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ÉLÉGIE A MA SŒUR AMÉLIE, POUR LA CONSOLER DE LA PERTE DE MADEMOISELLE HERTEFELD.

Rarement en nos vœux le destin nous seconde,
Les biens avec les maux sont mêlés dans ce monde;
Jupiter, de ses deux tonneaux,
Sans qu'à nos souhaits il réponde,
Les verse sur nous à grands flots.
Rien n'est stable ici-bas, tout se métamorphose;
On naît, on s'affaiblit, le temps nous décompose,
Et ces mutations, ces changements divers
Sont les effets de cette cause
Qui renouvelle l'univers.
Si vous éprouvez des revers,
Si le bonheur vous fuit quand le destin se change,
Songez au moins, ma sœur, que les dieux, en échange,
Ont orné votre esprit des plus précieux dons,
Et qu'à moins de vous faire un ange.
Ils n'ont pu vous donner plus de perfections.
Mais quel que soit l'heureux partage
D'esprit, de vertus, de grandeur,
<38>Dont vous possédez l'avantage,
Dans ce haut degré de splendeur
Qui ne souffre aucun parallèle,
Vous demeurez enfin mortelle,
Comme nous sujette au malheur.
Il n'est, ma sœur, pour se défendre
Contre les caprices du sort.
Que de s'y préparer, de savoir les attendre,
De résister à leur effort.
Mais vous êtes frappée en un endroit sensible,
Votre amitié ressent un mal irrésistible;
O malheur! pour jamais il faut vous séparer
D'un cœur auquel le vôtre avait pu se livrer.
O jeune Hertefeld! l'éclat de votre aurore,
Qui dans mes sens glacés ranimait le plaisir,
N'a pu fléchir ni radoucir
La Mort, qui lentement vous mine et vous dévore;
Je vois son fer tranchant moissonner vos appas;
Tandis que vos amis, que Berlin vous honore,
Vous vous échappez de nos bras.
Les grâces, la beauté, nos soupirs et nos larmes
N'ont donc pu vous fournir des armes
Contre les assauts du trépas!
Telle une tendre fleur à peine encore éclose
Etale en nos jardins son coloris brillant;
Mais, rose, elle a le sort qu'éprouve toute rose,38-a
Elle se fane en un moment.
Des destins rigoureux l'arrêt irrévocable
Marqua les bornes de nos jours,
Et Némésis inexorable
<39>Attend l'instant inévitable,
Pour qu'un coup de ciseau tranche à jamais leur cours.
O mortel aveuglé! mortel plein d'imprudence!
Trop ébloui du merveilleux,
Enivré du plaisir, privé de prévoyance,
Tu formes, insensé, de ridicules vœux.
Tu comptes de remplir un long amas d'années
Par des prospérités l'une à l'autre enchaînées;
Dans ce tableau qu'un rêve à tes yeux vient offrir,
Tu te crois habitant des Iles Fortunées.
Mais un pouvoir fatal règle tes destinées,
Tu ne vis que pour voir souffrir,
Te plaindre, gémir, et mourir;
Après avoir perdu tout ce que ton cœur aime,
Ton tour vient, tu péris toi-même.
Voilà comment l'illusion
Disparaît au flambeau qu'allume la raison.
Le sort du genre humain, au vrai, tel qu'il existe.
De maux et de chagrins rempli,
Serait plus funeste et plus triste
Sans l'aide et le secours du bienfaisant oubli :
Avec une éponge il efface
Des maux les plus cuisants jusqu'à la moindre trace.
Par lui le souvenir en est même aboli.
Rien n'est fait pour durer, le bien et le mal passe.
Mais, ma sœur, si le temps peut calmer la douleur.
S'il bannit à la fin le désespoir, l'horreur
D'une perte vive et récente,
Pourquoi donc la raison, si sage et si prudente,
Ne pourrait-elle pas dominer sur nos sens,
Ramener nos esprits par sa voix éloquente,
<40>Et, tenant lieu pour nous de l'éponge du temps,
Imposer le silence à nos gémissements?
Si tout est arrangé, si tout est nécessaire,
Ce qui se fait a dû se faire;
Dans l'Olympe nos cris ne sont point entendus,
Et les jours qu'on se désespère
Ne sont que des moments perdus.
Passe encor qu'une âme commune,
En des malheurs inattendus,
Succombe sous son infortune;
Mais quand on a reçu du ciel
Le noble cœur d'une héroïne,
Lorsqu'on a comme vous l'âme toute divine,
On dompte les sanglots et le chagrin cruel.
Le monde, dès notre naissance,
Est l'école de la souffrance;
Des instants de prospérités
Sont emportés dans la balance
Par des torrents d'adversités.
Tous les temps ont fourni des spectacles tragiques,
Nos malheurs ont rempli les fastes historiques,
Tant l'homme est né sujet d'un destin ennemi.
Achille aux champs troyens enterra son ami,
Orphée a par deux fois perdu son Eurydice,
Thésée aux sombres bords laissa Pirithoüs,
Pénélope longtemps pleura son cher Ulysse,
La mort de Scipion foudroya Lélius.
Cicéron, désolé du trépas de Tullie,
Prétend que sa tombe ennoblie
Se transforme en un temple où vivront ses vertus,
Et cette attente encor ne put être remplie :
<41>Ses cendres, son tombeau, rien n'en existe plus.
Nous sommes tous soumis à cette loi commune,
Tout homme du malheur sans cesse est menacé;
Le temps présent est tel qu'était le temps passé.
Que n'ai-je point, ô Dieu! souffert de l'infortune!
A quel désastre, ô ciel! m'avez-vous exposé!
De mes pleurs mille fois je me suis arrosé.
O jour de désespoir! jour affreux de colère!
Mes propres yeux ont vu dans l'horreur du tombeau
A pas lents descendre ma mère;
D'une sœur41-1 qui m'était si fidèle et si chère
Je vis pour mon supplice éteindre le flambeau;
Des amis que j'aimais naguère
Se sont évanouis comme une ombre légère,
Et je respire encore, en les ayant perdus.
Mais en vain de leur sort mon cœur se désespère,
Malgré tous mes cris superflus,
On ne ranime point ce qui n'existe plus.
Telle est ma triste expérience;
Je le sens trop, et je connais
L'anéantissement où plonge la souffrance;
Je ne blâme donc point vos vertueux regrets.
Pensez, ma sœur, pensez, en répandant des larmes,
Que l'objet de vos pleurs, ombragé de cyprès,
N'a rien à redouter des terreurs, des alarmes;
Rien ne peut altérer sa paix.
Si j'avais le secret de ranimer sa cendre,
Si son âme pouvait vous voir et vous entendre,
Ah! ma sœur, elle vous dirait :
« Princesse, modérez une douleur si tendre
<42>Pour un fantôme, hélas! qui fuit et disparaît.
Cette douleur un jour peut vous être cruelle,
Un corps débile et faible a tout à craindre d'elle,
Par le chagrin rongeur la santé se tarit;
Si vous en éprouvez l'atteinte la plus frêle,
C'est une blessure mortelle
Pour un frère qui vous chérit. »
A peine, ma sœur, je respire;
Veuille le ciel pour vous exaucer mes souhaits!
Les morts ont le droit de tout dire,
Moi, je vous respecte et me tais.

A Potsdam et à la Vigne,42-a ce 13 avril 1770.


38-a Voyez t. XII, p. 38.

41-1 De Baireuth. [Voyez t. XII, p. 101-107, 207 et 214.]

42-a Voyez t. X, p. v, Avertissement de l'Éditeur.