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ÉPITRE A MA SŒUR DE BRUNSWIC. QU'IL EST DES PLAISIRS POUR TOUT AGE.

Dans le monde, ma sœur, tout ce qui naît périt;
Une éternelle loi tour à tour y proscrit
Ces générations qui constamment renaissent,
Et sous la main du temps aussitôt disparaissent.
Si la rapidité d'un si prompt mouvement
Ne se fait pas pour nous sentir à tout moment,
C'est qu'on fait chaque jour une perte insensible,
Que chaque homme, entraîné par quelque soin pénible,
Ou rempli d'un dessein dont l'espoir le séduit,
Laisse échapper le temps, qui loin de nous s'enfuit.
Mais à peine le cours de deux lustres s'achève,
Que nos jours écoulés paraissent moins qu'un rêve;
Quand l'âge irrévocable a sillonné nos fronts,
Alors nos yeux surpris découvrent ses affronts.
Comment a disparu le feu de ma jeunesse,
De mes sens enchantés l'impétueuse ivresse,
Ce fonds inépuisable et fertile en désirs,
Ces ailes pour voler de plaisirs en plaisirs?
J'existe, et cependant je ne suis plus le même.
O vérité cruelle, humiliant problème,
<2>Qui, dévoilant les lois de la fatalité,
Aggrave encor mes maux par leur nécessité!
Offusqué des vapeurs de la misanthropie,
Las de perdre en détail les restes de ma vie,
Au point de renoncer à l'espoir du bonheur,
L'amour-propre aussitôt s'empare de mon cœur;
De ce flatteur adroit le discours me console.
Apaise, me dit-il, ce murmure frivole,
Écart séditieux de tes sens révoltés;
Tu perdis moins de biens qu'il ne t'en est resté.
Le printemps de tes jours fait place à leur automne,
Flore, en fuyant tes pas, te confie à Pomone;
Tu promettais jadis, à présent tu produis,
Et, dépouillé de fleurs, tu dois porter des fruits.
Dans ta maturité la raison te décore,
Ton goût, ton jugement vient à peine d'éclore;
Ce fil guida jadis Aristide et Platon,
Trajan, les Antonins, Titus et Scipion.
Que la raison t'éclaire en cet affreux dédale
Où l'intérêt, l'orgueil, l'envie et la cabale
S'empressent d'égarer tes pas mal assurés;
Elle sauva tes jours de périls entourés.
Ta jeunesse a bien pu jeter des étincelles;
Compare leur éclat, leurs beautés peu réelles
A la sagesse enfin, à ce don précieux
Dont Minerve elle-même a fait trophée aux cieux.
J'entendais son discours en répandant des larmes.
Amour, me faudra-t-il renoncer à tes charmes?
Disais-je; et faut-il donc qu'insensible à jamais,
Mes organes usés rejettent tes bienfaits?
Mais cent plaisirs nouveaux s'offrent à ma pensée,
Plus vrais, plus assortis à ma course avancée.
<3>Plions, puisqu'il le faut, sous les lois du destin,
Du couchant d'un jour sombre embellissons la fin;
Près de frapper au but d'une pénible course,
Cherchons pour nos désirs encor quelque ressource;
Couronnons-nous des fleurs du tendre Anacréon.
J'en veux le front paré traverser l'Achéron.
Jusqu'au temps où des morts le nocher me réclame,
Que la sérénité se maintienne en mon âme.
Je renonce au fracas de ces plaisirs fougueux,
Si peu satisfaisants et toujours dangereux;
Vous, molle oisiveté, chansons, douceurs futiles,
Je vous quitte en faveur d'amusements utiles.
Je vis avec les morts; leurs doctes monuments
A d'austères leçons joignent les agréments.
Au coin de mon foyer, tranquille et solitaire,
Je converse avec Lock, Tacite, ou bien Homère;
Si quelque sage vient, je me plais à l'ouïr :
Les talents sont un bien dont l'esprit doit jouir.
Mes organes, flattés des sons de l'harmonie,
Chérissent tous les arts qu'a produits le génie;
J'aime sur le théâtre à voir Sémiramis
Frémir au souvenir de ses crimes commis,
Ou, dans les murs pompeux qu'elle élève à Carthage,
L'amoureuse Didon, dans l'excès de sa rage,
Pour un amant ingrat, mais qui sut la toucher,
Abandonner le trône et courir au bûcher.
Je me plais dans les traits de la vive peinture
Des sentiments qu'en nous a gravés la nature,
Surtout si le poëte a l'excellent secret
De nourrir, d'échauffer, d'accroître l'intérêt,
D'exciter la terreur, d'augmenter mes alarmes,
De m'attendrir au point de répandre des larmes.
<4>Si je n'habite plus cette orageuse cour
Où tant d'illusions environnent l'amour,
Un sentiment plus fin, plus noble et plus solide,
De ce bonheur perdu sait remplacer le vide.
O divine Amitié! présent chéri des deux!
Ce n'est que dans ton temple où vivent les heureux.
J'ai connu le bonheur depuis que dans mon âme
Tu daignas allumer cette pudique flamme;
Ton doux contentement n'est jamais combattu
Par les étroits devoirs qu'impose la vertu.
C'est toi, fille du ciel, dont l'appui secourable
Du déclin de mes jours rend la fin supportable
Par le cœur dont ta main m'a rendu possesseur.
Ce noble sentiment, vous l'éprouvez, ma sœur.
Ce cœur que je chéris, quel est-il? c'est le vôtre;
Lui seul, il me suffit, je renonce à tout autre
Qui, volage, indiscret, habile à m'imposer,
De la vertu se pare afin d'en abuser.
Je trouve tout en vous, esprit, vertu, tendresse,
Et l'indulgent support qu'exige ma vieillesse;
A vous à cœur ouvert je puis me confier.
Quel malheur quand d'amis il faut nous défier!
On sent, on vit en eux, c'est un autre soi-même;
J'existe doublement dans une sœur que j'aime.
Que la jeunesse, aveugle en ses égarements,
Se livre au tourbillon de ses plaisirs bruyants;
Que de cent nouveautés la lanterne magique
Réveille son ennui d'un sommeil léthargique :
Je vois, sans l'envier, prospérer ses beaux jours,
J'ai pour calmer mes maux trouvé d'autres secours;
Vous avez vu, ma sœur, jusqu'où s'étend leur nombre.
Ainsi, sans que les ans me rendent morne ou sombre,
<5>Des faveurs que sur moi le ciel daigna jeter,
En bornant mes désirs, je sais me contenter.
Votre amitié, ma sœur, en est la principale,
C'est un bien qu'à mes yeux aucun autre n'égale;
Daignez me conserver ce trésor précieux,
Et de tous les mortels je suis le plus heureux.
Que m'importe, dès lors, que mes sens s'affaiblissent,
Que mon ardeur s'éteigne, et mes cheveux blanchissent?
Je renonce à l'amour, j'embrasse l'amitié,
Et loin d'être à mes yeux un objet de pitié,
Sans redouter du temps l'irréparable outrage,
J'ai su trouver, ma sœur, des plaisirs en tout âge.

A Potsdam, le 15 de février 1765.