus occupés à se nuire qu'à vaincre les ennemis.

Depuis la jonction des Brandebourgeois, l'armée impériale était forte de plus de cinquante mille hommes; l'Électeur, qui cherchait la gloire et qui voulait combattre, pressa Bournonville d'y consentir, mais vainement. L'armée prit le camp de Kochersberg; les Brandebourgeois s'emparèrent du petit château de Wasselnheim; et Turenne, qui méditait un plus grand coup, repassa la Sarre et se retira en Lorraine.

Ainsi se perdit infructueusement cette campagne, où les troupes de l'Empire, manquant de profiter de leur supériorité, laissèrent à<84> leurs ennemis le temps et les moyens de leur porter les coups les plus dangereux. L'Électeur établit ses quartiers depuis Colmar jusqu'à Masmünster, et les Impériaux bloquèrent Brisach.

Turenne était toujours bien fort vis-à-vis d'une armée où régnait la discorde. Il reçut un secours de dix mille hommes de l'armée de Flandre; après avoir reculé comme Fabius, il avança comme Annibal.

L'Électeur avait prévu ce qui devait arriver, et il avait conseillé à Bournonville, à différentes reprises, de resserrer ses quartiers éparpillés. Bournonville était confiant; la retraite des Français l'endormait dans une sécurité dont on ne put pas le faire sortir; il ne voulut jamais consentir à rapprocher ses quartiers. Cependant Turenne passe les défilés de Thann et de Belfort, pénètre dans les quartiers des Impériaux, en enlève deux, fait prisonnier un régiment des dragons brandebourgeois,84-20 bat Bournonville dans le Sundgau auprès de Mühlhausen, et poursuit ce général, qui se joint en hâte à l'Électeur, qui avait assemblé ses troupes à Colmar. Turenne arrive, il présente sa première ligne vis-à-vis du front de ce camp, qui était inattaquable, et le tourne avec la seconde. L'Électeur, posté dans un terrain serré, pris en flanc par Turenne, et contrarié par Bournonville, décampa pendant la nuit, et repassa le Rhin à Strasbourg. Les Impériaux levèrent le siége de Brisach, et les Français devinrent les maîtres de l'Alsace. Frédéric-Guillaume prit ses quartiers en Franconie avec ses Brandebourgeois.

Les mauvais succès que l'Électeur eut dans cette campagne, ne doivent pas surprendre ceux qui connaissent les principes selon lesquels se conduit la cour de Vienne. Les ministres de l'Empereur étaient bien inférieurs aux ministres du roi de France, et Bournonville ne pouvait pas se comparer à Turenne. A Vienne, des ministres qui n'étaient que politiques, dressaient dans la retraite de leur cabinet<85> des projets de campagne qui n'étaient point militaires, et ils prétendaient mener les généraux par la lisière, dans une carrière où il faut voler pour la remplir. A Versailles, des ministres qui savaient que le détail des expéditions militaires n'était pas leur fort, s'en tenaient aux idées générales des projets de campagne, et croyaient les Condé et les Turenne d'assez grands hommes pour s'en rapporter à eux sur la manière de les exécuter.85-21 Les généraux français, presque souverains dans leurs armées, s'abandonnaient à la libre impulsion de leur génie; ils profitaient de l'occasion lorsqu'elle se présentait, au lieu que les ennemis la perdaient souvent par l'envoi de courriers qui demandaient à l'Empereur la permission d'entreprendre des choses qui n'étaient plus faisables à leur retour.

L'Empereur, qui dans ses armées décorait l'Électeur de la représentation, ne mettait sa confiance qu'en ses propres généraux : de là vint que Montécuculi fit manquer les projets de la campagne de 1672, et que Bournonville fut cause des malheurs qu'on éprouva en Alsace. Le conseil de Vienne, qui n'était point sur les lieux, intimidé par la perte des batailles de Seneffe, de Sinzheim et de Holzheim, pensait que l'Allemagne serait perdue s'il risquait la quatrième; ajoutons à cela la mésintelligence des généraux de l'Empereur : et ces raisons prises ensemble firent que Frédéric-Guillaume ne parut jamais aussi admirable à la tête des Impériaux qu'à la tête de ses propres troupes.

Pendant que Turenne assurait les frontières de la France par son habileté, le conseil de Louis XIV travaillait à le débarrasser d'un ennemi dangereux; et, afin de séparer Frédéric-Guillaume des Impériaux, la France lui suscita une diversion qui le rappela dans ses propres États.

Quoiqu'en 1673 la Suède eût fait une alliance défensive avec l'Élec<86>teur, la France trouva le moyen de la rompre, et Wrangel entra dans les Marches de Brandebourg à la tête d'une armée suédoise. Le prince d'Anhalt, qui en était gouverneur, se plaignit amèrement de cette irruption : Wrangel se contenta de lui répondre que les Suédois se retireraient avec leurs troupes, dès que l'Électeur aurait fait sa paix avec la France. Le prince d'Anhalt informa l'Électeur de la désolation de ses États, et des pillages que les Suédois y exerçaient; et comme il avait trop peu de troupes pour se présenter devant une armée, l'Électeur approuva qu'il se renfermât dans Berlin pour y attendre son arrivée.

Tandis que les troupes brandebourgeoises se refaisaient des fatigues de la campagne d'Alsace dans les quartiers d'hiver de la Franconie, les paysans de la Marche, désespérés des vexations des Suédois, s'attroupèrent et remportèrent quelques avantages sur leurs ennemis. Ils avaient formé des compagnies; l'on voyait sur leurs drapeaux le nom de l'Électeur, avec cette légende :

« Pour le prince et pour la patrie,
Nous sacrifierons notre vie. »

Wrangel, qui tenait pourtant une espèce d'ordre parmi les Suédois, tomba malade; et son inaction augmenta les concussions et les pillages : les églises n'étaient point épargnées; et l'avidité intéressée du soldat le poussa aux plus grandes cruautés.

Les Marches qui soupiraient après leur libérateur, ne l'attendirent pas longtemps : Frédéric-Guillaume, qui se préparait à se venger de la mauvaise foi des Suédois, partit de ses quartiers de la Franconie, et arriva le 11 de juin86-a à Magdebourg. Il fit fermer les portes de cette forteresse incontinent après son arrivée, et il usa de toutes les précautions possibles, pour dérober aux ennemis les nouvelles de son approche. L'armée passa l'Elbe vers le soir,86-b et arriva par des chemins<87> détournés, la nuit d'après, aux portes de Rathenow. Il fit avertir de son arrivée le baron de Briest,87-22 qui était dans cette ville, et concerta avec lui en secret les moyens de surprendre les Suédois.

Briest s'acquitta habilement de sa commission : il donna un grand souper aux officiers du régiment de Wangelin, qui étaient en garnison à Rathenow;87-a les Suédois s'y livrèrent sans retenue aux charmes de la boisson; et, pendant qu'ils cuvaient leur vin, l'Électeur fit passer la Havel sur différents bateaux à des détachements d'infanterie, pour assaillir la ville de tous les côtés. Le général Derfflinger, se disant commandant d'un parti suédois poursuivi par les Brandebourgeois, entra le premier dans Rathenow. Il fit égorger les gardes, et en même temps toutes les portes furent forcées; la cavalerie nettoya les rues, et les officiers suédois eurent de la peine à se persuader à leur réveil, qu'ils étaient prisonniers d'un prince qu'ils croyaient encore avec ses troupes dans le fond de la Franconie. Si dans ces temps les postes avaient été établies comme à présent, cette surprise aurait presque été impossible; mais c'est le propre des grands hommes de mettre à profit jusqu'aux moindres avantages.

L'Électeur, qui savait de quel prix sont les moments à la guerre, n'attendit point à Rathenow que toute son infanterie l'eût joint : il marcha avec sa cavalerie droit à Nauen, afin de séparer le corps des Suédois qui était auprès de Brandebourg, de celui qui était auprès de Havelberg. Quelque diligence qu'il fît dans cette conjoncture décisive, il ne put point prévenir les Suédois, qui avaient quitté Brandebourg au bruit de son approche, et s'étaient retirés par Nauen une heure avant qu'il arrivât. Il les suivit avec vivacité; et il apprit par la dépo<88>sition des prisonniers et des déserteurs, que ce corps marchait à Fehrbellin où il s'était donné rendez-vous avec celui de Havelberg.

L'armée brandebourgeoise consistait en cinq mille six cents chevaux; elle n'avait point d'infanterie, et menait cependant douze canons avec elle. Les Suédois comptaient dix régiments d'infanterie et huit cents dragons dans leur camp. Malgré l'inégalité du nombre et la différence des armes, l'Électeur ne balança point d'aller aux ennemis, afin de les combattre.

Le 18 de juin, il marche aux Suédois; il confie seize cents chevaux de son avant-garde au prince de Hombourg,88-a avec ordre de ne rien engager, mais de reconnaître l'ennemi. Ce prince part; et, après avoir traversé un bois, il voit les troupes suédoises campées entre les villages de Hakenberg et de Tarmow, ayant un marais à leur dos, le pont de Fehrbellin au delà de leur droite, et une plaine rase devant leur front. Il pousse les grand'gardes, les poursuit et les mène battant jusqu'au gros de leur corps; les troupes sortent en même temps de leur camp, et se rangent en bataille; le prince de Hombourg, plein d'un courage bouillant, s'abandonne à sa vivacité, et engage un combat qui aurait eu une fin funeste, si l'Électeur, averti du danger dans lequel il se trouvait, ne fût accouru à son secours.

Frédéric-Guillaume, dont le coup d'œil était admirable et l'activité étonnante, fit dans l'instant sa disposition : il profita d'un tertre pour y placer sa batterie; il en fit faire quelques décharges sur les ennemis. L'infanterie suédoise en fut ébranlée; et lorsqu'il vit qu'elle commençait à flotter, il fondit avec toute sa cavalerie sur la droite des ennemis, l'enfonça et la défit. Les régiments suédois du corps et d'Ostrogothie furent entièrement taillés en pièces; la déroute de la droite entraîna celle de la gauche; les Suédois se jetèrent dans des marais, où ils furent tués par les paysans, et ceux qui se sauvèrent, s'enfuirent par Fehrbellin, où ils rompirent le pont derrière eux.

<89>Il est digne de la majesté de l'histoire de rapporter la belle action que fit un écuyer de l'Électeur dans ce combat. L'Électeur montait un cheval blanc; Froben, son écuyer, s'aperçut que les Suédois tiraient plus sur ce cheval, qui se distinguait par sa couleur, que sur les autres : il pria son maître de le troquer contre le sien,89-asous prétexte que celui de l'Électeur était ombrageux; et à peine ce fidèle domestique l'eut-il monté quelques moments, qu'il fut tué, et sauva ainsi par sa mort la vie à l'Électeur.

Ce prince, qui n'avait point d'infanterie, ne put ni forcer le pont de Fehrbellin, ni poursuivre l'ennemi dans sa fuite; il se contenta d'établir son camp sur ce champ de bataille où il avait acquis tant de gloire; il pardonna au prince de Hombourg d'avoir exposé avec tant de légèreté la fortune de tout l'État, en lui disant : « Si je vous jugeais selon la rigueur des lois militaires, vous auriez mérité de perdre la vie; mais à Dieu ne plaise que je ternisse l'éclat d'un jour aussi heureux, en répandant le sang d'un prince qui a été un des principaux instruments de ma victoire! »

Les Suédois perdirent, dans cette journée aussi célèbre que décisive, deux étendards, huit drapeaux, huit canons, trois mille hommes, et grand nombre d'officiers.

Derfflinger arriva avec l'infanterie, les poursuivit le lendemain, fit beaucoup de prisonniers, et reprit, avec leur bagage, une partie du butin qu'ils avaient fait dans les Marches de Brandebourg. L'armée suédoise, qui était fondue et réduite à quatre mille combattants, se retira par Ruppin et Wittstock, dans le duché de Mecklenbourg.

Peu de capitaines ont pu se vanter d'avoir fait une campagne pareille à celle de Fehrbellin. L'Électeur forme un projet aussi grand que hardi, et l'exécute avec une rapidité étonnante : il enlève un quartier des Suédois, lorsque l'Europe le croyait encore en Franco<90>nie; il vole aux plaines de Fehrbellin, où les ennemis s'assemblaient; il rétablit un combat engagé avec plus de courage que de prudence; et, avec un corps de cavalerie inférieur et harassé des fatigues d'une longue marche, il parvient à battre une infanterie nombreuse et respectable, qui avait subjugué par sa valeur l'Empire et la Pologne : par l'habileté de sa conduite, il laisse à juger ce qu'il aurait fait, s'il avait été le maître d'agir en Alsace selon sa volonté. Cette expédition, aussi brillante que valeureuse, mérite qu'on lui applique le Veni, vidi, vici, de César. Il fut loué par ses ennemis, béni par ses sujets; et sa postérité date de cette fameuse journée, le point d'élévation où la maison de Brandebourg est parvenue dans la suite.

Les Suédois, battus par l'Électeur, furent déclarés ennemis de l'Empire, pour l'avoir attaqué dans un de ses membres; s'ils avaient été secondés de la fortune, peut-être auraient-ils trouvé des alliés.

L'Électeur, fort des secours des Impériaux et des Danois, attaqua à son tour les Suédois dans leurs provinces : il entra en Poméranie, et se rendit maître des trois principaux passages de la Peene. Les Brandebourgeois prirent la ville de Wolgast et l'île de Wollin; et Wismar ne se rendit aux Danois qu'après que le prince de Hombourg les eut joints avec un renfort des troupes électorales.

Les intérêts qui liaient également le roi de Danemark et le Grand Électeur dans la guerre qu'ils faisaient aux Suédois, furent resserrés plus étroitement par une alliance qu'ils conclurent ensemble au commencement de l'année 1676.

La forte garnison que les Suédois avaient à Stralsund, incommodée du voisinage des troupes brandebourgeoises, tenta, pendant l'hiver, de les déloger de l'île de Wollin : Mardefeld y passa avec un détachement suédois, et assiégea les troupes électorales qui en défendaient la capitale. La vigilance du maréchal Derfflinger leur fit payer assez cher leur entreprise : il rassembla quelques-uns de ses quartiers, passa dans l'île de Wollin, battit Mardefeld, et l'aurait entièrement<91> défait, si le Suédois n'eût gagné ses vaisseaux en hâte et ne se fût sauvé à Stralsund.

Au commencement de la campagne, la Baltique se vit couverte de deux puissantes flottes, qui bloquèrent les Suédois dans leurs ports, et les empêchèrent d'envoyer des secours en Poméranie : l'une était la flotte que les Hollandais envoyaient au secours des alliés, commandée par l'amiral Tromp, le plus grand marin de son siècle; et l'autre était celle du roi de Danemark, sous les ordres de l'amiral Juel, qui ne le cédait guère en réputation au premier; les capres brandebourgeois se distinguèrent même dans cette campagne, et firent des prises sur les Suédois.

Cette nation, prévoyant qu'il lui serait impossible de résister au nombre d'ennemis qu'elle venait de s'attirer, hasarda quelques propositions de paix, pour détacher l'Électeur de ses alliés, et peut-être même pour le commettre avec eux; voici comme la Suède s'y prit.

Wangelin, qui avait été fait prisonnier à Rathenow, fit quelques ouvertures, promit de grands avantages, et se servit de toutes les séductions de la politique, pour engager l'Électeur à se réconcilier avec la Suède : mais Frédéric-Guillaume, loin d'entrer dans aucune négociation, rejeta loin de lui des propositions aussi contraires à sa gloire. Il se mit à la tête de ses troupes, et prit Anclam, malgré l'opposition qu'y mit le général Königsmarck : il tourna ensuite ses armes victorieuses vers Stettin, qu'il se contenta de bloquer, la saison étant trop avancée pour en faire le siége dans les formes.

La campagne suivante s'ouvrit sur mer par une bataille navale, où la flotte suédoise fut défaite par celle des Danois. Charles XI, qui n'avait été que pupille jusqu'alors, parvenu à l'âge de majorité, commença à paraître comme roi : il se mit à la tête de son armée, et, pour son coup d'essai, il gagna la fameuse bataille de Lund en Scanie, où Christian V fut mis en fuite, après avoir laissé six mille hommes sur la place.

<92>La fortune des Suédois, qui prévalait contre le roi de Danemark, devenait impuissante contre l'Électeur; cette campagne de Poméranie fut pour les Suédois une des plus malheureuses.

L'Électeur, qui pendant l'hiver avait bloqué Stettin, fit ouvrir la tranchée le 6 de juin92-a devant cette place; les Brandebourgeois attaquèrent cette ville par la rive gauche de l'Oder; et les Lünebourgeois, qui s'étaient joints à l'Électeur, poussèrent leurs approches du côté de la rive droite de cette rivière :92-b le siége dura six mois de tranchée ouverte.

Les fortifications de Stettin consistaient dans des boulevards de terre, entourés d'un fossé et défendus par une mauvaise contrescarpe; quelques redoutes étaient ses seuls ouvrages extérieurs. Selon la méthode dont on se sert pour assiéger les places à présent, cette bicoque aurait été incapable de faire une longue résistance : alors les troupes de l'Électeur, accoutumées aux guerres de campagne, n'avaient point l'expérience des siéges; elles étaient excellentes pour des coups de main, mais elles menaient peu de gros canons, peu de mortiers avec elles, et elles manquaient surtout d'habiles ingénieurs.

Stettin capitula le 14 décembre.92-c La garnison était réduite à trois cents hommes; et les relations de ces temps assurent que les assiégeants y perdirent dix mille hommes. Il paraît cependant clairement que ce nombre a été grossi, soit que ces auteurs crussent qu'un siége ne devenait fameux qu'à proportion du monde qu'il coûtait, soit qu'ils fussent trompés eux-mêmes par de fausses nouvelles : les plus grandes forteresses maçonnées, casematées et minées, que de grandes armées assiégent, ne coûtent pas aussi cher aux princes qui les prennent, que ce mauvais retranchement coûta, selon ces auteurs, aux Bran<93>debourgeois. Après la prise de cette ville, les Lünebourgeois se retirèrent chez eux.

Les avantages brillants que l'Électeur remporta sur ses ennemis, ne firent pas sur la cour impériale l'impression favorable à laquelle on devait s'attendre : l'Empereur voulait avoir de faibles vassaux et de petits sujets, et non pas des princes riches et des électeurs puissants. Comme sa politique tendait au despotisme, il comprenait de quelle importance il était de tenir les princes dans la médiocrité et dans l'impuissance; ses conseillers, et entre autres un certain Hocherus, eurent même l'impudence de dire : « Qu'on voyait à Vienne avec chagrin qu'un nouveau roi des Vandales s'agrandît sur les bords de la Baltique. » Ou il fallait le souffrir et se taire, ou il fallait avoir des moyens pour l'empêcher.

Pendant que les expéditions militaires de l'Électeur n'étalaient qu'une suite de prospérités et de triomphes, Louis XIV donnait des lois à l'Europe, et lui prescrivait des conditions de paix. Par le traité de cette année, la France resta en possession de la Franche-Comté, qui lui fut annexée pour jamais, d'une partie de la Flandre espagnole, et de la forteresse de Fribourg. Après que cette paix eut été signée à Nimègue, le prince d'Orange tenta vainement de la rompre, en livrant l'inutile combat de Saint-Denis, où le duc de Luxembourg triompha malgré la ruse et la mauvaise foi de son adversaire. Les Hollandais, en faisant cette paix, avaient pensé à eux et point à leurs alliés. Frédéric-Guillaume leur reprocha leur ingratitude; mais la chose était dès lors sans remède.

La France proposa à l'Électeur de rendre aux Suédois les conquêtes qu'il avait faites sur eux, et de les indemniser des frais de la guerre. Il aurait été difficile que Louis XIV eût prescrit des conditions plus humiliantes à un prince abattu par ses défaites; aussi l'Électeur n'en voulut-il point entendre parler : ses vœux s'élevaient plus haut, et il espérait de conserver par des traités ce qu'il avait acquis<94> par des combats. Il gagna plus par ses négociations à la paix de Westphalie, qu'il ne gagna pendant tout le cours de sa vie par les armes et par ses nombreuses victoires.

La guerre continua en Poméranie : les Suédois enlevèrent sur l'île de Rügen deux détachements, l'un danois, l'autre brandebourgeois, chacun fort de six cents hommes; et le roi de Danemark perdit Christiania et l'île94-a de Blekinge.

La fortune de l'Électeur ou, pour mieux dire, son habileté, n'étant assujettie à aucun hasard, parut dans cette guerre également stable. Il reçut un secours de quatre mille Lünebourgeois, avec lesquels et à l'aide des vaisseaux danois, il fit une descente dans l'île de Rügen, en chassa les Suédois, et leur enleva la Fahrschanze; il s'empara tout de suite de l'île de Bornholm,94-b passa à Stralsund, et fit bombarder cette ville avec tant de vivacité, qu'elle se rendit au bout de deux jours. Il termina enfin cette belle campagne par la prise de Greifswald.

Il semblait que la fortune se plût à fournir des occasions à ce prince, où il pût déployer ses grands talents : à peine avait-il fini sa campagne, qu'il apprit que le général Horn était venu de la Livonie inonder la Prusse avec seize mille Suédois. Il reçut cette nouvelle sans étonnement, et y remédia sans embarras : son esprit fertile en expédients lui fournissait en foule des projets, dont il ne lui restait à faire que le choix et l'application. Il pensa et il exécuta dans le même moment : le général Görtzke fut détaché avec trois mille hommes; il arriva heureusement à Königsberg, où il se joignit à Hohendorff,94-c et se tint dans l'inaction jusqu'à l'arrivée de l'Électeur.

Pour fortifier son parti, Frédéric-Guillaume fit une alliance défensive avec ces mêmes Hollandais qui l'avaient abandonné avec tant<95> de lâcheté : il les dispensa de lui payer les subsides arriérés, leur fit la cession réelle du fort de Schenk, et n'en reçut en récompense que de frivoles garanties, que ces républicains ingrats refusèrent même d'accomplir.

Les Suédois avançaient, en attendant, et faisaient des progrès en Prusse. Ils avaient brûlé en passant le faubourg de Memel, et s'étaient emparés de Tilse et d'Insterbourg; leurs troupes s'étaient étendues, et leurs partis couraient tout le pays.

L'Électeur répara bientôt ces pertes par sa prodigieuse diligence. Le 10 de janvier95-a il part de Berlin, se met à la tête de neuf mille hommes, avec lesquels Derfflinger avait pris les devants; il passe la Vistule le 15,95-b précédé par la terreur de son nom, qui était devenu redoutable aux Suédois. Horn se confond à son approche; il perd l'espérance de résister au vainqueur de Fehrbellin; il se retire, et ses troupes se découragent. Görtzke profite de ce trouble, le suit, le harcèle, le retarde; et ce commencement de désordre fait perdre huit mille hommes aux Suédois. Un grand nombre de paysans qui s'étaient joints au corps de Görtzke, se jetèrent sur les traîneurs et sur ceux qui s'écartaient de l'armée suédoise, les firent prisonniers ou les massacrèrent.

L'Électeur, qui ne perdait pas ses moments dans l'oisiveté, se trouvait sur les bords du Frisch-Haff; il avait fait préparer des traîneaux, sur lesquels il mit95-c toute son infanterie et ses troupes dans l'ordre où elles devaient combattre; la cavalerie à leurs côtés suivait l'Électeur, qui faisait de cette façon étrange et nouvelle sept grands milles d'Allemagne par jour : on était surpris de voir cette course de traîneaux d'une armée sur la glace unie d'un golfe qui, deux mois<96> auparavant, avait été couvert de vaisseaux de toute la terre, que le commerce de la Prusse y attirait. La marche de l'Électeur avec son armée ressemblait au spectacle d'une fête galante et superbe : l'Électrice et toute sa cour étaient avec lui sur des traîneaux; et ce prince était reçu dans tous les endroits où il passait, comme le libérateur de la patrie.

Arrivé à Labiau, il détacha le général Treffenfeldt avec cinq mille chevaux, pour arrêter les Suédois et lui donner le temps de les joindre : il fit le même jour une traite considérable sur le golfe de Courlande, et arriva, le 19 de janvier,96-a avec son infanterie, à trois milles de Tilse, où les Suédois avaient leur quartier. Il apprit le même jour que Treffenfeldt avait battu deux régiments des ennemis auprès de Splitter, et qu'il leur avait pris vingt-huit drapeaux96-23 et étendards, deux paires de timbales et sept cents chariots de bagage.

Les Suédois, battus par Treffenfeldt, harcelés par Görtzke, et intimidés par le voisinage de l'Électeur, abandonnèrent Tilse, et se retirèrent du côté de la Courlande. Görtzke atteignit leur arrière-garde, forte de quatorze cents hommes, entre Schulzenkrug96-b et Coadjuthen, et la défit entièrement.96-c Il revint d'un côté, et Treffenfeldt de l'autre,<97> tous deux chargés de trophées, ramenant le butin que les ennemis avaient fait, et conduisant avec eux grand nombre de prisonniers. La retraite des Suédois ressemblait à une déroute; de seize mille qu'ils étaient, à peine trois mille retournèrent-ils en Livonie. Ils étaient entrés en Prusse comme des Romains; ils en sortirent comme des Tartares.

Ainsi se termina cette expédition, unique dans son espèce, dans laquelle le génie de l'Électeur se déploya tout entier, où ni la rigueur de la saison dans ce climat sauvage, ni la longueur du chemin de l'Oder jusqu'aux frontières de la Livonie, ni les fatigues, le nombre des ennemis, où rien enfin ne l'arrêta. Cette campagne si bien projetée, si bien exécutée, ne valut à l'Électeur que de la réputation : c'est la monnaie des héros; mais ce n'est pas toujours celle dont les princes se contentent.

Les ennemis de Frédéric-Guillaume l'avaient attiré de l'Alsace dans la Marche, et de la Poméranie en Prusse : à peine en eut-il expulsé les Suédois, que les cris de ses sujets lui annoncèrent que trente mille Français, sous les ordres du général Calvo, étaient entrés dans le duché de Clèves.

Louis XIV insistait sur l'entier rétablissement des Suédois, et rien ne put le fléchir sur cet article; Colbert rejeta avec hauteur toutes les propositions que lui avaient faites les ministres de l'Électeur. La partie devenait trop inégale; l'électeur de Brandebourg et le roi de Danemark, qui étaient restés les seuls champions dans la lice, ne pouvaient pas l'emporter de haute lutte sur Charles XI et sur Louis XIV ensemble : malgré la répugnance que l'Électeur avait de se désister de ses conquêtes, il fit pour quinze jours une trêve avec les Français, et leur remit les villes de Wésel et de Lippstadt jusqu'à l'entière conclusion de la paix.

Ce terme s'étant écoulé sans qu'on eût pu convenir de rien, Créqui entra avec dix mille hommes dans la principauté de Minden : les<98> Lünebourgeois l'y joignirent; et ces troupes renfermèrent conjointement entre elles et le Wéser un corps brandebourgeois que le général Spar98-a commandait : c'était le même régiment de dragons fait prisonnier en Alsace, qui fut pris auprès de Minden pour la seconde fois; depuis, l'Électeur le supprima entièrement.

Frédéric-Guillaume, abandonné par l'Empereur, et ne recevant que des refus de la part des Hollandais, qui étaient bien éloignés de remplir leur garantie, résolut enfin de s'accommoder. Il envoya le baron de Meinders98-b à Saint-Germain-en-Laye, où la cour de France se tenait, et où l'on convint, après beaucoup de difficultés, des conditions suivantes, à savoir : que le traité de Westphalie servirait de base à cette paix; que l'Électeur aurait en propriété tous les péages des ports de la Poméranie ultérieure, avec les villes de Cammin, Garz, Greifenberg98-c et Wildenbruch. Il consentit de son côté à remettre les Suédois en possession de toutes les conquêtes qu'il avait faites sur eux, et à ne point assister le roi de Danemark; moyennant quoi, la France évacua ses provinces de Westphalie, et lui paya trois cent mille ducats, pour l'indemniser des dommages que les troupes de Créqui avaient faits dans ses États.

Cette paix ainsi conclue et ratifiée, fut mise en exécution sans qu'aucun incident en suspendît l'accomplissement. Le roi de Danemark ne tarda point à suivre l'exemple de l'Électeur : il fit sa paix avec la France et la Suède à Fontainebleau; avec cette différence, que l'Électeur y trouva du moins quelques avantages, et que le roi de Danemark, pour avoir attendu trop longtemps, n'en profita en aucune manière.

La paix de Saint-Germain termina les exploits militaires de Frédéric-Guillaume; ses dernières années furent pacifiques, et s'écou<99>lèrent avec moins d'éclat; cependant son grand génie se manifesta jusque dans les moindres actions de sa vie.

Les vertus de ce prince se modifiaient selon les circonstances où il se trouvait, paraissant tantôt plus héroïques et plus sublimes, tantôt plus douces et plus secourables. Un préjugé assez général fait que la plupart des hommes idolâtrent l'heureuse témérité des ambitieux l'éclat brillant des vertus militaires offusque à leurs yeux la douceur des vertus civiles; ils préfèrent les Érostrates qui brûlent les temples aux Amphions qui élèvent des villes, et les victoires d'Octave au règne d'Auguste. Frédéric-Guillaume était également admirable à la tête de ses armées, où il paraissait comme le libérateur de sa patrie, et à la tête de son conseil, où il administrait la justice à ses peuples. Ses belles qualités lui attiraient la confiance de ses voisins; son équité lui avait élevé une espèce de tribunal suprême qui s'étendait au delà de ses frontières, et d'où il jugeait ou conciliait des souverains et des rois. Il fut choisi médiateur entre le roi de Danemark et la ville de Hambourg; Christian V reçut cent vingt-cinq mille écus de cette ville, qui était une éponge que les Danois pressaient dans le besoin; elle aurait été mise à sec, sans l'appui de Frédéric-Guillaume.

L'Orient rendit un hommage à ce prince, dont la réputation avait pénétré jusqu'aux frontières de l'Asie : Murad Ghérai, kan des Tartares, rechercha son amitié par une ambassade. L'interprète du Budgjak avait un nez de bois et point d'oreilles; et l'on fut obligé d'habiller l'ambassadeur, dont les haillons ne couvraient pas la nudité, avant que de l'admettre à la cour.

L'Électeur, recherché des Tartares, se fit respecter des Espagnols. Cette cour lui devait des subsides dont il ne pouvait obtenir le payement : il envoya vers la Guinée neuf petits vaisseaux dont il s'était servi dans la Baltique; et cette escadre médiocre enleva un gros vaisseau de guerre espagnol, qu'elle conduisit dans le port de Königsberg.

<100>Environ dans ce temps, Frédéric-Guillaume entra en possession du duché de Magdebourg, qui fut à jamais incorporé à l'électorat de Brandebourg, après la mort du dernier administrateur, qui était un prince de la maison de Saxe.

L'Électeur eut depuis, comme directeur du cercle de Westphalie, la commission impériale de protéger les états de l'Ost-Frise contre leur prince, qui les chicanait sur leurs priviléges; et comme il avait le droit de succession éventuelle sur cette principauté, il profita de cette occasion pour mettre garnison brandebourgeoise à Gretsyhl, et il établit à Emden une compagnie de négociants, qui commercèrent en Guinée et y bâtirent le Grand-Friedrichsbourg.

Ces petits progrès n'étaient pas comparables à ceux de Louis XIV : ce monarque avait fait de la paix un temps de conquêtes; il avait établi des chambres de réunion qui, par l'examen d'anciennes chartes et d'anciens documents, lui adjugeaient des villes et des seigneuries, dont il se mettait en possession, sous prétexte que c'était originairement des fiefs ou des dépendances de la préfecture de Strasbourg et de l'Alsace.

L'Empire, épuisé par une longue guerre, se contenta d'en faire par écrit des reproches à Louis XIV; mais l'Électeur, qui n'avait point été compris dans la paix de Nimègue, refusa de signer cette lettre, et conclut une alliance avec l'électeur de Saxe et le duc de Hanovre, pour le maintien de la paix de Westphalie et de Saint-Germain.

Louis XIV, qui ne voulait point être troublé par l'Empereur ni par l'Empire dans ses conquêtes pacifiques, fit jouer des ressorts en Orient, qui ne tardèrent pas à mettre Léopold dans des embarras extrêmes. Il s'en fallait de deux ans que la trêve que les Infidèles avaient faite avec les Chrétiens,100-24 ne fût écoulée : cependant les Turcs, appelés par les protestants de Hongrie, qui s'étaient révoltés contre la<101> maison d'Autriche, vinrent avec une armée formidable jusqu'aux portes de Vienne.

Léopold, qui, de même que les princes de sa maison, n'était pas guerrier, se sauva à Linz, malgré toute sa hauteur. Cependant, Vienne fut secourue par Jean Sobieski, roi de Pologne, un des grands hommes de son siècle; et l'Empereur rentra à Vienne avec moins de gloire que de bonheur. Il ne voulait plier ni devant la France, qui investissait Luxembourg, ni devant le Turc, qui avait assiégé sa capitale, quoique dans l'impuissance de résister à aucun de ses ennemis. Les représentations du Pape, des électeurs de Brandebourg et de Bavière, et des principaux princes de l'Allemagne, le portèrent enfin à conclure une trêve avec la France, qui fut signée le 15 d'août 1684.101-a

L'Électeur fit, la même année, une alliance avec les cercles de la Basse-Saxe et de la Westphalie, pour leur commune défense. On y stipula que les princes qui rassembleraient les troupes confédérées, tireraient des contributions des États voisins; ces traits caractérisent trop les mœurs de ces temps-là pour les omettre.

L'Électeur avait des prétentions sur les duchés de Jägerndorf, Ratibor, Oppeln, Brieg, Wohlau et Liegnitz, situés en Silésie : ces duchés lui étaient dévolus en toute justice par des traités de confraternité faits avec les princes qui les avaient possédés, et confirmés par les rois de Bohême. Il se flatta d'avoir trouvé une conjoncture favorable pour demander à l'Empereur qu'il fît justice à ses prétentions, et il sollicita en même temps l'investiture de Magdebourg. Léopold, qui ne connaissait de droits que les siens, de prétentions que celles de la maison d'Autriche, et de justice que sa fierté, accorda ce qu'il ne pouvait pas refuser, c'est-à-dire l'investiture du duché de Magdebourg. Il fit une tentative pour obtenir deux mille hommes de troupes brandebourgeoises, qu'il voulait faire servir dans la guerre contre les Turcs; mais l'Électeur était trop mécontent de lui, pour les lui<102> accorder : deux mille Brandebourgeois se joignirent aux troupes de Sobieski, et aidèrent les Polonais à repousser les Turcs qui les attaquaient.

Tous les événements semblaient concourir aux avantages de l'Électeur. Louis XIV dont la politique avait protégé les protestants d'Allemagne contre l'Empereur, persécuta ceux de son royaume qui étaient inquiets et remuants, et il troubla la France par la révocation du fameux édit de Nantes. Il se fit une émigration dont on n'avait guère vu d'exemples dans l'histoire : un peuple entier sortit du royaume par esprit de parti, en haine du pape, et pour recevoir sous un autre ciel la communion sous les deux espèces. Quatre cent mille âmes s'expatrièrent ainsi et abandonnèrent tous leurs biens, pour détonner dans d'autres temples les vieux psaumes de Clément Marot; beaucoup enrichirent l'Angleterre et la Hollande de leur industrie; vingt mille Français s'établirent dans les États de l'Électeur. Leur nombre répara en partie le dépeuplement causé par la guerre de trente ans. Frédéric-Guillaume les reçut avec la compassion qu'on doit aux malheureux, et avec la générosité d'un prince qui encourage les possesseurs d'arts utiles à ses peuples. Cette colonie prospéra toujours, et récompensa son bienfaiteur de sa protection; l'électorat de Brandebourg puisa depuis dans son propre sein une infinité de marchandises qu'auparavant il avait été obligé d'acheter de l'étranger.

Frédéric-Guillaume s'aperçut que sa piété le brouillerait avec Louis XIV; et comme on regardait en France de mauvais œil l'asile qu'il avait accordé aux réfugiés, il contracta de nouvelles liaisons avec l'Empereur, et lui envoya, sous la conduite du général Schöning, huit mille hommes, pour s'en servir contre les Turcs en Hongrie. Ces troupes eurent grande part à la prise de Bude; elles acquirent une réputation distinguée à l'assaut général de cette ville, où elles entrèrent des premières. L'Empereur leur refusa cependant, après cette campagne, des quartiers en Silésie, et elles retournèrent hiverner<103> dans la Marche de Brandebourg. En récompense de ce service, l'Empereur céda ensuite le cercle de Schwiebus à l'Électeur, en forme de dédommagement de ses justes prétentions.

Le refuge des Français à Berlin et les secours que l'Électeur avait accordés à l'Empereur, achevèrent d'indisposer Louis XIV contre lui, et il refusa de lui continuer le subside annuel qu'il lui payait depuis la paix de Saint-Germain.

Cependant Louis XIV violait ouvertement la trêve qu'il avait conclue avec l'Empereur, sous prétexte de remplir l'esprit du traité de Nimègue : il s'emparait d'un grand nombre de places de la Flandre; il prit Trèves, et en fit raser les ouvrages; et l'on travaillait à force à relever les fortifications de Huningue; il soutenait les prétentions de Charlotte, princesse palatine, épouse du duc d'Orléans, sur quelques bailliages du Palatinat, droits auxquels elle avait renoncé par son contrat de mariage. Un voisin aussi entreprenant donna enfin l'alarme à l'Allemagne; et les cercles de Souabe, de Franconie et du Bas-Rhin firent une alliance à Augsbourg, pour se garantir des entreprises continuelles que formait l'ambition de ce monarque.

Tant de sujets de plaintes ne purent exciter l'Empereur à s'en faire raison : la guerre des Turcs rendait Léopold circonspect, et le gouvernement faible d'Espagne ne sortait point de sa léthargie. Nous verrons cependant, dans la suite, que l'élection du prince de Fürstenberg, que le chapitre de Cologne fit par les intrigues de la France, obligea enfin l'Empereur de rompre avec un voisin dont les entreprises ne gardaient aucunes mesures, et qui ne connaissait aucunes bornes à sa puissance.

L'Électeur ne vit point le commencement de cette guerre. Il accorda, pour la seconde fois, sa protection à la ville de Hambourg, que le roi de Danemark assiégeait en personne : ses envoyés, Paul Fuchs et Schmettau, firent consentir Frédéric V à lever son camp de devant cette ville, et à rétablir toutes les choses sur le pied où elles étaient<104>avant cette nouvelle entreprise. Environ dans ce temps, le duc de Weissenfels s'accorda avec l'Électeur sur les quatre bailliages démembrés du duché de Magdebourg, dont ce duc était en possession : l'Électeur acheta celui de Bourg pour trente-quatre mille écus, et renonça aux prétentions qu'il avait sur ceux de Querfurt, Jüterbog et Dahme.

Le Nord fut sur le point d'être troublé inopinément par les différends que le roi de Danemark eut avec le duc de Gottorp, touchant la paix de Roeskilde, par laquelle le roi de Suède, Charles-Gustave, avait procuré à ce duc l'entière souveraineté de ses États : les Danois, en haine de cette paix, chassèrent ce prince du Schleswig, et déclarèrent qu'ils étaient résolus de conserver la possession de ce duché comme celle du Danemark même. L'empereur Léopold voulut se mêler de ces différends : mais le roi de Danemark ne consentit à s'en remettre de ses intérêts qu'entre les mains de l'électeur de Brandebourg. On tint des conférences à Hambourg et à Altona; Frédéric V offrit au duc de Gottorp de lui céder de certains comtés dont les produits égaleraient les revenus du Schleswig, à l'exception de la souveraineté; le Duc refusa ces offres. L'Électeur n'eut point la satisfaction de conclure l'accommodement, et la mort termina sa régence glorieuse.

Frédéric-Guillaume avait été attaqué de la goutte depuis longtemps; cette maladie dégénéra par la suite en hydropisie : il sentit les progrès de son mal, et vit les approches de la mort avec une fermeté inébranlable. Deux jours avant sa fin, il fit assembler son conseil : après avoir assisté aux délibérations, et avoir décidé toutes les affaires avec un jugement sain et une liberté d'esprit entière, il tint un discours à ses ministres, les remercia des fidèles services qu'ils lui avaient rendus, et les exhorta à servir son fils avec ce même attachement; après quoi il s'adressa au Prince électoral, lui exposa les devoirs d'un bon prince, et lui fit une courte analyse de l'état où il laissait ses<105> affaires; il lui recommanda affectueusement de secourir le prince d'Orange dans l'expédition qu'il méditait sur l'Angleterre; il insista surtout sur l'amour et la conservation des peuples qu'il allait gouverner, et les lui recommanda, comme un bon père peut recommander ses enfants en mourant. Il fit ensuite quelques actes de piété, et attendit tranquillement la mort; il expira le 28 d'avril105-a 1688, avec cette indifférence héroïque dont il avait donné tant de marques dans le cours fortuné de ses victoires.

Il eut deux femmes, Henriette105-b d'Orange, mère de Frédéric III qui lui succéda, et Dorothée de Holstein, mère des margraves Philippe, Albert et Louis, et des princesses Élisabeth-Sophie et Marie-Amélie.105-c

Frédéric-Guillaume avait toutes les qualités qui font les grands hommes, et la Providence lui fournit toutes les occasions de les déployer. Il donna des marques de prudence dans un âge où la jeunesse n'en donne que de ses égarements; il n'abusa jamais de ses vertus héroïques, et n'employa sa valeur qu'à défendre ses États et à secourir ses alliés. Il était prévoyant et sage, ce qui le rendait grand politique; il était laborieux et humain, ce qui le rendait bon prince. Insensible aux séductions dangereuses de l'amour, il n'eut de faiblesse que pour sa propre épouse. S'il aimait le vin et la société, c'était cependant sans s'abandonner à une débauche outrée. Son tempérament vif et colère le rendait sujet aux emportements; mais s'il n'était pas maître du premier mouvement, il l'était toujours du second, et son cœur réparait avec abondance les fautes qu'un sang trop facile à émouvoir, lui faisait commettre. Son âme était le siége de la vertu; la prospérité n'avait pu l'enfler, ni les revers l'abattre. Magnanime, débonnaire,<106> généreux, humain, il ne démentit jamais son caractère. Il devint le restaurateur et le défenseur de sa patrie, le fondateur de la puissance du Brandebourg, l'arbitre de ses égaux, l'honneur de sa nation, et pour le dire enfin en un mot, sa vie fait son éloge.

Dans ce siècle, trois hommes attirèrent sur eux l'attention de toute l'Europe : Cromwell, qui usurpa l'Angleterre, et couvrit le parricide de son roi d'une modération apparente et d'une politique soutenue; Louis XIV, qui fit trembler l'Europe devant sa puissance, protégea tous les talents, et rendit sa nation respectable dans tout l'univers; Frédéric-Guillaume, qui avec peu de moyens fit de grandes choses, se tint lui seul lieu de ministre et de général, et rendit florissant un État qu'il avait trouvé enseveli sous ses ruines. Le nom de Grand n'est dû qu'à des caractères héroïques et vertueux : Cromwell, dans sa profonde politique, fut souillé des crimes de son ambition; ce serait donc avilir la mémoire de Louis XIV et de Frédéric-Guillaume, que de mettre leur vie en opposition avec celle d'un tyran heureux.

Ces deux princes étaient regardés, chacun dans sa sphère, comme les plus grands hommes de leur siècle. Leur vie fournit des événements dont la ressemblance est frappante, et d'autres dont les circonstances en éloignent les rapports : comparer ces princes en fait de puissance, ce serait mettre en parallèle les foudres de Jupiter et les flèches de Philoctète; examiner leurs qualités personnelles, en faisant abstraction des dignités, c'est mettre en évidence que l'âme et les actions de l'Électeur n'étaient pas inférieures au génie et aux exploits du Monarque.

Ils avaient tous les deux la physionomie prévenante et heureuse, des traits marqués, le nez aquilin, des yeux où se peignaient les sentiments de leur âme, l'abord facile, l'air et le port majestueux. Louis XIV était plus haut de taille; il avait plus de douceur dans son maintien, et l'expression plus laconique et plus nerveuse : Frédéric-Guillaume avait contracté aux universités de Hollande un air plus<107> froid et une éloquence plus diffuse. Leur origine est également ancienne : mais les Bourbons comptaient au nombre de leurs aïeux plus de souverains que les Hohenzollern; ils étaient rois d'une grande monarchie, qui avait eu longtemps des princes parmi leurs vassaux : les autres étaient électeurs d'un pays peu étendu, et alors dépendant en partie des empereurs.

La jeunesse de ces princes eut une destinée à peu près semblable; le Roi, mineur, poursuivi dans son royaume par la Fronde et les princes de son sang, fut, d'une montagne éloignée, le spectateur de ce combat que ses sujets rebelles livrèrent à ses troupes au faubourg Saint-Antoine : le Prince électoral, dont le père avait été dépouillé de ses États par les Suédois, fugitif en Hollande, fit son apprentissage de la guerre sous le prince Frédéric-Henri d'Orange, et se distingua aux siéges des forts de Schenk et de Bréda. Louis XIV, parvenu à la régence, soumit son royaume par le poids de l'autorité royale : Frédéric-Guillaume, succédant à son père dans un pays envahi, rentra en possession de son héritage à force de politique et de négociations.

Richelieu, ministre de Louis XIII, était un génie du premier ordre; des mesures prises de longue main, soutenues avec courage, jetèrent les fondements solides de grandeur sur lesquels Louis XIV n'eut qu'à bâtir : Schwartzenberg, ministre de George-Guillaume, était un traître, dont la mauvaise administration contribua beaucoup à plonger les États de Brandebourg dans l'abîme où les trouva Frédéric-Guillaume lorsqu'il parvint à la régence. Le monarque français est digne de louange, pour avoir suivi le chemin de la gloire que Richelieu lui avait préparé : le héros allemand fit plus, il se fraya le chemin seul.

Ces princes commandèrent tous deux leurs armées : l'un, ayant sous lui les plus célèbres capitaines de l'Europe; se reposant de ses succès sur les Turenne, les Condé, les Luxembourg; encourageant l'audace et les talents, et excitant le mérite par l'ardeur de lui plaire.<108> Il aimait plus la gloire que la guerre; il faisait des campagnes par grandeur; il assiégeait des villes, mais il évitait les batailles. Il assista à cette campagne fameuse dans laquelle ses généraux enlevèrent toutes les places de Flandre aux Espagnols; à la belle expédition par laquelle Condé assujettit la Franche-Comté, en moins de trois semaines, à la France; il encouragea ses troupes par sa présence, lorsqu'elles passèrent le Rhin au fameux gué du Tolhuys, action que l'idolâtrie des courtisans et l'enthousiasme des poëtes fit passer pour miraculeuse. L'autre, n'ayant qu'à peine des troupes, et manquant de généraux habiles, suppléa lui seul par son puissant génie aux secours qui lui manquaient : il formait ses projets et les exécutait; s'il pensait en général, il combattait en soldat; et par rapport aux conjonctures où il se trouvait, il regardait la guerre comme sa profession. Au passage du Rhin j'oppose la bataille de Varsovie, qui dura trois jours, et dans laquelle le Grand Électeur fut un des principaux instruments de la victoire. A la conquête de la Franche-Comté j'oppose la surprise de Rathenow, et la bataille de Fehrbellin, où notre héros, à la tête de cinq mille cavaliers, défit les Suédois, et les chassa au delà de ses frontières; et, si ce fait ne paraît pas assez merveilleux, j'y ajoute l'expédition de Prusse, où son armée vola sur une mer glacée, fit quarante milles en huit jours, et où le nom seul de ce grand prince chassa, pour ainsi dire, sans combattre, les Suédois de toute la Prusse.

Les actions du Monarque nous éblouissent par la magnificence qu'il y étale, par le nombre de troupes qui concourent à sa gloire, par la supériorité qu'il acquiert sur tous les autres rois, et par l'importance des objets, intéressants pour toute l'Europe : celles du Héros sont d'autant plus admirables, que son courage et son génie y font tout, qu'avec peu de moyens il exécute les entreprises les plus difficiles, et que les ressources de son esprit se multiplient à mesure que les obstacles augmentent.

Les prospérités de Louis XIV ne se soutinrent que pendant la vie<109> des Colbert, des Louvois, et des grands capitaines que la France avait portés : la fortune de Frédéric-Guillaume fut toujours égale, et l'accompagna tant qu'il fut à la tête de ses propres armées. Il paraît donc que la grandeur du premier était l'ouvrage de ses ministres et de ses généraux, et que l'héroïsme du second n'appartenait qu'à lui-même.

Le Roi ajouta par ses conquêtes, la Flandre, la Franche-Comté, l'Alsace et, en quelque façon, l'Espagne à sa monarchie, en attirant sur lui la jalousie de tous les princes de l'Europe : l'Électeur acquit par ses traités, la Poméranie, le Magdebourg, le Halberstadt et Minden, qu'il incorpora au Brandebourg; et il se servit de l'envie qui déchirait ses voisins, de sorte qu'ils devinrent les instruments de sa grandeur.

Louis XIV était l'arbitre de l'Europe par sa puissance, qui en imposait aux plus grands rois : Frédéric-Guillaume devint l'oracle de l'Allemagne par sa vertu, qui lui attira la confiance des plus grands princes. Pendant que tant de souverains portaient impatiemment le joug du despotisme que le roi de France leur imposait, le roi de Danemark et d'autres princes soumettaient leurs différends au tribunal de l'Électeur, et respectaient ses jugements équitables.

François Ier avait essayé vainement d'attirer les beaux-arts en France : Louis XIV les y fixa; sa protection fut éclatante; le goût attique et l'élégance romaine renaquirent à Paris; Uranie eut un compas d'or entre ses mains; Calliope ne se plaignit plus de la stérilité de ses lauriers; et des palais somptueux servirent d'asile aux Muses. George-Guillaume fit des efforts inutiles pour conserver l'agriculture dans son pays : la guerre de trente ans, comme un torrent ruineux, dévasta tout le nord de l'Allemagne. Frédéric-Guillaume repeupla ses États; il changea des marais en prairies, des déserts en hameaux, des ruines en villes; et l'on vit des troupeaux nombreux dans des contrées où il n'y avait auparavant que des animaux féroces. Les arts utiles sont les aînés des arts agréables; il faut donc nécessairement qu'ils les précèdent.

<110>Louis XIV mérita l'immortalité pour avoir protégé les arts : la mémoire de l'Électeur sera chère à ses derniers neveux, parce qu'il ne désespéra point de sa patrie. Les sciences doivent des statues à l'un, dont la protection libérale servit à éclairer le monde : l'humanité doit des autels à l'autre, dont la magnanimité repeupla la terre.

Mais le Roi chassa les réformés de son royaume, et l'Électeur les recueillit dans ses États. Sur cet article, le prince superstitieux et dur est bien inférieur au prince tolérant et charitable; la politique et l'humanité s'accordent à donner sur ce point une préférence entière aux vertus de l'Électeur.

En fait de galanterie, de politesse, de générosité, de magnificence, la somptuosité française l'emporte sur la frugalité allemande; Louis XIV avait autant d'avance sur Frédéric-Guillaume, que Lucullus en avait sur Mithridate.

L'un donna des subsides en foulant ses peuples : l'autre les reçut en soulageant les siens. En France, Samuel Bernard fit banqueroute pour sauver le crédit de la couronne :110-a dans la Marche, la banque des états paya, malgré l'irruption des Suédois, le pillage des Autrichiens et le fléau de la peste.

Tous deux firent des traités et les rompirent, l'un par ambition, l'autre par nécessité : les princes puissants éludent l'esclavage de leur parole par une volonté libre et indépendante; les princes qui ont peu de forces manquent à leurs engagements, parce qu'ils sont souvent obligés de céder aux conjonctures.

Le Monarque se laissa gouverner vers la fin de son règne par sa maîtresse, et le Héros, par son épouse : l'amour-propre du genre hu<111>main serait trop humilié, si la fragilité de ces demi-dieux ne nous apprenait pas qu'ils sont hommes comme nous.

Ils finirent tous deux en grands hommes, comme ils avaient vécu : voyant les approches de la mort avec une fermeté inébranlable; quittant les plaisirs, la fortune, la gloire et la vie, avec une indifférence stoïque; conduisant d'une main sûre le gouvernail de l'État, jusqu'au moment de leur mort; tournant leurs dernières pensées sur leurs peuples, qu'ils recommandèrent à leurs successeurs avec une tendresse paternelle; et ayant justifié, par une vie pleine de gloire et de merveilles, le surnom de Grand qu'ils reçurent de leurs contemporains, et que la postérité leur confirme d'une commune voix.


100-24 Après la bataille de Saint-Gotthard.

101-a A Ratisbonne; la durée en fut fixée à vingt ans.

105-a 29 avril (9 mai, nouveau style).

105-b Louise-Henriette, première femme du Grand Électeur, porte sur toutes les médailles, ainsi que dans les oraisons funèbres, le simple nom de Louise, qu'elle-même a aussi toujours signé.

105-c Les enfants du Grand Électeur ne sont pas tous mentionnés ici; et la naissance de Marie-Amélie est antérieure à celle d'Elisabeth-Sophie.

110-a Le banquier Samuel Bernard laissa à sa mort, arrivée en 1739, la somme de trente-trois millions de livres. Il n'est rapporté nulle part qu'il ait fait banqueroute; mais, dans les embarras financiers amenés par la guerre de succession, flatté et touché à la fois de l'affabilité du Roi à son égard, il donna de plus grandes sommes que ne lui en avait demandées le ministre des finances Desmarest. Il dit à cette occasion « qu'il aimait mieux risquer sa ruine, que de laisser un tel monarque dans l'embarras. »

60-a Le 16 février, nouveau style.

62-a Le comte de Schwartzenberg ne se démit pas de ses charges, mais mourut, de mort naturelle, revêtu de toutes ses dignités, le 4 (14, nouv. style) mars 1641, à Spandow.

62-b Le colonel Maurice-Auguste de Rochow fut en effet arrêté, le 12 mai 1641, et condamné à mort; mais il réussit à s'échapper.

63-15 A Stockholm; Götze et Leuchtmar furent ses envoyés.

63-16 Oui font près de deux cent mille écus de notre monnaie.

63-a Pour deux ans.

64-a On ne fixa définitivement les frontières de la Poméranie que le 14 mai 1653; la Poméranie ultérieure fut évacuée par les Suédois dans le mois de juin de la même année.

65-17 Les duchés de Clèves, de la Mark et de Ravensberg échurent à l'Électeur; Juliers, Berg et Ravenstein, au Duc.

69-18 Ils avaient quarante mille combattants.

69-a Le 18 de juillet, vieux style.

72-a Labiau.

73-a Bromberg.

73-b Ce ne fut point l'archiduc Léopold que son père, l'empereur Ferdinand III, fit élire roi des Romains en 1653, mais son frère aîné Ferdinand IV, roi de Hongrie. Celui-ci étant mort l'année suivante, l'archiduc Léopold, après le décès de son père, fut unanimement élu empereur, en 1658.

74-19 Le comte de Dohna y commandait les troupes de l'Électeur.

74-a Fanöe.

74-b Fünen, en français Fionie.

75-a Colonel.

75-b Ce rapprochement n'est pas d'une exactitude rigoureuse, car Charles X-Gustave mourut le 23 février 1660, et Jean-Casimir abdiqua le 16 septembre 1668.

75-c 23 avril (3 mai, nouv. style) 1660.

76-a Jérôme Roth (c'est ainsi que lui-même écrivait son nom), qui fut détenu à Peitz depuis le mois d'octobre 1662 jusqu'à sa mort, arrivée en 1678, n'était pas gentilhomme; mais il paraît que son fils obtint en Pologne des lettres de noblesse.

76-b 1662 - 1669.

77-a Auguste, duc de Holstein-Plön, alors général-major.

79-a L'évêque de Münster.

80-a Il était alors âgé de vingt-deux ans.

81-a Jean-George, prince régnant d'Anhalt-Dessau, feld-maréchal de l'Électeur.

81-b Ce récit est tiré des nouvelles historiques de l'armée brandebourgeoise-prussienne, consistant en dix feuilles manuscrites, en langue allemande, et envoyées au Roi, d'après son désir, le 14 mars 1747, par le prince régnant Léopold d'Anhalt-Dessau, fils de Jean-George.

81-c 10 février 1673. Les documents sont imprimés d'après les originaux dans le Militair-Wochenblatt (Feuille hebdomadaire de l'armée). Berlin, 1836, n° 33.

84-20 Régiment de Spar [Spaen].

85-21 Le cardinal de Richelieu montrant un jour sur une carte l'endroit où Bernard de Weimar devait passer une rivière, le général allemand lui donna sèchement sur les doigts, et lui dit : « M. le cardinal, votre doigt n'est pas un pont. »

86-a Le 21 juin, nouveau style.

86-b 12 (22, nouveau style).

87-22 Il était conseiller de province, et très-attaché à l'Électeur.

87-a Le récit de celte orgie de la soirée du 14 (24, nouv. style) juin, ne repose sur aucun fondement, au moins à l'égard de Briest, car il se trouvait ce jour-là même au quartier général du Grand Électeur, à Hohenseeden, entre Bourg et Genthin, donnant sur l'insouciance des Suédois des renseignements qui décidèrent l'Électeur à marcher aussitôt sur Rathenow. Il parut en effet devant cette ville le 15 (25, nouv. style), un peu après deux heures du matin.

88-a Frédéric II, à la jambe d'argent, landgrave de Hesse-Hombourg.

89-a Jacques-Paul Gundling, dans sa biographie manuscrite du Grand Électeur, composée en 1708 (Ms. boruss. in-fol., n° 167, de la Biblioth. roy. de Berlin), rapporte ce fait de la même manière.

92-a Le Theatrum europaeum, t. XI, p. 1038, et les autres sources, diffèrent sur cette date.

92-b Les Brandebourgeois et les Lünebourgeois attaquèrent également Stettin par la rive gauche de l'Oder, mais les premiers, au-dessus de la ville, et les derniers, au-dessous.

92-c Le 27 décembre 1677 est indiqué sur toutes les médailles comme le jour de la capitulation de Stettin et de l'entrée triomphale du Grand Électeur.

94-a Le district.

94-b Dänholm.

94-c Gaspard de Hohendorff, colonel de cavalerie.

95-a Le 30 décembre 1678 (9 janvier 1679, nouveau style).

95-b L'Électeur passa la Vistule le 10 (20, nouv. style) janvier.

95-c Le 16 (26, nouv. style), il fit le trajet de Carben à Königsberg; le 18 (28, nouv. style), de Königsberg à Labiau.

96-23 Ou les Suédois étaient extrêmement fondus, pour avoir eu tant de drapeaux auprès d'un corps aussi faible, ou il s'est glissé quelque faute de nombre; j'aurais hésité de rapporter ce fait, s'il n'était pas constaté par différentes relations qui se trouvent dans les archives royales. [D'après le rapport fait par le Grand Électeur aux puissances alliées, et daté de Kuckernese, 24 janvier (3 février, nouv. style) 1679, Treffenfeldt détruisit trois régiments de dragons et un de cuirassiers, mais ne prit que huit étendards aux dragons, avec deux cornettes et deux timbales. Le jour même de l'action, le 20 (30, nouv. style) janvier, Treffenfeldt fut promu au grade de général-major.]

96-a L'Électeur passa la nuit du 19 (29, nouv. style) à Gilge, et n'arriva que le 20 (30, nouv. style) à Kuckernese, à trois milles de Tilse ou Tilsit.

96-b Il n'existe aucun lieu ni établissement du nom de Schulzenkrug, que donnent toutes les éditions; il faut lire vraisemblablement Schanzenkrug, village qui possède un bac, et situé sur la rive droite de la Gilge, à l'endroit où la Memel se partage pour former la Gilge et la Russe. C'est dans cette direction, qu'arrivant de Tilsit et de Splitter, et longeant ce bras de la Memel, les deux généraux Görtzke et Treffenfeldt poursuivirent les Suédois.

96-c Le 21 (31, nouv. style) janvier.

98-a Spaen.

98-b Ce n'est qu'en 1682 que François Meinders fut anobli par l'Empereur; l'Électeur lui confirma son titre de noblesse le 31 août de la même année.

98-c Greifenhagen.