<289>

14. AU MÊME.

Ruppin, 6 mai 1736.



Mon cher Diaphane,

Jamais Tantale n'a tant souffert dans le fleuve dont il ne pouvait boire les eaux que moi d'avoir reçu vos cahiers de Wolff et de ne pouvoir les lire. Tous les incidents et tous les fâcheux du monde se sont, je crois, donné le mot pour m'en empêcher. Un voyage à Potsdam, des exercices quotidiens, et l'arrivée de mon frère en compagnie des sieurs de Hacke et de Rittberg, m'en ont empêché.

Imaginez-vous, mon cher Diaphane, je vois débarquer cette caravane sans penser à rien; et ces messieurs, me pesant sur les épaules comme tout, ne me quittent pas d'un pied, pour me faire, je crois, donner à tous les diables. Un discours de tailles, de mesures, de pieds, est bientôt épuisé; voilà qui est fini, et je me vois à sec, comme Boileau aux bords du Leck.a Que faire? Je me suis avisé, à ce qu'il me paraît, fort à propos, de les mener dans mon jardin, que j'ai fait illuminer entièrement, de même que le temple. J'ai fait jouer un petit feu d'artifice, et du reste je les ai régalés du mieux que j'ai pu. Comme ce sont des personnes qui font beaucoup plus de cas des êtres composés que des êtres simples, qu'ils ne connaissent pas, ou, pour parler plus intelligiblement, qu'ils ont plus de notions de leurs estomacs que de leurs esprits, je les ai mis sur le chapitre de la philosophie de Duval,b qui a fait merveilles, et leur a bourré la bedaine au non-plus. Je me suis lassé de les voir manger, et j'aurais volontiers jeûné deux jours, si j'avais pu avoir le plaisir de m'entretenir pendant tout ce temps avec mon cher Diaphane. Vous savez le cas que je fais de lui,


a Allusion aux vers 19 et 20 de l'Épître IV de Boileau. Au Roi. Le passage du Rhin, 1672 :
     

Et partout sur le Waal, ainsi que sur le Leck,
Le vers est en déroute, et le poëte à sec.

b Cuisinier du Prince royal.