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STANCES IRRÉGULIÈRES SUR LA TRANQUILLITÉ.

Non, ce n'est point au dieu qui répand les pavots,
Au dieu de qui la main pesante
Plonge tout l'univers dans un profond repos,
Que ma muse à peine naissante
Prétend consacrer ses travaux;
Je laisse aux muses indolentes,
Au haut du Parnasse expirantes,
Tout l'honneur d'invoquer ce léthargique dieu.
Qui veut monter sur le Parnasse
Doit choisir la première place :
Entre bon ou mauvais il n'est point de milieu.

Pour moi, je chanterai ce dieu rempli de charmes,
Ce père des plaisirs, l'ennemi des alarmes,
Qui préfère les oliviers
Aux rameaux précieux des palmes triomphantes,
Et qui refuse les lauriers
Lorsque leurs feuilles sont sanglantes.
<72>O vous, plaisir charmant, douce tranquillité,
Nous recevons de vous les vrais biens de la vie;
Dans votre calme heureux, la haine ni l'envie
N'interrompent jamais notre félicité.

Qu'importent les grandeurs, présents de la fortune?
Qu'importe de Crésus l'inutile trésor?
Le sage fuit des rois la faveur importune,
Les biens sont le jouet du sort.
Ces noms si fastueux, qui font trembler la terre,
D'arbitres des humains, de foudres de la guerre,
Ces noms, à qui l'erreur érige des autels
Qui sont le digne prix des fléaux des mortels,
S'achètent par le sang, le meurtre et le carnage.

Remarquez ce héros si fier de son courage,
Dont l'intrépide cœur méprise le danger,
Qui brave mille morts au front de son armée,
Et qui dans le péril brûle de s'engager :
Dans le fond de son cœur, il craint la renommée
Et ce que l'univers de lui pourra juger.

Qu'auraient fait les vainqueurs des Gaules et d'Asie,
Vous, Alexandre, et vous, César,
Sans de vaillants soldats, prodigues de leur vie,
Et sans le secours du hasard?
L'un, au lieu d'être roi, né pâtre en Macédoine,
N'aurait point renversé le trône de Cyrus;
<73>L'autre, sans l'argent de Crassus,
Sans l'orgueil de Pompée et sans le bras d'Antoine,
N'aurait point asservi les Romains abattus.

Ces destins sont fameux, mais leur vicissitude
Mêle l'amertume au bonheur :
Quel est donc ce frivole honneur
Qu'on ne doit point à soi, mais à la multitude?

De ces triomphes vains mon cœur n'est plus tenté;
Je plains l'aveuglement profane
Dont la sombre fureur émane
De cet héroïsme entêté.

Ces champs si fortunés où règne l'opulence,
Qui, réchauffés des feux de l'astre des saisons,
Produisent de riches moissons,
Ces champs qu'habitent l'innocence,
La candeur et la tempérance,
Si la guerre venait répandre sa fureur,
Seraient changés soudain en théâtre d'horreur.
La terre abondante et fertile
Présenterait un champ stérile,
Et l'on verrait, dans ces climats,
Les épis moissonnés par d'avides soldats,
Les arbres renversés, les maisons abattues,
Et les violateurs, répandus dans les rues,
Porter partout le fer, la flamme et le trépas.
<74>Ces charmants lieux, témoins des danses ingénues
Dont Julie et Chloé célèbrent leurs plaisirs,
De leur rustique amour expriment les désirs,
Entendraient mille cris élevés jusqu'aux nues,
Capables de nous attendrir,
Des victimes de la patrie,
Que Mars, exerçant sa furie,
Inhumainement fait périr.
Loin de voir ces ébats qui nous donnent la vie,
Un spectacle effrayant viendrait partout offrir
Ceux à qui le fer l'a ravie.

Malheur à l'inhumain qui sentit le premier
De trop d'ambition son âme surmontée,
Et qui du funeste laurier
Cueillit la branche ensanglantée!
Son exemple, à jamais fatal au genre humain,
De l'enfer amena sur terre
Le démon cruel de la guerre,
Armé d'un double front d'airain;
La justice, depuis, avec nous fit divorce,
L'équité disparut, tout plia sous la force,
Et de paisibles rois changés en conquérants,
De la gloire avalant la trop flatteuse amorce,
Furent pirates et brigands.

Pyrrhus, en tentant la fortune,
Gémissait sous le poids d'une ardeur importune;
S'il cherchait des dangers et d'illustres rivaux,
<75>Courant, le fer en main, de contrée en contrée,
Son cœur désirait moins la palme des héros
Qu'il ne se promettait de ses projets nouveaux
Qu'au bout de sa course égarée
Son prix serait le doux repos.

O seul et vrai bonheur! ô seul bien de la vie!
Présent précieux d'Uranie,
Tranquillité d'esprit, difficile à trouver,
Et difficile à conserver,
Ton secours à l'espèce humaine
Fait supporter l'adversité,
Modère la prospérité,
Et calme, dans l'âme hautaine,
L'amour de la vengeance et le feu de la haine.
Ta vertu doit son être à la réflexion,
Mais ta plante belle et tardive
Ne prospère point sur la rive
Que possède l'ambition.

Qu'en vain les volages mortels,
Jouets des passions, jouets de l'inconstance,
Se consument d'impatience,
En prenant les faux biens pour les seuls biens réels;
Qu'en proie à leur incertitude,
Désireux d'obtenir, lassés de posséder,
Ils soient, par leur inquiétude,
Ou par ambition, prêts à tout hasarder :
<76>Pour moi, je veux jouir de ce temps favorable
Sans donner des regrets aux jours qui ne sont plus,
Et sans m'embarrasser, par des soins superflus,
De l'avenir impénétrable.
Pourquoi former de vains projets,
A de fameux revers sujets?
Dans le cours de nos ans, terme si peu durable,
Je veux sur mon chemin du moins semer des fleurs,
Et, peignant tout en beau, rendre ma vie aimable :
La vérité désagréable
Ne vaut pas mes douces erreurs.

Faites 1736. Corrigées à Potsdam, 1750. (Envoyées à Voltaire
le 22 mars 1739.)