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IV. (a) ÉPITRE AU MARQUIS D'ARGENS,174-a APOLOGIE DU SUICIDE.

Ami, le sort en est jeté;
Las du destin qui m'importune,
Las de plier dans l'infortune
Sous le joug de l'adversité,
J'accourcis le temps arrêté
Que la nature notre mère
A mes jours remplis de misère
A daigné départir parprodigalité.
D'un cœur assuré, d'un œil ferme,
Je m'approche de l'heureux terme
Qui va me garantir contre les coups du sort.
Sans timidité, sans effort,
J'entreprends de couper dans les mains de la Parque
Le fil trop allongé de ses tardifs fuseaux;
<175>Et sûr de l'appui d'Atropos,
Je vais m'élancer dans la barque
Où, sans distinction, le berger, le monarque,
Passent dans le séjour de l'éternel repos.
Adieu, lauriers trompeurs, couronnes des héros,
Il n'en coûte que trop pour vivre dans l'histoire;
Trop souvent vingt ans de travaux
Ne valent qu'un instant de gloire
Et la haine de cent rivaux.
Adieu, grandeurs, vaines chimères,
De vos bluettes passagères
Mes yeux ne sont plus éblouis.
Si votre faux éclat dans ma naissante aurore
Fit trop imprudemment éclore
Des désirs indiscrets, longtemps évanouis,
Au sein de la philosophie,
École de la vérité,
Zénon me détrompa de la frivolité
Qui fait l'illusion du songe de la vie,
Et je sus avec modestie
Repousser le poison qu'offre la vanité.
Adieu, divine volupté,
Adieu, plaisirs charmants qui flattez la mollesse,
Et dont la troupe enchanteresse,
Par des liens de fleurs enchaînant la gaîté,
Compagne dans notre jeunesse
De la brillante puberté,
Fuit de l'insipide vieillesse
Les arides glaçons et la rigidité.
Ah! que l'Amour me le pardonne,
Plaisirs, si je vous abandonne;
<176>176-+Mon pinceau ne sait point flatter.
Quand neuf lustres complets m'annoncent mon automne,
Plaisirs, je vous voyais tous prêts à me quitter.
Mais que fais-je, grand Dieu! courbé sous la tristesse,
Est-ce à moi de nommer les plaisirs, l'allégresse?
Et sous la griffe du vautour,
Voit-on la tendre Philomèle
Ou la plaintive tourterelle
Chanter et soupirer d'amour?
Depuis longtemps pour moi l'astre de la lumière
N'éclaira que des jours signalés par nos maux;
Depuis longtemps Morphée, avare de pavots,
N'en daigna plus jeter sur ma triste paupière.
Je disais au matin, les yeux chargés de pleurs :
Le jour qui dans peu va renaître
M'annonce de nouveaux malheurs;
Je disais à la nuit : Ton ombre va paraître
Pour éterniser mes douleurs.
Lassé de voir toujours la scène injurieuse
D'un concours de calamités,
Des coupables humains la rage audacieuse
Décharger contre moi leur haine furieuse
Et les perfides traits de leurs iniquités,
J'espérais que du temps le tardif bénéfice
Ferait renaître enfin un destin plus propice;
Que les cieux longtemps obscurcis,
Livrés aux ténébreux ravages
Des aquilons et des orages,
Seraient à la fin éclaircis
Par l'astre lumineux qui, perçant les nuages,
<177>De ses rayons brillants dorant les paysages,
Ramènerait des jours par ses feux radoucis.
Je me trompais, hélas! tout accroît mes soucis :
177-+Je vois briller l'éclair au sein de la tempête,
Le tonnerre en éclats va fondre sur ma tête;
Environné d'écueils, couvert de mes débris,
A l'aspect des dangers qui partout me menacent,
Les cœurs des pilotes se glacent,
Ils cherchent, mais en vain, un port et des abris.
Du bonheur de l'État la source s'est tarie,
Ses palmes sont flétries, ses lauriers sont fanés;
Mon âme, de soupirs et de larmes nourrie,
177-star2De ses douleurs trop attendrie,
Pourra-t-elle survivre aux jours infortunés
Qui sont près d'éclairer la fin de ma patrie?
Devoirs jadis sacrés, désormais superflus!
Défenseur de l'État, mon bras ne peut donc plus
Venger son nom, venger sa gloire,
En perpétuant la mémoire
De nos ennemis confondus!
Nos héros sont détruits, nos triomphes perdus;
Par le nombre, par la puissance
Accablés, à demi vaincus,
Nous perdons jusqu'à l'espérance
De relever jamais nos temples abattus.
<178>Vous, de la liberté héros que je révère,
O mânes de Caton! ô mânes de Brutus!
Votre illustre exemple m'éclaire
Parmi l'erreur et les abus;
C'est votre flambeau funéraire
Qui m'instruit du chemin, peu connu du vulgaire,
Que nous avaient tracé vos antiques vertus.
178-+Tes simples citoyens, Rome, en tes temps sublimes,
Étaient-ils donc plus magnanimes
Que, ce siècle, les plus grands rois?
Non, il s'en trouve encor qui, jaloux de ses droits,
Fermement résolu de vivre et mourir libre.
De lâches préjugés osant braver les lois,
Imite les vertus du Tibre.
Ah! pour qui doit ramper, abattu sans espoir,
Sous le despotique pouvoir
De triumvirs ingrats, de monstres politiques.
Vivre devient un crime, et mourir un devoir.178-a
Le trépas, croyez-moi, n'a rien d'épouvantable;
Ce n'est point ce squelette au regard effroyable,
Ce spectre redouté des timides humains;
C'est un asile favorable,
Qui d'un naufrage inévitable
Sauva les plus grands des Romains.
J'écarte les romans et les pompeux fantômes
<179>Qu'engendra de ses flancs la superstition,
Et pour approfondir la nature des hommes,
Pour connaître ce que nous sommes,
Je ne m'adresse point à la religion.
J'apprends de mon maître Épicure
Que du temps la cruelle injure
Dissout les êtres composés;
Que ce souffle, cette étincelle,
Ce feu vivifiant des corps organisés,
N'est point de nature immortelle.
Il naît avec le corps, croît avec les enfants,
Souffre de la douleur cruelle;
Il s'égare, il s'éclipse, il baisse avec les ans;
Sans doute il périra quand la nuit éternelle
Viendra nous effacer du nombre des vivants.
Je vois, quand l'âme est éclipsée,
Qu'il n'est plus hors des sens mémoire ni pensée,
Et que l'instant qui suit la mort
Se trouve en un parfait rapport
Avec le temps dont l'existence
A précédé notre naissance;
Et que, par un ancien accord,
Tout homme est obligé de rendre
Au sein divers des éléments
Ces principes moteurs, ces immortels agents
Que d'eux la nature sut prendre
Pour former la texture et l'accord de nos sens.
Tout disparaît enfin de ce songe bizarre;
Mégère, Tisiphone et le sombre Tartare,
La vérité détruit ces fantômes savants;
Lieux que la vengeance prépare,
<180>Vous êtes vides d'habitants.
Ainsi donc, cher ami, d'avance je m'attends
Que ton esprit un peu profane
Ne prendra pas le ton des mystiques pédants
Dont la rigidité condamne
Les sentiments hardis, des leurs trop différents.
Je ne m'étonne point, d'Argens,
Que ta sagesse aime la vie;
Enfant des arts et d'Uranie,
Bercé par la douceur des chants
Des Grâces et de Polymnie,
Sybaritain heureux, abreuvé d'ambroisie,
Tes destins sont égaux, tes désirs sont contents.
Ainsi, sans crainte et sans envie,
Sans chagrin, noirceur ni tourments,
Ta tranquille philosophie
Trouve dans ses amusements,
Avec ta moitié tant chérie,
Sur le trône des agréments,
Couvert des ailes du génie,
Le paradis des fainéants.180-+
Pour moi, que le torrent des grands événements
Entraîne en sa course orageuse,
Je suis l'impulsion fâcheuse
De ses rapides mouvements.
Vaincu, persécuté, fugitif dans le monde,
Trahi par des amis pervers,
<181>J'éprouve en ma douleur profonde
Plus de maux dans cet univers
Que, dans les fictions de la Fable féconde,
N'en a jamais souffert Prométhée aux enfers.
Ainsi, pour terminer mes peines,
Comme ces malheureux, au fond de leurs cachots,
Las d'un destin barbare, et trompant leurs bourreaux,
D'un noble effort brisent leurs chaînes,
Sans m'embarrasser des moyens,
Je romps les funestes liens
Dont la subtile et fine trame
A ce corps rongé de chagrins
Trop longtemps attacha mon âme.
Adieu, d'Argens; dans ce tableau
De mon trépas tu vois la cause.
Au moins ne pense pas du néant du caveau
Que j'aspire à l'apothéose.
Tout ce que l'amitié en ces vers te propose,
C'est qu'autant qu'ici-bas le céleste flambeau
Éclairera tes jours tandis que je repose,
Que, lorsque le printemps paraissant de nouveau
De son sein abondant t'offre les fleurs écloses,
Chaque fois d'un bouquet de myrtes et de roses
Tu daignes parer mon tombeau.


174-a Voyez t. XII, p. 56-63. Voltaire, parlant à Frédéric de cette poésie dans une de ses lettres, la désigne par les mots Votre épître d'Erfurt; et dans les Œuvres complètes de Voltaire, édition de Kehl, t. LXV, p. 249, les éditeurs ont ajouté en note sous le texte de cette lettre : Le testament du Roi, avant la bataille de Rossbach.

176-+ Var. Ma muse ne sait point flatter.

177-+ Le vers
     

Je vois briller l'éclair au sein de la tempête

appartient au texte primitif. - Le Roi l'a corrigé à la marge, comme suit :
     

La mer mugit, l'éclair brille dans la tempête.

177-++ Le texte primitif porte :
     

De tant de malheurs attendrie,

et à la marge se trouve le vers amélioré :
     

De ses douleurs trop attendrie.

178-a Voyez t. XII, p. 245.

178-+ Var.
     

Rome, tes citoyens, en tes siècles sublimes.
Étaient-ils donc plus magnanimes
Qu'aujourd'hui les plus grands rois?
Non, il s'en trouve encor qui, jaloux de ses droits,
Qui, voulant vivre et mourir libre,
De lâches préjugés osant braver les lois,
Imite les vertus du Tibre.

180-+ Entre ce vers et le suivant il s'en trouve deux dans le manuscrit :
     

D'Argens, dans tes sages penchants
Mon amitié te justifie.

Mais ces deux vers sont entre parenthèses, et on lit à côté le mot « rayé, » de la main du Roi.