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VII. POËME ADRESSÉ AU SIEUR ANTOINE PESNE.34-a

Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux!
Oui, Pesne, ton pinceau te place au rang des dieux;
Tout respire, tout rit, tout plaît en ta peinture,
Ton savoir et ton art surpassent la nature,
Et du fond du tableau tes ombres font sortir
L'objet que de clarté ta main sut revêtir.
Tel est l'effet de l'art, tels en sont les prestiges;
Tes dessins, tes portraits sont autant de prodiges.
Quand d'un vaillant héros,34-b des peuples estimé,
Tu nous traces les traits et les yeux animés,
On le voit plein de feu, tel qu'entouré de gloire,
Jadis dans les combats il fixait la victoire.
Quand de la jeune Iris,34-c brillante de santé,
Tu nous montres l'image et la rare beauté,
Je sens pour tes couleurs tout ce qu'à mon jeune âge
<35>Des grâces, des beautés inspire l'assemblage.
Mais ton pinceau s'élève ainsi que ton sujet,
Ton ouvrage est rempli des beautés de l'objet;
Et pour exprimer l'air de notre auguste reine,
Certe il ne fallait pas être au-dessous de Pesne.
Son port vraiment royal, son front majestueux,
Sa beauté, sa douceur, son air affectueux,
Tout est représenté dans ce portrait sublime,
Jusqu'à cette vertu qui fait frémir le crime,
Qui pardonne au coupable, et, d'un soin généreux,
Vient essuyer les pleurs des yeux du malheureux.
Je crois voir devant moi cette main bienfaisante
Qui répand toutes parts ses grâces, quoique absente;
Plein d'admiration pour ce divin aspect,
Je sens mon cœur ému, pénétré de respect,
De mes yeux attendris je vois couler des larmes.
Quoi! de viles couleurs ont-elles tant de charmes,
Que, par l'illusion de ton art si vanté,
D'un regard passager l'esprit soit enchanté?
Pesne, si la vertu, chère jusqu'en peinture,
De tes portraits fameux ne faisait la parure,
De ton original maudissant les défauts,
Je louerais froidement tes grands coups de pinceaux.
C'est dans les beaux sujets que ton crayon excelle;
Pour peindre un Alexandre, il faut être un Apelle.35-a
Qu'un statuaire habile ait épuisé son art
<36>Pour immortaliser l'image d'un César,
Tibère à peine expire, on vient briser son buste;
L'amour et la vertu gardent celui d'Auguste.
Ainsi de ces morceaux l'art exquis, la beauté,
Hors des bons empereurs, n'était point respecté.
Ainsi, dans leur fureur, pleins du fiel des écoles,
Les chrétiens triomphants abattaient les idoles,
Et, sans avoir égard au nom de Phidias,
Tout buste fut détruit, qui s'offrait sur leurs pas,
Et de l'antiquité les plus fameux ouvrages
Périrent pour jamais dans ces affreux ravages.
C'est du choix du sujet que dépend ton succès;
Non pas qu'à tes talents je fasse le procès,
Qu'agité des accès de quelque vapeur noire,
Je veuille de ton art diminuer la gloire;
Mais si Lancret peignait les horreurs de l'enfer,
Penses-tu que chez moi son goût serait souffert,
Que du sombre Tartare entr'ouvrant les abîmes,
Je visse avec plaisir tous les tourments des crimes?
L'architecte est à sec sans bons matériaux,
Et le peintre est sifflé sans bons originaux.
Toi, qui reçus du ciel les grâces en partage,
D'un plaisir séducteur suis la riante image;
Et que du spectateur le regard attaché,
En voyant tes tableaux, sente un plaisir caché.
C'est par de tels sujets que plaisent les ouvrages,
Et non pas sur l'autel où leur rendent hommages
Le faux zèle aveuglé, la superstition,
Le préjugé, l'erreur et la prévention.
Ton pinceau, je l'avoue, est digne qu'on l'admire;
Mais pour l'adorer, non, je ne ferais qu'en rire.
<37>Abandonne tes saints entourés de rayons,
Sur des sujets brillants exerce tes crayons;
Peins-nous d'Amaryllis les danses ingénues,
Les nymphes des forêts, les Grâces demi-nues,
Et souviens-toi toujours que c'est au seul amour
Que ton art si charmant doit son être et le jour.

Ce 14 novembre 1737.

Federic.


34-a Voyez t. I, p. 262; t. VI, p. 250; et t. VII, p. 38 et 39.

34-b Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau.

34-c Le Roi veut parler de mademoiselle Élisabeth-Dorothée-Julienne de Walmoden, dame d'atour de la femme de Frédéric, qui épousa, au mois d'octobre 1740, le major et adjudant de Buddenbrock.

35-a Boileau dit, dans le

Discours au Roi

, vers 58-62 :

Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile,
Et j'approuve les soins du monarque guerrier
Qui ne pouvait souffrir qu'un artisan grossier
Entreprît de tracer, d'une main criminelle,
Un portrait réservé pour le pinceau d'Apelle.