<216>

XI. ÉPITRE SUR LA MÉCHANCETÉ DES HOMMES.216-a FRAGMENT.

Je pensais autrefois, encor jeune et novice,
Étranger dans le monde, étranger dans le vice,
Que l'homme est le meilleur de tous les animaux.
Il est bon, me disais-je, il a peu de défauts,
Il n'est point furieux, cruel, ingrat ou traître.
Je le prenais enfin pour ce qu'il devait être,
Et dans le fond du cœur j'étais bien convaincu
Qu'on rencontrait partout l'honneur et la vertu.
Cette charmante erreur, fille de l'ignorance,
Se dissipa trop tôt; dans peu, l'expérience,
Dans le tumulte affreux où je me vis jeté,
Fit briller à mes yeux la triste vérité.
Je cherchais des vertus, et je trouvais des crimes;
Que de tours odieux! que d'infâmes maximes!
Fripons, fourbes, trompeurs, fous, perfides, ingrats,
La foule d'envieux environna mes pas,
Et mon âme, confuse, interdite, éperdue,
<217>Croyait à peine encor tout ce qu'elle avait vu.
Je confessais enfin, frappé de tant de maux,
Que, malgré sa raison, de tous les animaux
L'homme est le plus cruel, le plus dur et féroce.
Non, l'animal n'a point ce caractère atroce,
Et, bien loin de porter un cœur dissimulé,
Son courroux, s'il s'ombrage, est bientôt exhalé;
Mais l'homme étant vengé conserve encor sa haine.
Qui dirait, en voyant cette espèce inhumaine,
Perverse et tant encline à la méchanceté,
Séduite par l'exemple et par l'impunité,
Qu'on y pût rencontrer de ces âmes divines
Qui sans doute du ciel tirent leurs origines,
Des cœurs tendres et doux, justes et bienfaisants,
Amis de l'innocence, ennemis des méchants?
Mais d'un présent si beau, si précieux, si rare,
La main de la nature en tout temps fut avare.
Les dieux auraient-ils donc fait d'une même main
Cet ange que j'honore et ce monstre inhumain?
Je m'arrête, interdit, au bord de cet abîme,
Où se perd en sondant l'esprit le plus sublime;
Il me suffit d'apprendre, hélas! en gémissant,
Combien le cœur humain est perfide et méchant.
Renversons ses autels, combattons l'amour-propre,
Voyons l'homme placé sur un plus grand théâtre :
C'est de là que des grands les folles passions
Éclatent en public aux yeux des nations.
Le bonheur qui jadis accompagna ma vie
Excita contre moi la fureur et l'envie
De rois ambitieux dont les sanglants complots
De l'Europe irritée ont soulevé les flots;
<218>Les désirs effrénés de leur fougueuse ivresse
Prétendent par la force opprimer la faiblesse,
Et dans l'ardente soif qu'ils ont de dominer,
Il n'est rien de sacré qu'ils n'osent profaner.
Dans ces jours de douleur, de désordre et de trouble,
De dangers renaissants que leur longueur redouble,
Le destin qui me guide a semé mes chemins
D'abîmes entr'ouverts sous mes pas incertains :
De cent peuples ligués l'effort me persécute,
Tout semble préparer leur triomphe et ma chute.
Ces implacables rois, aux forfaits endurcis,
De la nature en eux ont étouffé les cris;
Un lustre entier, témoin de leur féroce rage,
A vu renouveler leur crime et mon outrage,
Et, malgré leurs assauts, mon bras faible et tremblant
Soutenir sans secours ce trône chancelant,
En épuisant l'art même, afin de m'y défendre.
S'il y a de la grandeur à savoir en descendre,
Il y a de la bassesse à s'en laisser chasser.
Tandis que je me sens si vivement presser,
Le seul peuple en Europe auquel la foi nous lie,
Rempli de ses succès, nous plaint et nous oublie.
Ces nœuds sacrés, formés entre les nations,
De l'amitié des rois douces illusions,
Nés de la politique et de la conjoncture,
Sont chargés du limon de cette source impure.
L'intérêt à l'honneur ne peut s'associer;
Négliger un ami, c'est le sacrifier,
Car c'est dans le besoin qu'il faut de l'assistance.
Vous découvrez partout, dans ce temps de souffrance,
De ces amis de nom que la peur a glacés,
<219>Faibles consolateurs de nos malheurs passés,
Qui, d'avance élevant un pompeux cénotaphe,
L'érigent pour laisser au monde consterné
Un léger souvenir d'un peuple exterminé.
Nous n'en souffrons pas moins; pour guérir nos atteintes,
Il faut de vrais secours, non de vaines complaintes,
Une assistance mâle, un vigoureux soutien
Qui partage avec nous et le mal, et le bien.
Vous nommez-vous amis, vous que la crainte arrête,
Qui, tranquilles, du port contemplez la tempête,
Qui, sans tendre la main à ceux qui vont périr,
Par les flots courroucés les laissez engloutir?
A la compassion toujours inaccessibles,
Vous renfermez en vous des âmes insensibles.
Le nom de l'amitié, pour moi saint et sacré,
Ne doit point décorer qui l'a déshonoré;
Mais tous ces grands, nourris dans un pouvoir suprême,
Réservent leur amour et leurs soins pour eux-même;
Le ciel semble avoir fait à chaque souverain
Des entrailles de fer, avec un cœur d'airain.
Qu'ils apprennent au moins, ou qu'un d'entre eux m'explique
Quel principe inconnu règle leur politique,
Et comment de sang-froid ils ont pu regarder
Ce torrent orageux qui va tout inonder,
Dévaster les États, en effacer la trace,
Qui, même voisin d'eux, d'assez près les menace
D'un sort non moins funeste et plus injurieux.
Ce n'était pas ainsi que pensaient leurs aïeux,
Pourquoi, lorsque autrefois l'Autriche avec la France
Disputaient pour ravir une dépouille immense
Des champs ibériens avec des héritiers,
<220>A peine remplissaient les camps de leurs guerriers,
Que l'Europe agitée, émue à ces alarmes,
Par des efforts soudains parut d'abord en armes,
Mesura ses secours, et par un juste choix
Rétablit l'équilibre et protégea les rois.
Si de ses libertés elle prit la défense,
Si sa main put alors redresser la balance
Qu'un souverain puissant fait pencher à son gré,
Le mal ne parut pas autant désespéré
Que le danger présent dont l'aspect la menace.
Que de rois conjurés, que d'orgueil, que d'audace!
Ce fier quadromvirat, ardent à m'opprimer,
Que la haine fomente et semble envenimer,
Si je succombe un jour, prêt à tout entreprendre,
Sans rencontrer de rois qui puissent se défendre,
D'un fantôme de guerre arborant les apprêts,
Gouvernera l'Europe en dictant ses arrêts.
Voilà dans l'avenir ce que tout œil peut lire;
L'exemple du passé suffit pour nous instruire.
Peuples trop amoureux de votre oisiveté,
Abreuvés des poisons de la sécurité,
De votre inaction goûtez longtemps les charmes,
Laissez couler le sang et répandre des larmes
A ceux qui, succombant, ont au moins combattu;
Et puisque dans l'Europe il n'est plus de vertu,
Puisque dans mes revers en vain je vous implore,
Tournons donc nos regards vers les lieux d'où l'aurore,
Répandant, les matins, ses rayons bienfaisants,
Rend la force et la vie à tous les éléments.


216-a Voyez t. XII, p. 198-207.