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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XVII.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XVII.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLI

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CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME II.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLI

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CORRESPONDANCE TOME II.

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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Ce second volume de la Correspondance de Frédéric va jusqu'à l'an 1762; il renferme cinq correspondances suivies et quelques lettres isolées, en tout treize groupes, comprenant deux cent quatre-vingt-dix-sept lettres, dont cent quatre-vingt-sept du Roi.

I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LA MARQUISE DU CHATELET. (26 août 1738-30 mai 1744.)

Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, femme du marquis du Châtelet-Laumont, lieutenant-général des armées du roi de France, mourut à Lunéville, le 10 septembre 1749, à l'âge de quarante-trois ans et demi.

C'était une personne spirituelle et instruite, qui cultivait les lettres avec succès. On a d'elle une exposition de la philosophie de Leibniz, intitulée Institutions de physique, et adressée à son fils; un opuscule sur la Nature du Jeu, et une traduction des Principes de Newton.

Madame du Châtelet fit la connaissance de Voltaire en 1733, et il s'établit entre eux une intimité qui ne fut interrompue que par la mort. Voyez t. VII,<II> p. 62 et 63, et t. XIV, p. 195. Frédéric entra tout naturellement en relation avec madame du Châtelet; il lui adressa, en 1737, l'Épître A la divine Émilie (t. XIV, p. 29), et entretint avec elle une correspondance dont il existe trente lettres, qui se trouvent dans les Œuvres posthumes de Frédéric II. A Berlin, 1788, t. X, p. 159-196, et t. XII, p. 267-312, savoir, dix lettres de Frédéric, et vingt de madame du Châtelet, que nous réimprimons dans leur ordre naturel.

II. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. JORDAN. (Mai 1738 — avril 1745.)

Frédéric ayant écrit lui-même l'Éloge de M. JordanII-a (voyez t. VII, p. 3-10), nous n'avons pas besoin d'entrer dans de plus amples détails à son égard. La correspondance du Roi avec lui a été publiée dans les Œuvres posthumes. A Berlin, 1788; mais l'arrangement en est très-incommode : les lettres en vers et prose de Frédéric se trouvent dans le t. VI, p. 221-328; les lettres en prose, t. VIII, p. 139 à 220; et les réponses de Jordan, t. XII, p. 93-266. Nous faisons de ces trois séries un seul tout, c'est-à-dire que nous mêlons les lettres en vers et prose aux lettres toutes en prose, en faisant suivre immédiatement les réponses de Jordan. Nous avons éliminé l'Épître à Jordan (t. VI, p. 321), qui est purement poétique, et se trouve dans notre t. XIV, p. 55, et trois pièces appartenant aux Mélanges littéraires, t. XV, savoir : 1o la Liste des nouveaux livres, 2o la Prophétie, 3o l'Élégie de la ville de Berlin, adressée au baron de Pöllnitz (Œuvres posthumes, t. VIII, p. 157, 212 et 214). Le fragment imprimé dans les Œuvres posthumes, t. VI, p. 328 et 329, fait partie de la Description poétique d'un voyage à Strasbourg, qui appartient aux Poésies éparses, et a été reproduite en entier dans notre quatorzième volume. Les vers imprimés t. XII, p. 93, forment, dans notre édition, l'appendice de la lettre no 72. Le Supplément, t. III, p. 5, donne la lettre de Frédéric à Jordan, du 4 août 1743, tirée des Œuvres du Philosophe de Sans-<III>Souci, 1750, in-4, t. III, p. 167-169; nous avons inséré cette lettre à la place que sa date lui assigne. Quant aux lettres non datées, nous les avons ordonnées de notre mieux, comme nous l'avons fait pour toute la correspondance.

Outre la Ve Épître familière, A Jordan, Frédéric a admis dans les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci deux de ses lettres à Jordan, celles qui commencent par les mots : Hélas! Jordan, lu tremble encore (du 27 juin 1743), t. III, p. 103, et, Lorsque tu parles de canons (du 4 août 1743), t. III, p. 167. C'est pour cela que ces pièces sont imprimées deux fois dans notre édition : t. XI, p. 82 et 133, parmi les poésies, et, dans ce volume, parmi les lettres.

M. Kestner, conseiller des archives à Hanovre, a bien voulu nous communiquer l'autographe de la lettre de Frédéric à Jordan, du 4 août 1743; c'est le seul manuscrit dont nous ayons pu faire usage dans notre réimpression de cette correspondance, qui renferme cent quatre-vingt-quatorze pièces, savoir, cent treize lettres de Frédéric, et quatre-vingt-une de Jordan.

III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DUHAN DE JANDUN. (20 juin 1727-7 décembre 1745.)

Jacques-Égide Duhan de Jandun naquit le 14 mars 1685, à Jandun, en Champagne. Il fut nommé précepteur du Prince royal le 31 janvier 1716, et mourut à Berlin le 3 janvier 1746. Le Roi a composé en son honneur un Éloge (voyez t. VII, p. 11-14) où l'on peut lire les détails de la vie de cet homme respectable. Les lettres que nous donnons ici sont une exacte réimpression de la Correspondance de Frédéric II avant et après son avènement au trône avec M. Duhan de Jandun. A Berlin, chez Chrétien-Frédéric Voss, libraire, 1791, cent trente-deux pages in-12. M. Formey, éditeur de cette Correspondance, dit, dans l'Introduction, p. 6 : « Les lettres qui composent ce recueil nous ont été remises par M. le capitaine Duhan de Crêvecœur, neveu de M. Duhan de Jandun, qui, après avoir servi vingt-cinq ans dans l'armée prussienne, vient de retourner en France, au sein de sa famille, en Champagne, où il a encore madame sa mère et plusieurs frères et sœurs. Cet estimable officier nous a confié avant son départ,<IV> sous la condition expresse de la restitution des originaux, ce dépôt, que nous lui avons promis de publier de la manière la plus propre à en faire connaître le prix. »

La direction de la bibliothèque de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg a bien voulu nous communiquer une copie des vers qui font partie de la lettre no 8 de notre édition. Le texte de cette copie, de la main du baron de Keyserlingk, est conforme au nôtre, à quelques légères variantes près.

La correspondance avec Duhan renferme vingt-sept lettres, dont vingt-cinq de Frédéric et deux de M. Duhan, plus, une lettre de Frédéric à la mère et une à la sœur de son ancien précepteur.

IV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MAURICE DE SAXE. (Octobre 1745-1749.)

Le comte Maurice de Saxe, né à Goslar le 28 octobre 1696, et nommé maréchal de France en 1743, mourut à Chambord sur la Loire, le 30 novembre 1750. Frédéric, qui avait fait sa connaissance à Berlin, au mois de mai 1728, l'avait revu au camp de Mühlberg, en 1730, et en Moravie, pendant la campagne de 1742. Le 15 juillet 1749, Maurice vint à Potsdam rendre ses devoirs au Roi, qui, grand admirateur de ses rares talents militaires, le combla des témoignages de son estime.

Le baron d'Espagnac dit dans son Histoire de Maurice comte de Saxe. A Lausanne et Neufchâtel, 1774, t. II, p. 515 : « Il avait eu l'honneur, pendant ses dernières campagnes de Flandre, d'être en correspondance avec le roi de Prusse; il est fâcheux pour son éloge que les lettres de ce prince, que l'auteur a lues, n'aient pas été rendues publiques. »IV-a Nous partageons ces regrets, ne pouvant donner que deux lettres de Frédéric et cinq du maréchal de Saxe. Quant à celles-ci, nous en avons copié deux, celles du 20 mai et du 18 juillet 1746, sur les ori<V>ginaux; nous avons tiré les trois autres des Lettres et mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe. A Paris, 1794, t. I, p. 299 et 306, et t. III, p. 181. La lettre de Frédéric au comte Maurice, du 3 novembre 1746, qui se trouve dans le même ouvrage, t. III, p. 240-242, y est datée, mais par erreur, du 3 octobre 1746; la vraie date se trouve dans les lettres reproduites parmi les Œuvres diverses du Philosophe de Sans-Souci, 1761, t. III, p. 78 et 79, et dans la Correspondance littéraire de Grimm et Diderot. A Paris, 1813. Première partie, t. II, p. 375. C'est à cette dernière source que nous avons puisé notre texte. Pour la lettre que Frédéric écrivit à Maurice de Saxe en 1749, nous l'avons trouvée dans les Conseils du trône, donnés par Frédéric II, dit le Grand, aux rois et aux peuples de l'Europe. Publiés par P.-R. Auguis. Paris, 1823, p. 469 et 470.

Le marquis d'Argens, se rendant à Paris au mois de juin 1747, fut chargé par le Roi d'une lettre qu'il devait remettre lui-même au maréchal de Saxe. Huit jours après la victoire de Laeffelt,V-a qui fut remportée par Maurice le 2 juillet de la même année, Frédéric écrivit de Stettin à d'Argens : « J'ai tressailli de joie en apprenant la victoire que le comte de Saxe vient de remporter. Il faut avouer que M. de CumberlandV-b est une grande pécore et quelque chose de plus. ... Point de repos, d'Argens, point de repos. Voyagez, et, passant par monts et par vaux, hâtez-vous d'arriver chez l'Achille français et de lui rendre la lettre dont vous êtes chargé. » Cette lettre s'est perdue. La réponse du maréchal de Saxe, datée du camp de la Commanderie, le 20 juillet 1747, et imprimée dans l'ouvrage du baron d'Espagnac, t. II, p. 348-363, est un morceau précieux sur les opérations de l'armée française et de l'armée alliée, depuis le commencement de la campagne de 1747 jusqu'à l'ouverture de la tranchée devant Bergen-op-Zoom. Mais comme cette pièce porte plutôt le caractère d'un simple rapport militaire que celui d'une lettre amicale, nous n'avons pas cru devoir la réimprimer ici.

Il existe aux archives du grand état-major de l'armée, à Berlin, un volume manuscrit, marqué Litt. D. no 41, et intitulé : Der Feldzug des Marschalls von Sachsen in Flandern, 1746, nebst dessen Briefen an Friedrich II; il contient les bulletins, les journaux circonstanciés, les ordres de bataille, les plans de cette campagne, et quatre lettres du maréchal de Saxe, qui accompagnaient ces pièces militaires. Ces quatre lettres, datées du camp de Bouchaut, mai 1746 et le<VI> 20 mai 1746, du camp de Lier, le 18 juillet 1746, et du camp de Tongres, le 14 octobre 1746, sont toutes de la main d'un secrétaire, et la signature seule (Maurice de Saxe ou M. de Saxe) est de la main du maréchal. Nous ne reproduisons que la seconde et la troisième de ces lettres, la première et la quatrième étant purement militaires.

Il est souvent fait mention du maréchal de Saxe dans les Œuvres de Frédéric, p. e. t. I, p. 180; t. II, p. 107, 121 et 122; t. III, p. 111; t. IX, p. 167; t. X, p. 226; et t. XI, p. 18 et 159.

V. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU MARQUIS DE VALORI. (27 mars 1750-28 décembre 1751.)

Le général marquis de Valori, ambassadeur de France à Berlin du mois de septembre 1739 au mois d'avril 1750, et du mois de mars 1756 au 19 octobre de la même année, était du nombre de ces diplomates étrangers que Frédéric honorait de sa faveur particulière, et qui, de leur côté, lui avaient voué un sincère attachement. On trouve d'amples détails sur les relations amicales du Roi avec M. de Valori dans les Mémoires des négociations du marquis de Valori, ambassadeur de France à la cour de Berlin, accompagnés d'un recueil de lettres de Frédéric le Grand, etc. A Paris, 1820, deux volumes gr. in-8. Ce recueil (t. II, p. 217 et suiv.), formé de pièces officielles et de lettres d'affaires, ne porte pas le caractère d'une correspondance familière. C'est toujours le monarque qui écrit avec une circonspection toute diplomatique, quoiqu'il exprime souvent sa satisfaction et ses sentiments affectueux par des compliments et par des post-scriptum badins. Aussi n'avons-nous pu tirer des Mémoires ci-dessus mentionnés que trois lettres, remarquables plutôt par certains traits particuliers que par le ton propre à une correspondance intime.

Le marquis Guy-Louis-Henri de Valori naquit à Menin, paroisse de Saint-Waast, le 12 octobre 1692; il mourut à Bourgneuf le 19 octobre 1774.

<VII>

VI. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE GOTTER. (14 novembre 1742-6 janvier 1753.)

Gustave-Adolphe de Gotter, né à Gotha le 26 mars 1692, fut créé baron par brevet impérial du 6 août 1724, et entra au service de la Prusse en 1725. En 1728, il fut nommé ministre d'État, et en 1732 ministre plénipotentiaire à la cour de Vienne. Le 17 septembre 1740, il devint grand maréchal de la cour du Roi, et le 29 octobre de la même année, Frédéric le fit comte. En 1744, il devint un des quatre curateurs de l'Académie des sciences; en 1753, enfin, grand-maître des postes et vice-président du directoire général de la guerre et des finances. Il mourut à Berlin le 28 mai 1762. Madame de Schelling, femme du célèbre philosophe de ce nom et fille du poëte Gotter, qui lui-même était petit-neveu du comte de Gotter, a bien voulu nous communiquer les soixante-deux lettres de Frédéric au comte (du 6 octobre 1732 au 6 janvier 1753) qu'elle possède, et qui montrent que le Roi rechercha toujours avec empressement la société de cet homme distingué et sa conversation, qui était fort agréable. Néanmoins les lettres de Frédéric au comte de Gotter ressemblent beaucoup à ses lettres au feld-maréchal Keith, à Maupertuis, au baron de Pöllnitz, au comte de Hoditz, au général Antoine de Krockow, etc., dont la conversation était également un des besoins de sa vie; on n'y trouve pas l'expansion qui distingue ses correspondances avec Suhm, Camas, Jordan, avec le marquis d'Argens, Fouqué, Voltaire et d'Alembert, correspondances où il ouvre son cœur sans réserve. Toutes les lettres en français adressées par le Roi au comte de Gotter, et dont nous avons choisi dix-neuf, ont été écrites par un conseiller de Cabinet, et se terminent, pour la plupart, par la formule : « Sur ce, je prie Dieu, » etc. Frédéric, en les signant, a ajouté à quelques-unes d'entre elles des post-scriptum de sa main.

Du reste, nous renvoyons le lecteur au t. II, p. 64 et 70, où le Roi parle de la mission diplomatique du comte de Gotter à Vienne, en décembre 1740, et au t. X, p. 113-124, Épître au comte Gotter. Combien de travaux il faut pour satisfaire des épicuriens. Dans sa lettre au marquis d'Argens, du 29 avril 1762, le Roi exprime l'affliction que lui fait éprouver la mort prochaine du comte de Gotter.

<VIII>

VII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MAUPERTUIS. (20 juin 1738-19 novembre 1755.)

Frédéric parle très-souvent de Maupertuis dans ses Œuvres, et il lui a dédié plusieurs poésies. Voyez t. II, p. 39; t. III, p. 28; t. VII, p. 35 et 64; t. X, p. 43, 75, 125 et 255; et t. XI, p. 45, 56 et 86. Le 27 juin 1740, il écrivait à Voltaire : « J'ai fait l'acquisition de Wolff, de Maupertuis, d'Algarotti. » Le 29 août suivant, il fit à Wésel la connaissance personnelle du savant français. Dès lors le Roi distingua Maupertuis de toute manière; il le fit venir en Silésie pour l'avoir auprès de lui pendant la campagne, et même à la bataille de Mollwitz;VIII-a il le nomma président de l'Académie le 1er février 1746, le décora de l'ordre pour le mérite le 10 avril 1747, et se montra très-satisfait de son mariage avec la fille du ministre d'État de Borcke, mariage qui eut lieu le 28 octobre 1745. Enfin, dans la fameuse querelle littéraire que le professeur König eut avec Maupertuis, Frédéric écrivit pour celui-ci contre Voltaire, en 1752, la Lettre d'un académicien de Berlin à un académicien de Paris (t. XV, p. 61-67).

Il est assez singulier cependant que le Roi n'ait pas eu avec Maupertuis de correspondance véritablement amicale, familière ou littéraire; la plupart des lettres que nous avons lues se rapportent à l'administration de l'Académie ou à d'autres affaires semblables, et n'abordent jamais les sujets qui pourraient offrir un intérêt plus général. C'est pour cela que nous n'avons pu choisir, dans la collection de soixante-neuf pièces originales que M. Heberle, libraire à Cologne, nous a offerte en 1845, que les quatre lettres du 20 juin 1738, du 3 janvier 1749, du 16 août 1751 et du 19 novembre 1755, écrites par un secrétaire et signées par le Roi. Quant aux dix-neuf lettres de Maupertuis au Roi qui sont conservées aux archives royales, à Berlin, Frédéric n'y a pas répondu lui-même, mais il y a fait répondre par ses secrétaires, qui notaient au crayon sur la lettre même le peu de mots que le Roi leur avait dictés comme l'expression de sa volonté. De là vient que nous n'avons emprunté aux archives que la lettre de Maupertuis au Roi, du 15 janvier 1746. La lettre du Roi, du mois de juin 1740,VIII-b a été imprimée dans le Supplément, t. III, p. 30. Celle de Maupertuis, du 22 juillet 1748, est tirée<IX>de l'ouvrage de M. König qui parut sous le voile de l'anonyme et qui est intitulé : Versuch einer historischen Schilderung der Residenzstadt Berlin, t. V, partie II, p. 184.

Pierre-Louis Moreau de Maupertuis naquit à Saint-Malo le 17 juillet 1698, et mourut à Bâle le 27 juillet 1759.

VIII. LETTRE DE FRÉDÉRIC A MADAME THÉRÈSE. (Octobre 1757.)

Nous avons trouvé cette spirituelle lettre dans la Gazette de France du 11 juillet 1811, no 190, mais nous n'avons pu découvrir quelle est la personne que le Roi désigne par le nom de madame Thérèse. Frédéric eut son quartier général à Eckartsberga le 12 octobre 1757, le 13 à Naumbourg, le 14 à Weissenfels, le 15 à Leipzig; ainsi la vraie date de cette lettre doit être le 13 ou le 14 octobre 1757. Vers ce même temps, le Roi, comme il le dit lui-même, t. IV, p. 164 et 160, employait tous les moyens possibles pour améliorer l'état de ses affaires, et il fit faire au maréchal duc de Richelieu des propositions pour ramener la cour de Versailles à des sentiments plus pacifiques. Peut-être la femme qu'il désigne sous le nom de madame Thérèse était-elle une personne influente dans les hautes régions de la politique et de la diplomatie.

IX. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. LICHTWER. (2 mars 1758.)

Magnus-Gottfried Lichtwer, né à Wurzen, en Saxe, le 30 janvier 1719, et conseiller de régence à Halberstadt, y mourut le 7 juillet 1783. Ce célèbre auteur de fables et de contes en vers avait dédié à Frédéric son poëme Das Recht der Vernunft, in fünf Büchern. L'ode qui en forme la dédicace est datée du 24 janvier 1758. La réponse du Roi, que nous donnons, a été publiée par Frédéric-Guillaume Eichholz dans son ouvrage : Magnus Gottfr. Lichtwer's Leben und Verdienste, Halberstadt, 1784, p. 140.

<X>

X. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU FELD-MARÉCHAL DE KALCKSTEIN. (Juin 1747 et 21 juin 1708.)

Le colonel Christophe-Guillaume de Kalckstein, né dans la province de Prusse en 1682, fut second gouverneur militaire de Frédéric du 13 août 1718 au 28 mars 1729. Il devint feld-maréchal le 24 mai 1747. Nous devons à l'obligeance de M. le major Adolphe de Meyerinck la lettre de 1747, qui est de la main du Roi, et la lettre qui y est annexée et qui est adressée au fils du feld-maréchal; celle-ci a été écrite par un secrétaire et signée par Frédéric. Quant à la lettre de l'année 1708, nous l'avons tirée de l'ouvrage allemand de Frédéric Cramer : Zur Geschichte Friedrich Wilhelms I. und Friedrichs II. Könige von Preussen. Dritte Auflage. Leipzig, 1835, p. 151 et 152. Voyez t. II, p. 78 et 145, et t. III, p. 117.

XI. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. SULZER. (Juin 1761.)

M. Sulzer, professeur à Berlin, avait recueilli, au moyen d'une collecte faite dans la capitale, une certaine somme d'argent pour faire graver par Nils Georgi et frapper une médaille en l'honneur de la glorieuse défense de la forteresse de Colberg contre les Russes par le commandant von der Heyde (t. V, p. 89). Il en instruisit le Roi, qui souscrivit aussi, et lui fit, au mois de juin 1761, la réponse que nous donnons, et que nous avons tirée de l'ouvrage allemand intitulé : Hirzel an Gleim über Sulzer den Weltweisen. Zürich et Winterthur, 1779, IIe partie, p. 21-23, et 38.

Jean-George Sulzer, né à Winterthur le 5 ou le 16 octobre 1720, mourut à Berlin le 25 février 1779. Il était très-estimé du Roi, qui eut avec lui, le 31 décembre 1777, une conversation fort curieuse, qu'on trouve dans Sulzers Lebensbeschreibung, von ihm selbst aufgesetzt, Berlin, 1809, p. 61-67. Voyez aussi les Anekdoten von König Friedrich II, publiées par Frédéric Nicolaï, cahier II, p. 136-140, et cahier III, p. 274. Il ne sera pas hors de propos de dire ici que,<XI> le 24 avril 1785, Frédéric approuva l'idée de Moïse Mendelssohn et de M. Müchler, de consacrer un monument commun à Leibniz, à Lambert et à Sulzer, c'est-à-dire une pyramide avec les portraits de ces trois philosophes en médaillon. Elle devait être érigée sur la place qui sépare la bibliothèque royale de l'Opéra. L'argent recueilli ne suffisant pas pour exécuter l'idée des entrepreneurs, ce projet fut abandonné. Voyez les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1785, no73, p. 538.

XII. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU BARON DE SCHÖNAICH. (24. septembre 1761.)

Christophe-Othon baron de Schönaich, né à Amtitz, en Lusace, le 12 juin 1725, y mourut le 15 novembre 1807. Il était lieutenant de cuirassiers en Saxe lorsqu'il publia son épopée de Hermann, oder das befreite Deutschland, 1751, que Gottsched a célébrée comme un chef-d'œuvre digne d'être placé à côté de l'Iliade et de l'Énéide. Gottsched appela aussi l'attention de Voltaire sur M. de Schönaich, comme on peut le voir par deux lettres de Voltaire, l'une à Gottsched, et l'autre au baron de Schönaich lui-même. Elles sont toutes deux du mois d'avril 1753, et font partie de la correspondance de Voltaire.XI-a Le baron de Schönaich avait envoyé à Frédéric, en 1761, son ouvrage allemand : Oden, Satiren, Briefe und Nachahmungen. Le Roi reçut cette collection dans les temps les plus difficiles de la guerre de sept ans, au camp de Bunzelwitz, et le 24 septembre il fit au poëte allemand la réponse que nous reproduisons, et que nous tirons du journal de Gottsched, Das Neueste aus der anmuthigen Gelehrsamkeit, Leipzig, 1761, t. II, p. 780. Quelque insignifiant que soit le contenu de cette lettre, nous avons cru devoir la réimprimer, aussi bien que la lettre de Frédéric à Lichtwer, parce que nous n'avons que peu de documents sur les relations du Roi avec les hommes de lettres allemands ses contemporains. Frédéric ne fait mention ni de Lichtwer ni du baron de Schönaich dans son traité De la littérature allemande.

<XII>

XIII. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. ANDRÉ DE GUDOWITSCH. (22 mai 1762.)

Frédéric raconte avec satisfaction, dans son Histoire de la guerre de sept ans (t. V, p. 175), et dans une lettre au marquis d'Argens,XII-a que le colonel russe de Gudowitsch lui apporta (le 20 février 1762) à Breslau, où était son quartier général, des assurances d'estime et d'amitié de la part de l'empereur Pierre III, et que lui, le Roi, s'ouvrit cordialement à ce favori de l'Empereur, pour ramener la bonne intelligence entre les deux cours par une paix solide et une parfaite union. Les suites de cette mission furent des plus heureuses, car la paix fut conclue à Saint-Pétersbourg le 5 mai 1762. Cette paix rétablit les affaires du Roi, ce qui explique les expressions de vive reconnaissance que contiennent la lettre et le post-scriptum adressés au brigadier de Gudowitsch, du quartier général de Bettlern, le 22 mai 1762. Nous avons tiré cette lettre du Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, par J.-D.-E. Preuss, t. II, p. 136 et 137, où elle avait été publiée pour la première fois, d'après le manuscrit original.

Outre la Table des matières, nous ajoutons à ce volume une Table chronologique générale des lettres contenues dans les treize groupes dont nous venons de faire l'énumération.

Berlin, le 1er août 1850.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<1>

I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LA MARQUISE DU CHATELET. (26 AOUT 1738 - 30 MAI 1744.)

<2><3>

1. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 26 août 1738.



Monseigneur,

Je viens de recevoir la galanterie charmante3-a de Votre Altesse Royale, et je m'en sers pour lui en marquer ma reconnaissance. Si vous aviez pu, monseigneur, m'envoyer votre génie, je pourrais me flatter de répondre aux vers dont vous avez accompagné ce joli présent, d'une façon digne de V. A. R.; mais je suis obligée de ne lui envoyer que de vile prose pour toutes les bontés dont elle m'honore. J'ai su par Thieriot que vous désiriez un ouvrage très-imparfait et très-indigne de vous être présenté, que MM. de l'Académie des sciences ont traité avec trop d'indulgence; je prendrai donc la liberté de l'envoyer à V. A. R. Mais le paquet est si gros et le mémoire si long, qu'il me faut un ordre positif de votre part. Je crains bien, quand vous me l'aurez donné, que V. A. R. ne s'en repente, et qu'elle ne perde la bonne opinion dont elle m'honore, et dont je fais assurément plus de cas que des prix de toutes les académies de l'Europe. J'espère que cette lecture engagera V. A. R. à m'éclairer de ses lumières. Je sais, monseigneur, que votre génie s'étend à tout, et je me flatte bien, pour l'honneur de la physique, qu'elle tient un petit coin dans votre immensité. L'étude de la nature est digne d'occuper un loisir que vous devrez un jour au bonheur des hommes, et que vous pouvez employer à présent à leur instruction.

M. de Voltaire est actuellement très-tourmenté de cette maladie dont M. de Keyserlingk a fait récit à V. A. R. : son plus grand chagrin,<4> monseigneur, est de se voir privé par là du plaisir qu'il trouve à vous marquer lui-même son admiration et son attachement. Les lettres dont vous l'honorez augmentent tous les jours l'un et l'autre.

V. A. R. a trouvé deux fautes dans la dernière Épître qu'il vous a envoyée, qui lui avaient échappé dans la chaleur de la composition, et dont je ne m'étais point aperçue en la lisant. Il les a corrigées sur-le-champ, tout malade qu'il est; ainsi, monseigneur, c'est vous qui nous instruisez même dans ce qui concerne une langue qui vous est étrangère, et qui nous est naturelle. Je me flatte que M. Jordan et M. de Keyserlingk seront aussi discrets que V. A. R., et que cette Épître, qui n'a point encore paru en France, ne courra point; c'est encore une obligation que nous aurons à V. A. R. Pour moi, monseigneur, qui vous admire depuis longtemps dans le silence, la plus grande que je puisse vous avoir, c'est de m'avoir procuré l'occasion de vous marquer moi-même les sentiments que les lettres dont vous honorez M. de Voltaire m'ont inspirés pour vous, et avec lesquels je suis, etc.

2. A LA MARQUISE DU CHATELET.

(Rheinsberg, octobre 1738.)



Madame,

Si j'ai pu vous obliger par l'encrier que j'ai pris la liberté de vous offrir, j'en ai été récompensé suffisamment par la lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire. Je me trouve extrêmement flatté des sentiments avantageux que vous témoignez sur mon sujet, et je craindrais fort qu'une partie n'en disparût, si j'étais assez heureux pour vous voir. Il faut que le digne Voltaire vous ait connue, madame, lorsqu'il composa sa Henriade, et je jurerais presque que le ca<5>ractère de la reine Élisabeth d'Angleterre est tracé d'après le vôtre. En effet, on ne trouve nulle part en Europe, ni dans le monde entier, de dame dont l'esprit solide ait pu produire des ouvrages sur des matières aussi profondes que celles que vous traitez en vous jouant. J'espère de les admirer plus en détail, ces excellents ouvrages, lorsque je tiendrai de votre faveur les deux dissertations dont vous avez honoré l'Académie. Il ne me convient point de m'ériger en juge, mais il peut me convenir d'interroger. Je me tiendrai honoré de vos instructions; puissé-je en recevoir sur toutes sortes de sujets! Fontenelle dit que les hommes font des fautes, et que les grands hommes les avouent. M. de Voltaire ne dément ce caractère en quoi que ce soit. J'ai hasardé des doutes que j'avais sur quelques vers de ses Épîtres, et il les corrige. Il faut avoir autant de supériorité qu'il en a sur le reste des hommes pour avoir autant de condescendance. Vous connaissez son mérite, et j'ose m'adresser à vous, madame, pour l'assurer que je le compte au rang de mes vrais amis, c'est-à-dire que je me fie à sa sincérité.

Que vous êtes heureuse, madame, de posséder un homme unique comme Voltaire, avec tous les talents que vous tenez de la nature! Je me sentirais tenté d'être envieux, si je n'abhorrais l'envie; mais je sens bien que je ne pourrai m'empêcher d'être de vos admirateurs. Je sais que vous enchantez les personnes par vos grâces, et que vous les surprenez par la profondeur de vos connaissances. J'ai vu de vos vers charmants, je viens de recevoir de votre prose; mais malheureux qui ne vous entretient que par lettres, et qui ne vous connaît qu'à la distance d'une centaine de lieues! J'en dirais bien davantage, si je ne craignais de vous importuner et de vous ennuyer, ainsi que ces acteurs qui jasent comme des pies borgnes, et qui récitent des tirades de deux cents vers d'arrache-pied sur le théâtre; et je sens trop que ma lettre ne pourrait vous dédommager d'un quart d'heure de conversation avec Voltaire, dont la maladie me touche vivement. Je<6> vous quitte, madame, pour lui écrire, vous assurant que je suis avec toute l'estime qui vous est due, et qu'on ne saurait vous refuser,

Votre très-affectionné ami et admirateur.

3. A LA MÊME.

Remusberg, 9 novembre 1738.



Madame,

J'ai reçu presque en même temps la lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire, et l'ouvrage instructif et laborieux que vous avez composé sur la nature du feu. Ce ne seront pas des ouvrages sortis de vos mains qui courront le risque de m'ennuyer; ils m'inspireront toujours l'admiration qu'ils méritent. Assurément, madame, sans vouloir vous flatter, je puis vous assurer que je n'aurais pas cru votre sexe, d'ailleurs avantageusement partagé du côté des grâces, capable d'aussi vastes connaissances, de recherches pénibles, de découvertes solides comme celles que renferme votre bel ouvrage. Les dames vous devront ce que la langue italienne devait au Tasse; cette langue, d'ailleurs molle et dépourvue de force, prenait un air mâle et de l'énergie lorsqu'elle était maniée par cet habile poëte. La beauté, qui fait pour l'ordinaire le plus grand mérite des dames, ne pourra être comptée qu'au nombre de vos moindres avantages. Quant à moi, j'ai lieu de me louer du sort, qui, me privant du bonheur d'admirer votre personne, me permet au moins de connaître toute l'étendue de votre esprit.

Mon ouvrage politique6-a ne mérite pas toutes les louanges qu'il<7> vous plaît de lui donner. Il n'y a qu'à penser librement pour en faire tout autant; le secret n'est pas bien grand, et je crois, pour peu qu'une personne eût connaissance des affaires de l'Europe, qu'elle en ferait autant, et qu'elle le ferait mieux. Je me sens né avec à peu près les mêmes inclinations que les respectables habitants de Cirey, à cette différence près que ce fruit qui mûrit si bien chez vous ne réussit pas de même chez moi. Je voltige de la métaphysique à la physique, de la morale à la logique, à l'histoire, de la musique à la poésie. Je ne fais qu'effleurer tout, sans réussir en rien. Votre exemple, madame, me servira toujours d'aiguillon pour me faire courir après cette gloire que vous avez acquise à si juste titre. Le plus grand plaisir que puisse goûter un être qui pense est, selon moi, celui de faire du bien, et, après, celui d'acquérir des connaissances; et les obstacles qu il nous faut vaincre pour acquérir ces connaissances font encore un plaisir nouveau. Vous connaissez trop ce plaisir pour que je vous en parle davantage; mais peut-être ne connaissez-vous point celui qu'on prend à vous écrire. Il est cause que les lettres s'allongent quelquefois plus qu'il ne faudrait. Je ne crois pas devoir vous en faire des excuses; je dois seulement vous prier de me croire avec tous les sentiments qu'inspire un mérite d'un caractère aussi distingué que le vôtre, etc.

4. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 29 décembre 1738.



Monseigneur,

Les louanges dont Votre Altesse Royale a daigné honorer l'Essai sur le feu, que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, sont un prix bien au-dessus de mes espérances. J'ose même espérer, monseigneur, qu'elles<8> sont une preuve de vos bontés pour moi, et alors elles me flattent bien davantage.

Les critiques que V. A. R. a bien voulu faire sur mon ouvrage, dans sa lettre à M. de Voltaire, me font voir que j'avais grande raison quand j'espérais que la physique entrerait dans votre immensité.

J'aurais assurément eu grand tort, si j'avais assuré que l'embrasement des forêts était ce qui avait fait connaître le feu aux hommes; mais il me semble que l'attrition étant un des plus puissants moyens pour exciter la puissance du feu, et peut-être le seul, un vent violent pourrait faire embraser les branches des arbres qu'il agiterait. Il est vrai qu'il faudrait un vent très-violent, mais, avec un vent donné, cela me paraît très-possible, quoique j'avoue que cela n'est que dans le rang des possibles.

A l'égard des étangs qui gèlent pendant l'été dans la Suisse, j'ai rapporté ce fait d'après M. de Musschenbroek, qui en fait mention dans ses Commentaires sur les Tentamina florentina.8-a Il y a en Franche-Comté un exemple de ce phénomène, dans ces grottes fameuses par leurs congélations; car un ruisseau qui traverse les grottes coule l'hiver, et gèle l'été. Je crois avoir rapporté ce fait au même article de la congélation; or ce qui arrive sous la terre peut arriver à la surface par les mêmes causes, qui sont vraisemblablement les sels et les nitres qui se mêlent à l'eau.

J'ai été charmée, monseigneur, d'apprendre que V. A. R. se faisait une bibliothèque de physique; je me flatte que vous me ferez part de vos lumières. Je m'estimerai bien heureuse, si mon goût pour cette science me procure quelquefois des occasions d'assurer V. A. R. de mon respectueux attachement. Je ne veux pas laisser échapper celle<9> de la nouvelle année; j'espère que vous me permettrez, monseigneur, de vous admirer toutes celles de ma vie, et de vous exprimer quelquefois les sentiments pleins de respect avec lesquels je suis, etc.

P. S. Je crois que V. A. R. a bien ri de la fatuité de Thieriot, qui s'est laissé persuader que le changement que M. de Voltaire a fait à sa première Épître le regardait, et qui a eu la simplicité de l'écrire à V. A. R.; mais je me flatte que V. A. R. ne l'a pas cru. Je la supplie cependant que cette plaisanterie reste entre elle et moi, et, si elle veut m'y répondre, je la prie que ce soit par une lettre particulière, par la voie de M. de Plötz,9-a ou par quelque autre qui ne soit pas la voie ordinaire de Thieriot. Si vous me le permettez, je vous en dirai quelque jour davantage sur cet article. M. de Keyserlingk a dû dire à V. A. R. de quelle façon je lui en ai parlé; je me flatte que vous me pardonnerez cette liberté. Je compte donner à V. A. R. une marque de mon respect et de mon attachement en lui faisant cette petite confidence, et je la supplie de n'en rien témoigner à M. de Voltaire ni à Thieriot, jusqu'à ce que je lui en aie dit davantage.

5. DE LA MÊME.

Cirey, 12 janvier 1739.



Monseigneur,

Quand j'eus l'honneur de parler à Votre Altesse Royale, dans ma dernière lettre, du sieur Thieriot, et que je lui demandai la permission de lui en dire davantage, je ne croyais pas être obligée d'anticiper cette<10> permission, et j'étais bien loin de croire que j'eusse à l'instruire aujourd'hui de choses bien plus importantes que celles dont je lui parlais dans cette lettre.

Les bontés singulières dont V. A. R. honore M. de Voltaire, et l'amitié de plus sacré de tous les nœuds) qui m'unit à lui, ne me permettent pas de différer à vous instruire de plusieurs faits dont V. A. R. sait peut-être déjà une partie.

Je sais par le sieur Thieriot lui-même, et je ne l'ai pas appris sans étonnement, qu'il envoie à V. A. R. toutes les brochures que les insectes du Parnasse et de la littérature font contre M. de Voltaire. Il m'assura que V. A. R. le lui ordonnait. « Je ne sais, lui dis-je, si M. le prince royal vous l'ordonne; mais ce que je sais bien, c'est que, si vous lui aviez appris les obligations que vous avez à M. de Voltaire, qu'il ignore, et que, en envoyant à S. A. R. toutes ces indignités, vous y eussiez mis le correctif que la reconnaissance exige de vous, le prince, loin de vous en savoir mauvais gré, eût conçu pour votre caractère une estime que votre conduite présente est bien loin de mériter. »

Malgré cette remontrance, il a continué à envoyer à V. A. R. tous les libelles qu'il peut ramasser contre M. de Voltaire. Mais comme j'ai vu, par les lettres de V. A. R. à M. de Voltaire, que toutes ces infamies, détestées du public, proscrites par les magistrats, et souvent ignorées à Paris, loin de diminuer les bontés de V. A. R. pour M. de Voltaire, les augmentaient encore, j'ai laissé faire le sieur Thieriot, d'autant plus que M. de Voltaire n'en a jamais laissé échapper la moindre plainte.

On me mande que Thieriot a envoyé en dernier lieu à V. A. R. un nouveau libelle de l'abbé Desfontaines, intitulé la Voltairomanie. Comme il y est question du sieur Thieriot, je crois qu'il est bon de faire connaître à V. A. R. quel est l'homme au nom duquel on ose donner dans ce libelle un démenti à M. de Voltaire, et qui ose l'envoyer à V. A. R.

<11>Quand le sieur Thieriot ne devrait à M. de Voltaire que ce que les devoirs les plus simples de la société exigent, la façon dont on parle de lui par rapport à M. de Voltaire dans cet infâme libelle devrait le révolter, et il ne devrait pas laisser subsister un moment le doute qu'il eût démenti ses lettres et ses discours pour un scélérat généralement méprisé, tel que l'abbé Desfontaines.

Mais que V. A. R. pensera-t-elle quand elle saura que le même Thieriot, qui veut aujourd'hui affecter la neutralité entre M. de Voltaire et son ennemi, n'est connu dans le monde que par les bienfaits de M. de Voltaire : qu'il n'est jamais entré dans une bonne maison que comme son portefeuille, comme un homme qui le répétait quelquefois; que M. de Voltaire, dont la générosité est bien au-dessus de ses talents, l'a nourri et logé pendant plus de dix ans; qu'il lui a fait présent des Lettres philosophiques, qui ont valu à Thieriot, de son aveu même, plus de deux cents guinées, et qui ont pensé perdre M. de Voltaire; et qu'il lui a enfin pardonné des infidélités, ce qui est plus que des bienfaits? Que penserez-vous, monseigneur, d'un homme qui, ayant de telles obligations à M. de Voltaire, loin de prendre aujourd'hui la défense de son bienfaiteur et de celui qui voulait bien le traiter comme son ami, affecte de ne plus se souvenir des choses qu'il a écrites plusieurs fois, et dont M. de Voltaire a les lettres, et qu'il a répétées encore devant moi, ici, cet automne, et craint de se compromettre, comme si un Thieriot pouvait jamais être compromis, et comme s'il y avait une façon plus ignominieuse de l'être que d'être accusé de manquer à tant de devoirs et à tant de liens, et de les trahir tous pour un Desfontaines?

Je me flatte que V. A. R. pardonnera la façon vive dont je lui écris, en faveur du sentiment qui allume ma juste indignation. M. de Voltaire respecte ses bienfaits et son amitié, et je suis bien sûre qu'il n'eût jamais instruit V. A. R. des faits que cette lettre contient; mais plus il est incapable de faire connaître Thieriot à V. A. R., plus je crois<12> remplir un devoir indispensable de l'amitié que j'ai pour lui et du respect que j'ai pour V. A. R., en l'instruisant de l'ingratitude du sieur Thieriot.

Je ne sais s'il est possible de le corriger; mais ce dont je suis sûre, c'est que le désir de plaire à V. A. R. et de mériter les bontés d'un prince aussi vertueux peut seul l'engager à l'être.

Vous savez, monseigneur, que les personnes publiques dépendent des circonstances; ainsi, quelque singulier qu'il soit que la conduite de Thieriot puisse porter quelque coup, cependant il serait désirable pour M. de Voltaire qu'il rendît publiquement dans cette occasion ce qu'il doit à la vérité et à la reconnaissance, et je suis persuadée qu'un mot de V. A. R. suffira pour le faire rentrer dans son devoir.

Je supplie encore V. A. R. d'être persuadée que jamais Thieriot ne serait venu à Cirey, si le titre d'un de vos serviteurs ne lui en eût ouvert l'entrée. M. de Voltaire, qui l'a comblé de tant de bienfaits, et qui respecte encore une connaissance de vingt années, le connaît cependant trop bien pour lui avoir jamais montré une seule ligne des lettres dont V. A. R. l'honore, ni de celles qu'il a l'honneur de vous écrire.

Quelque méprisable que soit l'auteur de l'infâme libelle dont j'ai parlé à V. A. R. dans cette lettre, il est, je crois, du devoir d'un honnête homme de repousser publiquement des calomnies publiques. M. du Châtelet, moi, tous les parents et tous les amis de M. de Voltaire lui ont donc conseillé de publier le mémoire que j'envoie à V. A. R. Il n'est pas encore imprimé, mais le respect de M. de Voltaire pour V. A. R. lui fait croire qu'il ne peut trop tôt lui envoyer la justification d'un homme qu'elle honore de tant de bontés.

Je supplie V. A. R. de ne point faire passer par M. Thieriot la réponse dont elle m'honorera : elle peut l'adresser en droiture à Vally en Champagne. Nous avons eu l'honneur, M. de Voltaire et moi, d'écrire à V. A. R. par M. Plötz.

<13>Malgré la longueur de cette lettre, je ne puis la finir sans marquer à V. A. R. combien je suis flattée de penser que les affaires de ma maison qui m'appellent ce printemps en Flandre me rapprocheront des États du Roi votre père, et pourront peut-être me procurer le bonheur d'assurer moi-même V. A. R. des sentiments de respect et d'admiration avec lesquels je suis, etc.

6. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 23 janvier 1739.



Madame,

Je serais inexcusable d'avoir critiqué quelques endroits de votre excellent ouvrage sur le feu, si ce n'était vous qui aviez désiré de savoir mes sentiments. Novice en physique, il y aurait eu beaucoup d'amour-propre et de présomption à toucher aux ouvrages des maîtres de l'art. Je suis si persuadé qu'il n'y a que la modestie et la docilité qui puissent en quelque manière excuser l'ignorance, que je n'abandonnerai jamais ce retranchement, à moins que des raisons aussi fortes que vos volontés ne m'en fassent sortir. C'est cette même volonté qui m'oblige de vous dire, avec la franchise que votre mérite exige de moi, que j'ai quelque peine à me persuader qu'un vent donné puisse jamais causer un embrasement dans les forêts. Je suis en un pays, madame, où, pour mon malheur, je suis plus à portée de faire de ces sortes d'expériences. En automne et au commencement du printemps, nous avons des vents qui font assurément honneur à l'impétuosité de Borée, et il arrive fréquemment qu'ils déracinent des chênes qui paraissaient cramponnés pour jamais en terre, tant leurs racines étaient solides et profondes. Les pays plus voisins du nord ont des vents plus<14> forts encore; mais il me semble qu'ils ne sauraient causer d'embrasement, à cause que l'écorce des arbres et la mousse qui y est attachée ne s'y prêteraient pas facilement.

Le désir de m'instruire ou la curiosité m'a fait interroger des personnes qui ont beaucoup voyagé en Suisse, et des Suisses même; mais toutes celles à qui j'ai parlé du phénomène rapporté par M. Musschenbroek se sont inscrites en faux contre ce fait. Peut-être qu'elles ne l'ont pas examiné avec des yeux philosophiques, ou que, peu attachées aux progrès des découvertes physiques, elles n'y ont point fait attention. Il me semble toutefois que, dans un ouvrage où, suivant le grand principe de Newton, tout doit se fonder sur des expériences certaines, il ne faudrait (je dis : ce me semble) point mêler les conjectures aux belles et curieuses expériences qu'on rapporte. Voilà le comble de l'impertinence, je décide de ce qu'à peine je commence à comprendre. Je vous en fais mille excuses; je vous prie de vous ressouvenir de mon âge, et que vous avez excité mon indiscrétion.

Oserais-je après cela vous exposer encore un doute sur lequel j'attends la décision de vos oracles? Vous expliquez, madame, la congélation de ces ruisseaux qui coulent dans les grottes de la Franche-Comté. Mais, s'il m'est permis de vous dire mon sentiment, il s'ensuivrait, la chaleur du soleil attirant beaucoup de parties nitreuses de la terre, et cette chaleur étant plus forte en été qu'en hiver, que les fleuves devraient geler en été et couler en hiver. L'expérience nous prouve cependant le contraire; ainsi je serais porté à croire que la congélation de ces ruisseaux a une raison particulière, qui pourrait peut-être se trouver dans les parties nitreuses mêlées au lit de ces ruisseaux, et en ce que ces exhalaisons, ne pouvant sortir de ces grottes de jour, retombent et se mêlent, la nuit, avec ces petits ruisseaux, et produisent ce phénomène si extraordinaire.

J'espère, madame, que vous voudrez bien me dessiller les yeux sur ces matières, afin que j'admire encore et les merveilles de la na<15>ture, et la vaste étendue de votre génie incomparable. Dès que je serai de retour à Remusberg, ce qui pourra être dans huit jours, j'entrerai dans la carrière de la physique, à laquelle vous faites tant d'honneur. Je suis ravi de ce que vous voulez bien que je m'adresse à vous pour avoir des éclaircissements, et je pourrai me glorifier qu'une belle et jeune dame aura été mon guide dans le pays de la nature. D'autres se dégoûtent des sciences par la pédanterie de ceux qui les enseignent; je m'y livrerai comme à une passion. Émilie, les Grâces, et, que sait-on? l'Amour même, seront mes maîtres.

Il n'y a qu'à connaître M. de Voltaire et Thieriot pour juger lequel des deux doit être au-dessus de la critique de l'autre. J'ai d'abord soupçonné quelque serpent caché sous les fleurs, lorsque Thieriot m'a annoncé d'un ton triomphant qu'il avait fait changer les Épîtres de notre digne ami. En un mot, Thieriot est très-propre à vous servir et à vous amuser. Son fonds d'amour-propre est le principe des soins qu'il se donne pour vos commissions et vos divertissements. Il m'écrit quelquefois des lettres où il paraît brouillé à jamais avec le bon sens; il n'a jamais le rhume que je n'en sois informé par un galimatias de quatre pages. Mais il se surpasse surtout dans le jugement et la critique qu'il fait des ouvrages d'esprit, et il escalade le superlatif lorsqu'il refond en son style les pensées de M. de Voltaire ou de quelque homme d'esprit. Pour moi, qui connais assez la façon originale de penser de notre incomparable poëte, je reconnais dans ces mauvaises copies les traits inimitables de l'original. Indépendamment de ces défauts, Thieriot est un bon garçon. Son exactitude et le désir qu'il a d'être utile le rendent estimable. Je n'abuserai point, madame, de la confidence que vous m'avez faite; je serais très-fâché de déranger vos petits divertissements. Je suis dans le cas de ne pouvoir rien vous souhaiter que vous ne possédiez déjà; avec votre génie et la compagnie de M. de Voltaire, je ne dois désirer que la continuation de votre bonheur. Je ne puis cependant m'oublier tout à fait moi-<16>même; si les vœux des humains peuvent avoir quelque efficace, les miens seront sûrement exaucés, ceux que je fais dans l'espérance d'admirer un jour de mes yeux les merveilles que la nature opère par votre personne. Je brûle d'envie de vous assurer des sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

7. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 16 février 1789.



Monseigneur,

Je reçois dans le moment la lettre dont Votre Altesse Royale m'a honorée. Je ne puis vous exprimer, monseigneur, la joie que j'ai de ce que V. A. R. est résolue à donner quelques moments de son loisir à la physique. L'étude de la nature est une occupation digne de votre génie, et je suis persuadée que cette carrière nouvelle vous fournira de nouveaux plaisirs. Pour moi, je suis bien sûre qu'il m'en reviendra des instructions. Si je ne craignais pas de vous importuner, je prierais V. A. R. de m'instruire du chemin qu'elle compte suivre dans cette étude. Je me flatte bien que la philosophie newtonienne sera celle que vous étudierez; Newton et son commentateur méritent cet honneur également.

Il n'y a pas moyen de soutenir davantage l'embrasement des forêts par le vent, puisque V. A. R. persiste à le croire impossible, et que M. de Voltaire est contre moi. Je trouve que ce qu'il mande sur cela à V. A. R. vaut mieux que tout mon ouvrage. Je suis plus hardie sur ce qui concerne le fleuve qui gèle, l'été, en Suisse; car je n'ai assuré sur cela autre chose, sinon que Scheuchzerus rapporte que, dans l'évêché de Bâle, il y a un fleuve qui gèle l'été et coule l'hiver.<17> Il y a des montagnes couvertes de glaces dans le Pérou, entre le 23e et le 24e degré de latitude, qui ne fondent jamais, et M. de Tournefort, dans son voyage du Levant, rapporte qu'à Trébizonde il gelait toutes les nuits, au mois de juillet, jusqu'au lever du soleil. Cependant les régions sont plus méridionales que les nôtres, et le soleil est par conséquent beaucoup plus longtemps sur l'horizon; et M. de Tournefort, qui a examiné la terre des climats, l'a trouvée très-chargée de sels et de nitre. Ce que V. A. R. dit sur les grottes de Besançon est très-vraisemblable; mais ces deux causes, les parties nitreuses que la chaleur du soleil fond et fait couler dans les grottes, et la terre qui en forme le lit, qui abonde vraisemblablement aussi en nitre et en sels, contribuent à ce phénomène. Mais il me semble qu'il ne s'ensuit pas que les fleuves dussent geler en été, car il est rare que, dans nos climats, la chaleur du soleil soit assez forte pour élever une assez grande quantité de particules nitreuses pour causer, la nuit, en retombant, la congélation des eaux courantes. C'est là une des raisons pour lesquelles ce phénomène est plus commun dans les pays chauds; mais il est nécessaire, de plus, pour l'opérer, que la terre abonde en nitre et en sels.

Avant de quitter la physique, oserais-je demander à V. A. R. si Thieriot lui envoya, il y a environ trois mois, un petit extrait du livre de M. de Voltaire, inséré dans le Journal des savants de septembre 1738?17-a Je n'avais pas osé le présenter moi-même à V. A. R.; mais j'avoue que je serais bien curieuse de savoir si elle en a été contente.

Puisque V. A. R. est informée de l'horrible libelle de l'abbé Desfontaines, elle ne sera pas fâchée sans doute d'apprendre la suite de cette affaire, à laquelle vos bontés pour M. de Voltaire font que V. A. R. s'intéresse. Tous les gens de lettres maltraités dans ce libelle ont signé des requêtes qui ont été présentées aux magistrats, et il y a<18> lieu d'espérer qu'ils feront une justice que le lieutenant criminel aurait faite à leur place. Ainsi la cause de M. de Voltaire devient la cause commune, et c'est en effet celle de tous les honnêtes gens.

On m'avait trompée en me mandant que Thieriot avait envoyé le libelle à V. A. R., et je voudrais bien que tous ses torts dans cette affaire ne fussent pas plus réels; mais il s'est très-mal conduit, et je ne l'attends au point où les sentiments de reconnaissance qu'il doit à M. de Voltaire auraient dû toujours le tenir que quand V. A. R. le lui aura ordonné. Il a eu l'imprudence de me mander qu'il avait envoyé à V. A. R. une lettre qu'il m'a écrite, et dont j'ai été très-offensée. Je ne sais trop sous quel prétexte il a cru pouvoir m'écrire une lettre ostensible, et comment il a osé envoyer cette lettre à V. A. R., qui devait lui paraître une énigme, si elle ne connaissait point la Voltairomanie. Ce qui est bien certain, c'est que Thieriot ne devait jamais, sans ma participation, montrer cette lettre à personne; or, non seulement il l'a presque rendue publique sans ma permission, mais il l'a envoyée à V. A. R. Je ne me soucie point du tout que le public soit informé que Thieriot m'écrit, et il ne lui convenait en aucune façon d'oser me compromettre. C'est ainsi qu'il a réparé les torts qu'il avait avec M. de Voltaire. Je ne m'attendais pas à être obligée d'écrire un factum sur Thieriot à V. A. R.; mais l'imprudence de ses démarches m'y a forcée. Il faut encore que vous me permettiez, monseigneur, de vous envoyer la copie de la lettre que madame la présidente de Bernières a écrite à M. de Voltaire sur cette malheureuse affaire; elle fera voir à V. A. R. à quel point les hommes peuvent porter la méchanceté et l'ingratitude, et combien Thieriot est coupable de n'en avoir pas usé avec M. de Voltaire comme a fait madame de Bernières, qui cependant lui doit bien moins.

Je suis désespérée de penser que je vais ce printemps dans un pays où V. A. R. était l'année passée; cependant je me console par l'idée que ce voyage me rapproche de V. A. R. et des pays qui sont sous la<19> domination du Roi votre père. Les terres que M. du Châtelet va retirer sont enclavées dans le comté de Loo, et ne sont pas loin du pays de Clèves. On dit que c'est un pays charmant et digne de faire la résidence d'un grand roi; cette idée m'empêchera de vendre ces terres, qui d'ailleurs sont, à ce qu'on m'assure, très-belles. Je vais aussi solliciter des procès à Bruxelles, et je me flatte que V. A. R. voudra bien alors m'accorder quelques recommandations. Tout cela fera un peu de tort à la physique; mais l'envie de me rendre digne du commerce de V. A. R. me fera sûrement trouver des moments pour l'étude.

Je demande à V. A. R. la permission de mettre une lettre pour M. de Keyserlingk dans son paquet, ne sachant où le prendre. J'espère, monseigneur, que vous voudrez bien aussi me permettre d'envoyer sous votre couvert deux exemplaires de mon ouvrage sur le feu, dont l'Académie vient de faire achever l'impression, l'un pour M. Jordan, et l'autre pour M. de Keyserlingk. Il faut enfin que je demande pour dernière grâce à V. A. R. de me pardonner la longueur de cette lettre en faveur des sentiments de respect et d'admiration qui me l'ont dictée, et avec lesquels je suis, etc.

P. S. Rousseau est retourné faire de mauvaises odes à Bruxelles. Je prie V. A. R. de m'écrire toujours par M. Plötz.

8. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 27 janvier 1739.



Madame,

Je suis extrêmement fâché, tant pour l'amour de votre repos que pour celui du digne Voltaire, de ce que Desfontaines et Rousseau ne<20> se lassent jamais de blasphémer contre l'Apollon de la France. J'ai fait écrire à Thieriot que je voulais avoir ce libelle, quelque affreux qu'il pût être; mais il ne me l'a pas envoyé encore. Lorsqu'on s'intéresse autant à quelqu'un que je le fais à M. de Voltaire, tout ce qui peut le regarder, d'une manière relative ou directe, devient intéressant; et quelque répugnance que j'aie à lire ces écrits qui sont l'opprobre de l'humanité et la honte des lettres, je me suis néanmoins imposé cette pénitence, afin d'être instruit des faits qui attirent ordinairement des suites après eux, et qui tiennent à une infinité de particularités et d'anecdotes. Thieriot m'a envoyé la copie de la lettre qu'il vous a adressée. Autant que j'en puis juger, Thieriot n'est point malicieux; mais, s'il biaise, ce n'est que par faiblesse et par timidité. Vous verrez, par la copie de ce que je lui ai fait écrire, que je lui ai fait sentir quels sont les devoirs d'un honnête homme, et que la probité et la reconnaissance sont des vertus si indispensables, que, sans elles, les hommes seraient pires que les monstres les plus affreux. Thieriot s'amendera, madame; il ne fallait que lui montrer ses devoirs et lui inspirer des sentiments. Vous n'avez à Cirey devant vos yeux que des vertus héroïques. Mais souvenez-vous que tout le monde n'est pas héros, et que le pauvre Thieriot ne peut être compté qu'au nombre de ces faibles mortels dont la vertu n'est que comme un thermomètre qui a besoin d'être échauffé par l'exemple d'une vertu supérieure pour se monter sur le même ton.

J'ai lu le mémoire du digne Voltaire, et j'ai déploré le temps précieux qu'il a employé à le composer. Si la réputation du chantre de la Henriade, de l'auteur de l'Histoire de Charles XII, du traducteur de Newton, n'était que d'un jour, il ferait assurément bien de se justifier et de se laver du venin de la calomnie aux yeux du public, comme le ferait un homme inconnu auquel ce public aurait pu faire injustice. Mais il me semble que M. de Voltaire est bien loin d'être dans ce cas; il est connu généralement, l'univers entier a ses ouvrages<21> entre les mains. La raison du bannissement de Rousseau, le procédé indigne et infâme de ce poëte, l'affaire de l'abbé Desfontaines, le service que Voltaire lui a rendu, tout cela sont, madame, des faits qui ne sont ignorés de personne. Un lecteur sensé se rappelle le caractère de Rousseau et l'ingratitude de Desfontaines en lisant leurs écrits, et il se révolte lorsqu'il voit les nouveaux libelles dont on ne cesse de poursuivre Voltaire. Il me semble, madame, qu'il aurait suffi de laisser penser le lecteur et de ne lui point répéter ce dont il est déjà instruit. D'ailleurs, M. de Voltaire se compromet en quelque manière lorsqu'il honore Rousseau et Desfontaines d'une réponse à leurs infâmes écrits; je crois qu'il aurait suffi de se plaindre au chancelier des auteurs indignes de ce libelle injurieux, et que la punition de ces infâmes aurait été plus honorable à M. de Voltaire que les horreurs de leur vie, dont il fait le portrait. Non, ce n'était point sur ces indignes originaux que devait s'exercer son pinceau; il est trop noble pour être avili de la sorte; ce sera moi qui revendiquerai le temps et les pensées que M. de Voltaire y a perdus. Se défendre contre des accusations est le pas le plus glissant pour l'amour-propre; il n'est guère possible de se justifier sans se louer soi-même, et rien n'est plus odieux que l'encens qu'un auteur brûle sur ses propres autels. Celui qui se justifie contre les traits que la calomnie a lancés sur son honneur est dans la triste nécessité de se louer soi-même; ainsi il me semble que ces apologies conviendraient mieux dans la bouche d'un ami; elles feraient plus d'honneur à la modération de la personne offensée, et elles en auraient d'autant plus de poids. Je m'offre très-volontiers à être l'apologiste de l'inimitable Voltaire toutes fois et quantes qu'il en aura besoin; ce sera Trajan qui fera le panégyrique de Pline.

Vous me flattez, madame, de vous approcher ce printemps de nos frontières, et j'ai le chagrin de vous apprendre que je prends un chemin tout opposé cette année; je compte de suivre le Roi en Prusse,<22> et ce ne sera que dans deux ans que je reverrai le pays de Clèves. Je suis bien malheureux de ce que le destin me paraît si contraire. Si je n'ai pas la satisfaction de vous voir, j'aurai du moins le plaisir de recevoir plus souvent de vos lettres. Je vous prie de me croire avec une estime infinie, etc.

9. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Cirey, 27 février 1789.



Monseigneur,

La lettre dont Votre Altesse Royale m'a honorée a versé du baume sur les blessures que les ennemis de M. de Voltaire et du genre humain ne cessent de lui faire. Il a suivi le conseil que V. A. R. daigne lui donner; il n'a point fait paraître son mémoire, il s'est plaint à M. le chancelier. L'affaire est renvoyée à M. Hérault, lieutenant-général de police, et j'espère que M. Hérault, qui a déjà condamné l'abbé Desfontaines en 1736 pour un libelle contre plusieurs membres de l'Académie française, vengera M. de Voltaire et le public. Tout ce que je désire, c'est que M. de Voltaire ne soit point obligé à quitter Cirey et ses études pour aller poursuivre sa vengeance à Paris, et je me flatte que le ministère public s'en chargera. L'intérêt que V. A. R. veut bien y prendre me persuade qu'elle sera bien aise de savoir à quoi en est une affaire qui est venue troubler si cruellement le repos d'un homme que V. A. R. honore de tant de bontés.

A l'égard de Thieriot, il est inexcusable d'avoir osé rendre publique une lettre qu'il lui a plu de m'écrire, que je ne lui demandais pas, et qu'il a montrée non seulement sans ma permission, mais même contre mes ordres. Je ne cache point à V. A. R. combien j'en<23> ai été offensée, et je ne crois pas qu'il s'avise davantage de compromettre ainsi mon nom. Je ne doute point que la lettre que V. A. R. lui a fait écrire ne le fasse rentrer dans son devoir, et j'ose assurer qu'il en avait besoin. Il est vrai que c'est une âme de boue; mais quand la faiblesse et l'amour-propre font faire les mêmes fautes que la méchanceté, ils sont aussi condamnables. Je crois, monseigneur, que vous faites bien de la grâce à sa vertu de la comparer à quelque chose; mais j'avoue que, sans application, votre comparaison du thermomètre m'a paru charmante. Elle est très-juste pour la plupart des hommes; elle a, de plus, un petit air de physicien qui me plaît infiniment. Mais, monseigneur, j'aurais bien quelques reproches à faire à V. A. R. sur la dernière lettre quelle a écrite à M. de Voltaire; j'avais cru que la physique serait dans mon département, mais je sens bien que ce Voltaire est ce que les Italiens appellent cattivo vicino.

L'expérience de la montre sous le récipient est très-ingénieuse; elle a été faite à Londres par M. Derham, et V. A. R. peut en voir le détail et le succès dans les Transactions philosophiques, no 294.23-a La privation de l'air ne causa aucune altération au mouvement de cette montre, ce qui est une belle preuve contre l'explication que les cartésiens donnaient du ressort; car, si la matière subtile en était la cause, l'air, qui est une matière très-subtile, devrait y contribuer. Il y a d'ailleurs d'autres raisonnements qui prouvent, premièrement, que cette matière subtile n'existe pas, et, secondement, que, quand elle existerait, elle ne pourrait causer le ressort. Mais, monseigneur, on est bien embarrassé pour savoir ce que c'est que le ressort. M. Boyle23-b l'a expliqué par l'attraction; mais je ne sais si son explication est satisfaisante, car l'attraction n'est pas toujours bonne à toute sauce, et on en a un peu abusé dans ces derniers temps. J'ai bien peur qu'il ne faille recourir à Dieu pour le ressort, et que ce ne soit un attribut<24> donné par lui à la matière, comme l'attraction, la mobilité et tant d'autres que nous connaissons et que nous ne connaissons pas; mais je suis encore bien ignorante sur tout cela. Je vais prendre auprès de moi un élève de M. Wolff pour me conduire dans le labyrinthe immense où se perd la nature; je vais quitter pour quelque temps la physique pour la géométrie. Je me suis aperçue que j'avais été un peu trop vite; il faut revenir sur mes pas. La géométrie est la clef de toutes les portes, et je vais travailler à l'acquérir. Je suis au désespoir du contre-temps qui rend les marches de V. A. R. si contraires aux miennes; mais je me console par le plaisir d'avoir une terre qui touche presque aux États du Roi votre père, et par l'espérance de vous y assurer quelque jour des sentiments respectueux avec lesquels je suis, etc.

10. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 8 mars 1739.



Madame,

L'approbation que vous donnez au dessein que j'ai formé d'étudier la physique, et votre exemple, m'encourageront merveilleusement dans cette nouvelle carrière. Le dérangement de ma santé m'a empêché jusqu'à présent d'y entrer; mais dès que je me sentirai tout à fait guéri, je compte de m'enrôler dans cette science sous vos bannières, conduit par la force de votre divin génie. Je me suis proposé de lire d'abord les mémoires de l'Académie des sciences, ensuite la Physique de Musschenbroek, et de finir par la Philosophie de Newton. J'éviterai soigneusement la géométrie, dont les calculs infinis m'épouvantent et passent mes forces; et je me contenterai de recueillir les<25> fleurs que les autres ont eu soin de cultiver. C'est, en abrégé, le plan que je me suis fait de cette étude; il faut se connaître soi-même, et j'ai su me dire que je n'ai ni le génie d'Émilie ni l'esprit universel de Voltaire pour embrasser de si vastes connaissances. Je me contente, en un mot, madame, de glaner sur vos pas, et je me dis sans cesse :

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur, etc.25-a

Les persécutions suscitées au digne Voltaire m'affligent véritablement. La France devrait conserver soigneusement le loisir précieux que ce digne auteur voue avec tant de générosité, aux dépens de sa santé même, au bien et à l'instruction du public. Cet homme aurait eu des statues au Capitole, on l'aurait déifié au Lycée; peut-être aurait-il occupé la place de Jupiter, s'il était venu au monde dans ce temps où l'admiration pour le mérite allait jusqu'à la superstition. Je suis sûr que M. de Voltaire aura pleine satisfaction au sujet de l'indigne Desfontaines; le procédé de ce fripon est trop insolent pour échapper à la vengeance des magistrats, et l'indignation publique doit, en cas d'injustice, tenir lieu à M. de Voltaire de la satisfaction la plus éclatante.

Thieriot est inexcusable dans sa conduite; mais, madame, il ne fallait pas prendre Thieriot pour ce qu'il n'est point et pour ce qu'il ne sera jamais. Il n'a pas la fermeté d'âme qu'on exige de lui, et la question se réduirait à savoir si Thieriot manque par malice ou par faiblesse. Je vous assurerais bien que ce n'est point par malice; vous le connaissez, madame, et vous savez qu'il n'a ni assez d'esprit ni assez de méchanceté pour être malicieux. Quel intérêt pourrait le porter à préjudicier à M. de Voltaire? Aucun. M. de Voltaire est son bienfaiteur; c'est, de plus, son idole, il lui rend un hommage continuel, ne pensant que d'après lui, et ruminant, si je puis m'exprimer ainsi, les pensées que M. de Voltaire a déjà digérées. Thieriot a, de<26> plus, fait métier toute sa vie de soutenir à cor et à cri les ouvrages de l'auteur de la Henriade. Quelle raison pourrait-il avoir pour se donner un démenti si manifeste? M. de Voltaire l'a-t-il mécontenté? Aucunement. Aurait-on eu de la froideur envers lui? Bien loin de là; vous l'avez comblé de bontés à Cirey, et il s'en est loué à tous ceux de sa connaissance. Vous conviendrez donc, madame, qu'une faute de jugement, une faiblesse d'esprit, qu'on ne doit imputer qu'à la nature, ont fait faire de fausses démarches à Thieriot; joignez à cela les mauvais conseils des personnes auxquelles il s'est confié; il faut passer quelque chose à l'humanité. Croyez-moi, madame, ne prenez point les choses à la rigueur; vous perdriez un homme qui vous est attaché, et dont l'unique défaut est de n'avoir pas reçu de la nature un jugement et un génie dignes de Cirey. Mais qui ne perdriez-vous pas de cette manière? Et si vous ne vouliez accorder votre amitié et vos bontés qu'à des personnes du mérite de M. de Voltaire, je vous avertis, madame, que le nombre de vos amis serait très-petit. J'ai fait écrire à Thieriot, et je le ferai encore, afin qu'il se conduise plus rondement, et qu'il ait plus de cœur qu'il n'en a témoigné jusqu'à présent. Je suis sûr que, si vous lui rendez vos bontés, elles l'encourageront beaucoup à bien faire.

Le zèle infini que vous me témoignez, madame, pour les intérêts de notre ami me charment. Souffrez, je vous prie, que je vous fasse en même temps ressouvenir de la philosophie, qui doit donner une certaine tranquillité d'âme par laquelle les hommes persécutés se mettent au-dessus de la persécution, et qui leur fait étouffer en quelque façon les mouvements tumultueux qu'enfantent en nous le ressentiment et toutes les passions. Il est sûr qu'il est bien difficile de parvenir à un certain état d'indifférence; mais je crois que la condition de l'humanité demande qu'on se munisse puissamment contre les chagrins, contre ce domaine inaliénable de notre état, et que quelque réflexion sérieuse sur la vie humaine nous apprenne à dimi<27>nuer nos chagrins pour les sentir moins, et à multiplier et grossir nos plaisirs afin d'en être plus vivement frappés. Il est certain que rien n'est plus sensible à une âme bien née que de se voir attaquée du côté de la réputation : c'est là le défaut de la cuirasse des grands hommes. Mais je me souviendrai toute ma vie du jugement qu'on a porté de Caton et de Cicéron. « Chez Caton, dit Montesquieu,27-a la vertu était le principal, et la gloire n'était rien; chez Cicéron, la gloire était le tout, et la vertu n'était que l'accessoire. » Lorsque l'on considère la vertu comme un bien qu'on ne saurait nous enlever, on méprise les projets frivoles des envieux et la puérilité des calomnies. Le digne Voltaire est en droit de les mépriser; son repos est trop précieux pour être troublé par des bagatelles semblables. Qu'il suive le conseil que le Mercure27-b de Lucien donnait à Jupiter, qui pensait devenir mélancolique des discours impertinents que tenaient les Athéniens sur son sujet. « Contentez-vous, lui disait Mercure, de gouverner le monde, et laissez-les parler. » Que M. de Voltaire se contente d'instruire, de gouverner le monde savant, et qu'il méprise des choses qui lui sont aussi inférieures que le Lycée l'était à l'Olympe. Je regrette beaucoup que, vous sachant plus dans notre voisinage que par le passé, je ne puisse pas contenter le désir que j'ai, madame, de vous admirer et de vous donner en personne des marques de mon estime. Mon étoile ne m'a jamais été trop propice, et je commence à m'accoutumer à ses perfidies. Je lui pardonnerais volontiers toutes les autres infidélités qu'elle m'a faites : mais le tour qu'elle me joue aujourd'hui est des plus sanglants. Pour l'en punir, je prierai quelque astronome de l'exiler au fond des cieux, à quelques millions de lieues plus loin du soleil. La punition serait grande, mais elle n'égalerait pourtant point ce que mérite sa noirceur.

<28>Mais quittons les figures. Vous remarquez vous-même, je m'en assure, qu'on fait une grande perte quand on manque l'occasion de vous voir. J'en fais la triste expérience, et il semble que le sort me prépare le destin de Tantale; il vous expose, pour ainsi dire, à ma vue, pour augmenter mes désirs et ma curiosité, et en même temps il me met dans l'impossibilité de me satisfaire. Je ne pourrais faire un meilleur usage de mon crédit et de mes amis qu'en les employant pour vous. Ma volonté sera toujours la même, et il ne dépendra que de l'occasion de la réaliser. Je suis, etc.

11. A LA MÊME.

Remusberg, 15 avril 1739.



Madame,

Les chagrins du digne Voltaire m'ont été extrêmement sensibles. Je suis tout de feu pour mes amis, et tout ce qui les regarde me touche autant que si cela me regardait personnellement; je n'aime point les amis qui se tiennent comme ces tranquilles Euménides de l'opéra lorsque leurs amis ont besoin de leur secours. Aussi vais-je m'intéresser pour le digne Voltaire, sans qu'il m'en ait sollicité; j'écrirai, pour cet effet, par l'ordinaire prochain au marquis de La Chétardie,28-a et je ferai jouer tous mes ressorts pour rendre le calme à un homme qui a si souvent travaillé pour ma satisfaction.

Il faut que Voltaire se contente de mépriser ses ennemis; c'est en vérité toute la grâce qu'il leur peut faire. Il se rabaisserait trop en se mettant en compromis avec eux, et sa plume est trop noble pour<29> s'escrimer contre des armes qui n'ont de force que tant que la malice et la calomnie les soutiennent. Je suis donc bien aise qu'il ait pris le parti du silence.

Vous m'attaquez, madame, du côté de la physique, et je ne trouve de salut que dans la fuite. J'ai fait si peu de progrès dans la connaissance de la nature, que je me garderai bien d'entrer en lice avec vous. Ce de quoi je conviens cependant très-volontiers, c'est qu'il y a beaucoup de choses dans la nature qui nous sont cachées, et qui apparemment le seront toujours.

Je me consolerais à la vérité facilement d'ignorer le ressort de l'air, la cohérence, etc., si j'avais l'avantage de vous connaître personnellement. Vous jugez bien, madame, qu'il m'est d'autant plus douloureux de vous savoir sur les confins des États du Roi mon père, et de ne pouvoir profiter de ce voisinage. Je ne sais quelle force centrifuge me pousse malgré moi en Prusse; mais je sens bien que je porte en moi un principe qui dirigerait mes pas d'un côté tout différent. Soyez-en persuadée, madame, comme de tous les sentiments avec lesquels je suis

Votre très-affectionné ami.

12. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Bruxelles, 1er août 1739.



Monseigneur,

J'ai tant de remercîments à faire à Votre Altesse Royale, et tant de pardons à lui demander, que je suis embarrassée entre ma reconnaissance et ma confusion. V. A. R. a su la vie errante que j'ai menée depuis trois mois, et c'est encore sur le point de partir que j'ai l'hon<30>neur de vous écrire. Je vais passer une quinzaine de jours à Paris, et je voudrais bien, pendant que j'y serai, recevoir quelques ordres de V. A. R., et couper l'herbe sous le pied à Thieriot. Mon séjour en Flandre a été rempli par vos bienfaits. Vous avez su sans doute, monseigneur, que celui30-a qui en était chargé nous trouva à Enghien, répétant une comédie. Nous descendîmes promptement du théâtre pour aller jouer une partie de quadrille avec ces boîtes charmantes et pleines de grâces et de galanterie que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'envoyer. Quelques jours après, le duc d'Aremberg vint célébrer ici la santé de V. A. R. avec ce bon vin de Hongrie, qui est véritablement du nectar. Nous avons encore pris cette liberté avec M. Schilling;30-b car V. A. R. doit bien me rendre la justice de croire que, dès que je sais un Prussien dans Bruxelles, mon plus grand soin est de saisir cette occasion de parler de vous et de m'informer d'un prince qui m'honore de tant de bontés, et que j'admire par tant de titres.

Je n'ose demander à V. A. R. des nouvelles de ses progrès en physique, car je vois, par les lettres dont elle honore M. de Voltaire, que Machiavel et la poésie ont la préférence. J'espère pourtant que quelque jour vous donnerez quelques moments à une science si digne de vous occuper, et je vous avoue, monseigneur, que mes désirs là-dessus sont un peu intéressés, car je me flatte que mon commerce en serait plus agréable à V. A. R.

Je ne puis vous exprimer la tristesse que j'ai sentie dans mon voyage au pays de Liége, quand j'ai pensé que, l'année passée, V. A. R. était presque dans ces cantons. Mais, monseigneur, n'y reviendrez-vous jamais? Je prévois que je jouerai longtemps ici le rôle de la comtesse de Pimbesche,30-c et je m'en console dans l'espérance que mes procès<31> me feront gagner le temps où le Roi votre père viendra voir ses États méridionaux, car je compte revenir de Paris ici pour mon hiver, et plus.

V. A. R. a su sans doute que l'abbé Desfontaines a été obligé de désavouer la Voltairomanie entre les mains de M. Hérault, lieutenant de police, et que son désaveu a été mis dans les gazettes. L'intérêt que V. A. R. a daigné prendre à cette malheureuse affaire, et la façon pleine de bonté dont elle a bien voulu m'en parler, m'ont fait croire que ce détail lui serait agréable.

Nous reverrons Thieriot à Paris, et je me sens fort portée à user envers lui de cette indulgence dont la faiblesse de son caractère me paraît très-digne, et à laquelle V. A. R. m'a exhortée. C'est à vous, monseigneur, à donner l'exemple de toutes les vertus; ceux qui les admirent de près sont plus heureux, mais personne ne peut être avec plus de respect et d'attachement que moi, etc.

13. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 20 août 1739.



Madame,

Après avoir fait cent milles d'Allemagne en quatre jours, il ne me fallait pas moins qu'une lettre de votre part pour me rappeler à la vie. Dans six semaines d'absence, j'ai parcouru une infinité de pays, de contrées et de villes, j'ai vu quelques millions d'hommes; mais je puis vous jurer, madame, que parmi cette prodigieuse quantité il ne s'en est pas trouvé un digne de recevoir la bourgeoisie de Cirey.

Je suis bien aise d'apprendre que le petit hommage d'ambre que vous a fait la Prusse vous a été agréable. L'ambre est de l'encens; on<32> s'en sert dans toutes les églises catholiques, et même les Indiens en parfument leurs idoles. Pourquoi cet encens ne fumerait-il point à Cirey, dans ce temple de la Vérité et de l'Amitié, où l'usage en est plus légitime que dans ces lieux consacrés par l'erreur et peuplés par la superstition?

Si j'apprends que le vin de Hongrie fasse du bien à notre cher et digne ami, et s'il est de votre goût, je continuerai de vous en fournir. Il est bien juste que chaque pays vous paye le tribut de ce qu'il produit de plus exquis.

Vous voulez, madame, que je m'applique à la physique, pour que votre commerce ne m'ennuie point, comme il vous plaît de le dire. Il me semble cependant que cette précaution est prise de fort loin; un jeune homme, pour peu qu'il ait de sensibilité, ne restera pas court avec une jeune, belle et aimable dame. Je sens bien que, si j'avais le plaisir de vous voir, je vous parlerais de tout autre chose que de physique, et que Newton, Maupertuis, Mairan32-a et Locke ne m'occuperaient guère en votre présence. Ménageons-nous les secours de ces savants hommes pour l'âge où le cœur glacé ne nous fournit plus rien à dire, et permettez-moi, madame, de préférer, à mon âge, la vivacité des sentiments aux charmes flegmatiques d'une correspondance physique.

Je suis occupé à présent à réfuter l'ennemi de l'humanité et le calomniateur des princes; je me délasserai de cet ouvrage entre les bras de la poésie, et je ramperai sur vos pas dans la carrière de la physique. Il n'est pas permis, madame, à tout le monde d'être universel; il en est des génies comme des sciences : les uns embrassent beaucoup plus d'objets que les autres. Pour moi, je m'aperçois bien que l'immensité est aussi peu mon partage que l'univers entier était celui d'Alexandre; je fais des efforts pour conquérir quelque petite province voisine, à peu près comme la France, qui s'empare tout douce<33>ment de l'île de Corse, après s'être mise en possession de la Lorraine, avec cette différence pourtant que la conquête de ces États se fait ou par violence, ou par supercherie, et que le pays des sciences ne se gagne que par un travail assidu, que toute finesse, que tout artifice pour s'en rendre le maître devient inutile, et que nous n'avons d'autres moyens pour nous les approprier que les forces de l'esprit. Vous autres qui marchez à pas de géant, vous vous imaginez que tout le monde a l'honneur d'être géant comme vous; mais je suis charmé que vous ayez ce défaut de l'humanité, que vous jugiez les autres par vous-mêmes. Daignez à l'avenir vous ressouvenir, madame, que les hommes peuvent se ressembler, mais que, malgré tout cela, ils diffèrent beaucoup d'esprit et de capacité.

Je suis bien aise d'apprendre que l'ami Voltaire a lieu d'être content de la manière dont on lui a fait justice à Paris. Il a très-bien fait de ne point écrire, et la satisfaction qu'il reçoit lui fait plus d'honneur que tous les factums ou tous les écrits par lesquels il se serait compromis. Je fais faire une édition magnifique de la Henriade; tout y sera digne de son auteur. Je lui écrirai dans quelques jours, et lui enverrai la préface33-a pour qu'il la corrige, s'il le juge à propos.

Tout ce qui me vient de vous, madame, me sera toujours très-agréable; les nouvelles de Paris, passant par vos mains, gagneront l'éclat qu'un diamant brut reçoit des mains du lapidaire habile, et, d'ailleurs, ce qui vous regarde, et ce qui touche votre aimable ami, me fera toute ma vie un plaisir infini. Je vous prie de me croire avec tous les sentiments de la plus parfaite estime,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

<34>

14. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Paris, hôtel de Richelieu, 13 octobre 1739.



Monseigneur,

Je ne veux pas être la dernière à marquer à Votre Altesse Royale combien la préface de la Henriade m'a paru digne du plus singulier éditeur qu'il y ait jamais eu. L'honneur que V. A. R. fait à M. de Voltaire est bien au-dessus du triomphe que l'on avait décerné au Tasse. Son attachement pour V. A. R. en est digne, et sa reconnaissance est proportionnée au bienfait.

Je ne suis pas assez ennemie du genre humain pour tirer V. A. R. du bel ouvrage qu'elle a entrepris d'en réfuter le corrupteur, pour lui faire apprendre quelques vérités de physique. Je vois, monseigneur, que vous encouragerez cette science, mais que vous avez un emploi plus précieux à faire de votre temps que de vous y appliquer. Pourvu que V. A. R. me conserve les mêmes bontés, je plaindrai la physique, mais je ne pourrai m'en plaindre. Je prends la liberté de lui envoyer la traduction italienne du premier chant de la Henriade. Je vais un peu sur les droits de M. de Voltaire; mais il a tant de ces sortes de présents à faire à V. A. R., que j'espère qu'il ne m'enviera pas cette petite occasion de lui faire ma cour. Je fais peu de vers, mais je les aime passionnément, et je crois que vous serez content de la fidélité et de la précision de la traduction que j'ai l'honneur de vous envoyer; l'auteur assure qu'il donnera le reste tout de suite.

Je suis arrivée à Paris dans un temps où tout était en feu et en joie, et j'ai retrouvé cette ville et ses habitants aussi aimables et aussi frivoles que je les avais laissés. Pour la cour, il s'y est fait de grandes révolutions, et il me semble qu'elle est à présent ce qu'elle doit être. Je quitte tout cela, non sans quelques regrets, pour des procès. J'espère que V. A. R. adoucira mon séjour de Bruxelles par les marques<35> de son souvenir; elle n'en peut honorer personne qui en sente mieux le prix, et qui soit avec plus de dévouement que moi, etc.

15. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 27 octobre 1739.



Madame,

J'étais vis-à-vis de Machiavel, lorsque j'eus le plaisir de recevoir votre lettre et la traduction italienne de la Henriade. Je me suis vu infiniment encouragé par les suffrages que vous donnez à la préface de la Henriade. Ce sont la vérité et la persuasion qui se sont exprimées par ma plume. Cet ouvrage se loue de lui-même, et je n'ai d'autre mérite que celui d'avoir arrangé les phrases. M. de Voltaire n'a pas besoin de panégyriste pour être estimé et goûté de l'Europe; aussi n'est-ce que d'un faible roseau que j'ai voulu étayer l'édifice de sa réputation.

Vous me demandez des nouvelles de Machiavel. Je compte de l'achever dans quinze jours. Je ne voudrais point présenter un ouvrage informe et mal digéré aux yeux du public. J'écris beaucoup, et j'efface davantage. Ce n'est encore qu'une masse d'argile grossière, à laquelle il faut donner la façon et le tour convenable; cependant je vous envoie l'Avant-propos, pour vous faire juger dans quel esprit cet ouvrage est composé. Il y a des matières sérieuses où il a fallu des réfutations solides; mais il y en a d'autres où j'ai cru qu'il était permis d'égayer le lecteur. Je ne sais rien de pire que l'ennui, et je crois que l'on instruit toujours mal le lecteur lorsqu'on le fait bâiller. Peut-être y a-t-il de la présomption, à mon âge, de me flatter d'instruire le public; mais peut-être n'y en a-t-il point à vouloir lui<36> plaire. J'aurais bien voulu semer par-ci par-là de ce sel attique tant estimé des anciens; mais ce n'est pas l'affaire de tout le monde. J'enverrai l'ouvrage, chapitre par chapitre, à M. de Voltaire. Votre jugement et votre goût me tiendra lieu de celui du public; je vous demande en amitié de ne point me déguiser vos sentiments.

Mais je m'aperçois que, comme l'éternel abbé de Chaulieu, je ne parle que de moi-même.36-a Je vous en demande mille pardons, madame; la matière m'entraîne, et Machiavel m'a séduit.

Pour changer de discours, je vous dirai que nous avons vu ici l'aimable Algarotti avec un certain mylord Baltimore,36-b non moins savant et non moins agréable que lui. J'ai senti tout le prix de leur bonne compagnie pendant huit jours, après quoi ils ont été relevés par ce Marcus Curtius des Français36-c qui se dévoue pour le bien de sa patrie, et qui va s'abîmer, dit-on, dans le plus grand gouffre des mers hyberborées. J'ai pensé le confesser en le voyant partir, regrettant toutefois qu'un aussi aimable homme allât se morfondre dans un climat et dans un pays aussi peu digne de lui que la Russie.

Il m'a dit mille biens de son monarque, et il a pensé me ranger de l'opinion de ces philosophes qui disent que c'est l'amour qui débrouille le chaos.36-d Que ce soit l'amour ou ce qu'il vous plaira, je ne m'en embarrasse point; mais je vous prie de croire que je ne suis pas aussi indifférent sur les sentiments que j'ai pour vous, et qu'il m'im<37>porte beaucoup que vous vouliez vous persuader de l'estime avec laquelle je suis,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

Ayez la bonté de faire mes amitiés à notre digne ami.

16. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Bruxelles, 29 décembre 1739.



Monseigneur,

Il n'est pas possible, après avoir lu la Réfutation de Machiavel,37-a de n'en pas remercier V. A. R. C'est bien de cet ouvrage que l'on peut dire ce que l'on disait du Télémaque, « que le bonheur du genre humain en naîtrait, s'il pouvait naître d'un livre. » J'espère, monseigneur, que vous nous enverrez la suite de ce bel ouvrage.

M. Algarotti m'a mandé avec quelle surprise il avait vu V. A. R.; la mienne est qu'il ait pu vous quitter.

Mon respect et mon attachement pour V. A. R. ne tiennent à aucune coutume; mais toutes celles qui me procurent une occasion de l'en assurer me sont précieuses. Ainsi je profite de la nouvelle année pour vous réitérer, monseigneur, les assurances de tous les sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

<38>

17. DE LA MÉME.

Bruxelles, 4 mars 1740.



Monseigneur,

Je lis actuellement la suite du bel ouvrage de Votre Altesse Royale; mais j'ai trop d'impatience de lui dire combien j'en suis enchantée pour attendre que j'en aie fini la lecture. Il faut, monseigneur, pour le bonheur du monde, que V. A. R. donne cet ouvrage au public. Votre nom n'y sera pas, mais votre cachet, je veux dire, cet amour du bien public et de l'humanité y sera, et il n'y a aucun de ceux qui ont le bonheur de connaître V. A. R. qui ne l'y doive reconnaître. En lisant l'Antimachiavel, on croirait que V. A. R. ne s'est occupée toute sa vie que des méditations de la politique; mais moi, qui sais que ses talents s'étendent à tout, j'oserais lui parler de la métaphysique de Wolff et de Leibniz, dont je me suis imaginé de faire une petite esquisse en français, si la lecture des ouvrages de V. A. R. me laissait assez de témérité pour lui envoyer les miens. Ces idées sont toutes nouvelles pour les têtes françaises, et peut-être que, habillées à notre mode, elles pourraient réussir; mais il faudrait l'éloquence et la profondeur de V. A. R. pour remplir cette carrière. Cependant, si vous l'ordonnez, et si vos occupations vous en laissent le temps, j'aurai l'honneur d'en envoyer quelques chapitres à V. A. R. Il me semble que les habitants de Cirey, en quelque lieu qu'ils soient, vous doivent les prémices de leurs travaux, et si V. A. R. daignait corriger l'ouvrage, je serais bien sûre du succès.

Je suis, etc.

<39>

18. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Berlin, 18 mars 1740.



Madame,

Les ouvrages d'une dame qui réunit un esprit mâle et profond à la délicatesse et au goût qui est le partage de son sexe ne sauraient que m'être bien agréables; ce ne sera plus de Wolff, mais ce sera de la bouche de Minerve que je recevrai mes instructions. Il est à croire, madame, que vous rendrez wolffiens ceux qui liront votre ouvrage. L'esprit est facile à convaincre lorsque le cœur est touché. Je vous réponds de ma conviction; il ne dépend à présent que de vous de l'entreprendre en m'envoyant cet abrégé précieux. Il fallait à notre didactique et pesant philosophe allemand le secours d'un génie vif et éclairé comme le vôtre pour abréger l'ennui de ses répétitions et pour rendre agréable son extrême sécheresse; son or, passé par votre creuset, n'en deviendra que plus pur.

La Réfutation de Machiavel, dont votre indulgence m'applaudit, aurait peut-être mieux réussi, si j'avais eu tout le loisir nécessaire; mais il y a quatre mois que je suis ici, c'est-à-dire, dans l'endroit du monde le plus tumultueux et le moins propre à ce recueillement d'esprit que demandent des ouvrages réfléchis. J'ai fait une trêve avec Voltaire, le priant de m'accorder quelques semaines de délai, après quoi je lui ai promis d'être impitoyable à l'égard des fautes qui me sont échappées dans la composition de cet ouvrage.

Césarion convalescent vous marque lui-même, par la lettre ci-jointe, combien il est sensible à votre souvenir. Nous parlons de Cirey comme les Juifs de Jérusalem. En effet, votre maison mérite bien autant d'être appelée un temple que cet édifice superbe construit par Salomon, à la différence près que souvent la superstition et l'ignorance habitaient les sacrés portiques et le sanctuaire de ces<40> lieux détruits par Titus, et que la sagesse et les plaisirs ont établi leur domicile dans l'aimable maison dont vous et Voltaire êtes les divinités.

Si vous vous apercevez à Bruxelles de quelque légère fumée, d'une odeur d'ambre et d'un vent du nord, souvenez-vous que ce sont nos encens, et que vous ne recevez d'aucun lieu de la terre un culte aussi pur et des hommages aussi sincères que le sont les nôtres.

Je suis avec une très-parfaite estime,



Madame,

Votre très-affectionné ami.

19. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Versailles, 25 avril 1740.



Monseigneur,

J'envoie enfin à Votre Altesse Royale mon Essai de métaphysique; je souhaite et je crains presque également qu'elle ait le temps de le lire. Vous serez peut-être aussi étonné de le trouver imprimé que j'en suis honteuse; les circonstances qui l'ont rendu public seraient trop longues à expliquer à V. A. R. J'attends, pour savoir si je dois m'en repentir ou m'en applaudir, ce que V. A. R. en pensera. Je me souviens qu'elle a fait traduire sous ses yeux la Métaphysique de Wolff, et qu'elle en a même corrigé quelques endroits de sa main;40-a ainsi j'imagine que ces matières ne lui déplaisent point, puisqu'elle a daigné employer quelque partie de son temps à les lire.

V. A. R. verra par la préface que ce livre n'était destiné que pour l'éducation d'un fils unique que j'ai, et que j'aime avec une tendresse<41> extrême. J'ai cru que je ne pouvais lui en donner une plus grande preuve qu'en tâchant de le rendre un peu moins ignorant que ne l'est ordinairement notre jeunesse; et, voulant lui apprendre les éléments de la physique, j'ai été obligée d'en composer une. n'y ayant point en français de physique complète, ni qui soit à la portée de son âge. Mais comme je suis persuadée que la physique ne peut se passer de la métaphysique, sur laquelle elle est fondée, j'ai voulu lui donner une idée de la métaphysique de M. de Leibniz, que j'avoue être la seule qui m'ait satisfaite, quoiqu'il me reste encore bien des doutes.

L'ouvrage aura plusieurs tomes, dont il n'y en a encore que le premier qui soit commencé à imprimer. Je crois qu'il paraîtra vers la Pentecôte, et je prendrai la liberté d'en présenter un exemplaire à V. A. R., si elle est contente de ce que j'ai l'honneur de lui envoyer aujourd'hui.

Je m'aperçois que ma lettre est déjà très-longue, et que je n'ai point encore parlé à V. A. R. de ma reconnaissance de la boîte charmante qu'elle m'a fait la grâce de m'envoyer. Je n'ai jamais rien vu de plus joli et de plus agréablement monté; mais V. A. R. me per-mettra de lui dire qu'il lui manque son plus bel ornement, et que, quelque bien qu'elle m'ait traité, je suis très-jalouse du présent dont elle a honoré M. de Voltaire. Je crois qu'il a déjà envoyé à V. A. R. sa Métaphysique de Newton, et vous serez peut-être étonné que nous soyons d'avis si différent; mais je ne sais si V. A. R. a lu un rabâcheur français qu'on appelle Montaigne, qui, en parlant de deux hommes qu'une véritable amitié unissait, dit : « Ils avaient tout commun, hors le secret des autres et leurs opinions. » Il me semble même que notre amitié en est plus respectable et plus sûre, puisque même la diversité d'opinion ne l'a pu altérer; la liberté de philosopher est aussi nécessaire que la liberté de conscience. V. A. R. nous jugera, et l'envie de mériter son suffrage nous fera faire de nouveaux efforts. V. A. R. me permettra de la faire souvenir du Machiavel; je m'intéresse à la pu<42>blication d'un ouvrage qui doit être si utile au genre humain avec le même zèle que j'ai l'honneur d'être, etc.

20. A LA MARQUISE DU CHATELET.

Remusberg, 19 mai 1740.



Madame,

On ne saurait lire sans étonnement l'ouvrage d'un profond métaphysicien allemand traduit et refondu par une aimable dame française. Vous démentez si fort les défauts de votre nation, que je crois que je puis vous disputer avec quelque fondement à la France votre patrie; et si vous ne faites pas l'honneur aux Germains d'être Allemande tout à fait, du moins vous doit-on compter parmi ces intelligences supérieures que produisent toutes les nations, qui font un corps ensemble, et qu'on peut nommer des citoyens de l'univers. La France n'a produit jusqu'à nos jours que des femmes d'esprit ou des pédantes. Les Rambouillet,42-a les Deshoulières,42-b les Sévigné ont brillé par la beauté de leur génie et la finesse de leurs pensées; les Dacier étaient savantes, mais rien de plus. Vous nous faites voir un phénomène bien plus extraordinaire, et l'on peut dire, sans blesser votre modestie, que les sciences que vous possédez, et votre façon de penser et de vous exprimer, sont autant supérieures à celles de ces dames<43> que l'est le génie de Voltaire à celui de Boileau, ou celui de Newton à celui de Des Cartes. Vos Institutions physiques séduisent, et c'est beaucoup pour un livre de métaphysique. S'il m'est permis de vous dire mon sentiment sans déguisement, je crois qu'il y a quelques chapitres où vous pourriez resserrer le raisonnement sans l'affaiblir, et principalement celui de l'étendue, qui m'a paru tant soit peu diffus. Vous me ferez d'ailleurs plaisir et honneur de m'envoyer tout l'ouvrage achevé. On ne saurait assez vous encourager dans ce goût si rare que vous avez pour les sciences. J'espère que la facilité avec laquelle vous y faites des progrès si merveilleux encouragera les dames à vous suivre, et qu'elles renonceront enfin à ce misérable goût pour le jeu qui les avilit, et qui assurément ne peut que les rendre méprisables.

J'ai connu par la correspondance de M. de Voltaire qu'il était ami tolérant; et que serait l'amitié sans indulgence et sans politesse? La haine exerce un pouvoir tyrannique sur les esprits, elle fait des esclaves; mais l'amitié veut que tout soit libre comme elle. Il lui faut le cœur, mais elle est indifférente sur les opinions et les sentiments de l'esprit. Si l'on considère, d'ailleurs, ce que c'est que les opinions et les sectes, on verra que ce sont des points de vue différents d'un même objet aperçu par des yeux presbytes ou myopes; ce sont des combinaisons de raisonnements qu'une bagatelle souvent fait naître, et qu'un rien détruit; ce sont des saillies de notre imagination plus ou moins vive, plus ou moins bridée. C'est donc le dernier excès de la déraison que de renoncer à l'amitié d'une personne parce qu'elle avait cru que le soleil tourne autour du inonde, et qu'elle est persuadée à présent que c'est le monde qui tourne autour du soleil. Je pense que, lorsqu'on aime véritablement, l'amitié ne doit point être altérée par la maladie de l'ami : qu'il ait la petite vérole ou qu'il soit hypocondre, cela n'y changera rien, d'autant plus que le nœud de l'amitié n'est ni la santé du corps, ni la force du raisonnement.

<44>Je vous demande bien pardon, madame, de mon bavardage; je me flatte que ce sera la marquise du Châtelet qui lira ma lettre, et non pas l'auteur de la Métaphysique, entouré d'algèbre et armé d'un compas. Je ne puis vous envoyer rien de semblable aux admirables ouvrages que je tiens de votre sagacité et de vos bontés; il ne me reste qu'à vous assurer que j'ai plus que des raisons suffisantes pour être avec une très-parfaite estime,



Madame,

Votre très-fidèle ami et admirateur.

21. DE LA MARQUISE DU CHATELET.

Bruxelles, 11 juin 1740.



Sire,

Permettez-moi de venir joindre ma joie à celle de vos États et de l'Europe entière. Je me préparais à répondre à la lettre philosophique dont le Prince royal avait bien voulu m'honorer; mais je ne puis parler aujourd'hui à Votre Majesté que des vœux que je fais pour elle et du respect avec lequel je suis, etc.

22. DE LA MÊME.

Bruxelles, 14 juillet 1740.



Sire,

J'espère que M. de Camas44-a aura rendu compte à Votre Majesté du plaisir que j'ai eu de le voir et de m'entretenir avec lui de tout ce<45> qu'elle a déjà fait pour le bonheur de son peuple et pour sa gloire. V. M. peut aisément s'imaginer combien il a eu de questions à essuyer; je puis vous assurer que j'ai trouvé le jour que j'ai passé avec lui bien court, et que je ne lui ai pas dit la moitié de ce que j'avais à lui dire, quoique nous ayons toujours parlé de V. M. Je vois, par le choix qu'elle a fait de M. de Camas et de ses compagnons, qu'elle se connaît aussi bien en hommes qu'en philosophie. Je n'ai guère connu d'homme plus aimable, et qui inspire plus la confiance; aussi n'ai-je pu m'empêcher de lui laisser voir le désir extrême que j'ai d'admirer de près V. M. Nous en avons examiné ensemble les moyens, et j'espère qu'il en aura écrit à V. M. Il y en avait un, qui n'est plus à présent en mon pouvoir; je m'en console dans l'espérance que le voyage de V. M. à Clèves me mettra à portée de lui faire ma cour, et de ne devoir cette satisfaction qu'à mon attachement pour V. M. et au désir extrême que j'ai de l'en assurer moi-même. Je rougissais d'en avoir l'obligation à d'autres, et il me suffit que V. M. daigne le désirer pour que je fasse l'impossible pour y parvenir.

V. M. doit bien croire que, puisque le commencement des Institutions de physique ne lui a pas déplu, je vais presser la fin de l'impression, et j'espère les présenter à V. M., si j'ai le bonheur de la voir cet automne. Mais, Sire, il faut que je vous dise que le cœur me saigne de voir le genre humain privé de la Réfutation de Machiavel, et je ne puis trop rendre de grâces à V. M. de la bonté qu'elle a de m'excepter de la loi générale et de m'en promettre un exemplaire; c'est le don le plus précieux que V. M. puisse me faire. Je ne crois pas que l'édition s'en achève en Hollande; mais j'imagine que V. M. en fera tirer quelques exemplaires à Berlin, et qu'elle n'oubliera pas alors la personne du monde qui fait le plus de cas de cet incomparable ouvrage. Je ne connais rien de mieux écrit, et les pensées en sont si belles et si justes, qu'elles pourraient même se passer des charmes de l'éloquence. J'espère que V. M. sera servie comme elle le désire, et que<46> ce livre ne paraîtra point. M. de Voltaire ira même en Hollande, si sa présence y est nécessaire, comme je le crains infiniment, car les libraires de ce pays-là sont sujets à caution, et je puis assurer V. M. qu'il ne lui fera jamais de sacrifice plus sensible que celui de ce voyage. J'espère cependant encore qu'il pourra s'en dispenser.

V. M. a sans doute bien des admirateurs qu'elle ne connaît point; mais je ne puis cependant finir cette lettre sans lui parler d'un des plus zélés, qui m'appartient de fort près, et que M. de Camas a vu ici; c'est M. du Châtelet, fils du colonel des gardes du Grand-Duc. Il a passé exprès à Baireuth, en venant de Vienne ici, pour avoir le plaisir de parler de V. M. et de connaître la princesse sa sœur; il en est parti comblé des bontés que l'on a eues pour lui dans cette cour, et le cœur tout plein de Frédéric. Madame la margrave lui a donné un air de la composition de V. M. : nous l'avons fait exécuter. Je travaille à l'apprendre, car la musique de V. M. est bien savante pour un gosier français, et je ne désirerais de perfectionner le mien que pour chanter ses ouvrages et ses louanges. V. M. est à présent occupée à recevoir les hommages de ses sujets de Prusse; mais j'espère qu'elle est bien persuadée qu'on ne lui en rendra jamais de plus sincères et de plus respectueux que celle qui a l'honneur d'être, etc.

23. DE LA MÊME.

Bruxelles, 11 août 1740.



Sire,

Si le bonheur de voir Votre Majesté et de connaître celui que j'admire depuis si longtemps n'était pas la chose du monde que je désire le plus, ce serait celle que je craindrais davantage. Ces deux senti<47>ments se combattent en moi; mais je sens que le désir est le plus fort, et que, quelque chose qu'il puisse en coûter à mon amour-propre, j'attends l'honneur que V. M. me fait espérer avec un empressement égal à ma reconnaissance. J'ai recours à votre aimable Césarion, et je le supplie, lui qui me connaît, de bien dire à V. M. que je ne suis point telle que sa bonté pour moi me représente à son imagination, et que je ne mérite tout ce qu'elle daigne me dire de flatteur que par mon attachement et mon admiration pour V. M.

Croirez-vous, Sire, que, à la veille de recevoir la grâce dont V. M. veut m'honorer, j'ose lui en demander encore une autre? M. de Valori a mandé à M. de Voltaire, et les gazettes le disent presque, que V. M. honorera la France de sa présence. Je ne cherche point à pénétrer si le ministre et le gazetier ont raison; mais j'ose représenter à V. M. que Cirey est sur son chemin, et que je ne me consolerais jamais, si je n'avais pas l'honneur d'y recevoir celui à qui nous y avons si souvent adressé nos hommages. J'ai prié M. de Keyserlingk d'être mon intercesseur auprès de V. M. pour m'en obtenir cette grâce. Les grandes âmes s'attachent par leurs bienfaits; c'est là mon titre pour obtenir de V. M. la grâce que j'en espère.

V. M. ne fait point sans doute de grâce à demi; ainsi j'ose espérer qu'elle ne mettra point de bornes à celle qu'elle m'accorde, et quelle me mettra à portée de profiter de tous les moments qu'elle daigne m'accorder. J'implore encore ici l'intercession de Césarion, avec lequel j'entre dans des détails que je n'ose faire à V. M.

Je travaille à me rendre digne de ce que V. M. veut bien me dire sur l'ouvrage dont j'ai pris la liberté de lui envoyer le commencement. Il est fini depuis longtemps, et j'espère le présenter à V. M. J'ai le dessein de donner en français une philosophie entière dans le goût de celle de M. Wolff, mais avec une sauce française; je tâcherai de faire la sauce courte. Il me semble qu'un tel ouvrage nous manque. Ceux de M. Wolff rebuteraient la légèreté française par leur forme<48> seule; mais je suis persuadée que mes compatriotes goûteront cette façon précise et sévère de raisonner, quand on aura soin de ne les point effrayer par les mots de lemmes, de théorèmes et de démonstrations, qui nous semblent hors de leur sphère quand on les emploie hors de la géométrie. Il est cependant certain que la marche de l'esprit est la même pour toutes les vérités. Il est plus difficile de la démêler et de la suivre dans celles qui ne sont point soumises au calcul; mais cette difficulté doit encourager les personnes qui pensent, et qui doivent toutes sentir qu'une vérité n'est jamais trop achetée. Je crains de prouver le contraire à V. M. par cette énorme lettre, et que, quelque vrai que soit mon respect et mon attachement pour elle, V. M. n'ait pas la patience d'aller jusqu'aux assurances que prend la liberté de lui en réitérer, etc.

24. DE LA MÊME.

Bruxelles, 8 septembre 1740.



Sire,

Je ne sais ce qui m'afflige le plus, ou de savoir Votre Majesté malade, ou de perdre l'espérance de lui faire ma cour. J'espère qu'elle me saura quelque gré du sacrifice que je lui fais, et que la présence de celui qui vous rendra cette lettre,48-a et que j'espère que V. M. ne gardera pas longtemps, lui prouvera mieux que tout ce que je pourrais lui dire le respect et l'attachement avec lesquels je suis, etc.

<49>

25. DE LA MÊME.

Fontainebleau, 10 octobre 1740.



Sire,

J'ai partagé bien sensiblement le plaisir que M. de Voltaire a eu d'admirer de près le Marc-Aurèle moderne. Les lettres qu'il m'écrit ne sont pleines que des louanges de V. M. et du bonheur qu'il y a à passer ses jours auprès d'elle.

J'ai pris le temps qu'il est occupé à exécuter en Hollande les ordres de V. M., pour venir faire un tour à la cour de France, où quelques affaires m'appelaient, et où j'ai voulu juger par moi-même de l'état de celles de M. de Voltaire. Il a eu l'honneur d'en parler à V. M. Il n'y a rien de positif contre lui; mais une infinité de petites aigreurs accumulées peuvent faire le même effet que des torts réels. Il ne tiendrait qu'à V. M. de dissiper tous les nuages, et il suffirait que M. de Camas ne cachât point les bontés dont V. M. l'honore et l'intérêt qu'elle daigne prendre à lui. Je suis bien certaine que cela suffirait pour procurer à M. de Voltaire un repos dont il est juste qu'il jouisse, et dont sa santé a besoin. Je ne doute pas que V. M. ne lui donne cette nouvelle marque de ses bontés, et qu'elle ne fasse aujourd'hui par M. de Camas ce qu'elle daigna faire par M. de La Chétardie dans un temps où nous n'osions pas même en prier V. M. Louis XII disait qu'un roi de France ne devait point venger les injures d'un duc d'Orléans; mais je suis persuadée que V. M., faite pour surpasser en tout les meilleurs rois, pense qu'un roi de Prusse doit protéger ceux que le Prince royal honorait de son amitié. Je suis bien affligée de me trouver à une autre cour qu'à celle de V. M.; j'espère toujours que je pourrai satisfaire quelque jour le désir extrême que j'ai de l'admirer moi-même et de l'assurer de vive voix du respect et de l'attachement avec lesquels je suis, etc.

<50>

26. DE LA MÊME.

Bruxelles, 24 décembre 1740.



Sire,

Mon devoir et mon attachement pour Votre Majesté m'ordonnent également de l'assurer de mon respect au commencement de la nouvelle année. C'est avec ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.

27. DE LA MÊME.

Versailles, 2 juin 1742.



Sire,

Il m'est impossible de contenir ma joie et de ne la pas marquer à V. M.; les bontés dont elle m'honore m'autorisent à prendre cette liberté et à joindre ma voix au concert de louanges qui retentit ici au nom de V. M. Nous lui devons les avantages de la guerre, et je me flatte que nous lui devrons encore ceux de la paix. Pour moi, qui ai le bonheur d'avoir la première connu et admiré V. M., je serai toute ma vie celle qui prendrai le plus de part à sa gloire, et qui serai avec le plus profond respect, etc.

28. DE LA MÊME.

Paris, 7 mai 1743.



Sire,

Les bontés dont Votre Majesté m'honore m'autorisent à prendre la liberté de lui faire part du mariage de ma fille avec M. le duc de Mon<51>tenero-Caraffa. V. M. sait bien que, si mes vœux avaient été exaucés, c'aurait été à sa cour qu'elle aurait passé sa vie, et c'eût été un bonheur dont j'aurais été bien jalouse. Je ne perds cependant point l'espérance d'admirer quelque jour de près celui auquel j'ai voué depuis longtemps l'attachement le plus respectueux et le plus inviolable. C'est avec ces sentiments et le plus profond respect que je serai toute ma vie, etc.

29. DE LA MÊME.

Paris, 2 janvier 1744.



Sire,

Les occasions d'assurer Votre Majesté de mon respect et de mon attachement me sont trop précieuses pour ne pas profiter de celle que m'offre le commencement de l'année. Je ne sais ce qu'on peut y souhaiter à V. M.; il me semble qu'on ne peut désirer pour Achille que les années de Nestor. Pour moi, Sire, je désire que V. M. continue de m'honorer de ses bontés, et qu'elle soit bien persuadée du respect avec lequel je suis, etc.

30. DE LA MÊME.

Cirey, 30 mai 1744.



Sire,

Je prends la liberté d'envoyer à Votre Majesté une nouvelle édition de quelques pièces qu'elle a daigné recevoir avec bonté lorsqu'elles parurent pour la première fois. Les occasions de faire ma cour à<52> V. M. me sont trop précieuses pour en négliger aucune. J'espère qu'elle recevra avec sa bonté ordinaire ce nouvel hommage, que je rends plus encore au philosophe qu'au roi.

Si j'osais, je supplierais V. M. de me permettre de lui témoigner la joie que je ressens de voir S. A. R. la princesse Ulrique remplacer par ses talents la reine Christine; elle était seule digne de remplir le trône de cette illustre reine.

Je suis avec l'attachement le plus inviolable et le plus profond respect, etc.

<53>

II. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. JORDAN. (MAI 1738 —AVRIL 1745.)[Titelblatt]

<54><55>

1. A M. JORDAN.55-a

(Mai 1738.)

Jordan, tout bon poëte et tout peintre fameux
Doit exceller surtout par le rapport heureux
Des traits hardis, frappants, dont brille son ouvrage.
Avec l'original dont il offre l'image.
Le peintre scrupuleux doit, dans tous ses portraits.
Imiter le maintien, le coloris, les traits,
Et les effets divers que produit la nature;
Le poëte, évitant des mots la vaine enflure,
De justes attributs habile à se saisir,
Doit posséder surtout l'art de bien définir :
Le jugement de l'un est le coup d'œil de l'autre.
On ne peint point Caton avec un patenôtre,
Ni saint Pierre en pourpoint, ni la Vierge en pompons;
Les modes ont leur temps, ainsi que les saisons.
Chaque âge différent porte son caractère :
L'un est vif et brillant, l'autre est triste et sévère;
Et comme chacun d'eux a d'autres passions,
Il faut pour chacun d'eux d'autres expressions.
Que, fuyant l'ignorance et fuyant la paresse,
Un rimeur n'aille point, plein d'une folle ivresse,
Dépeindre la Fortune ou stable, ou sans bandeau,
Ou dérober au Temps ses ailes et sa faux,
Ou donner à la Mort le teint frais d'un chanoine,
Confondre le nectar avec de l'antimoine;
Car, pour apprécier un ornement séant,
Un nain ne doit jamais lui paraître un géant.
Un Zoïle ignoré, fameux comme Voltaire,
<56>Broglio pris sans vert, un Condé qu'on révère.
Tout poëte et tout peintre, exact également,
Doit fuir surtout du faux le triste aveuglement.
Rigide observateur de toute bienséance,
Qu'il place les objets selon leur convenance;
Et qu'un roi sur le trône ait le sceptre à la main,
Que César soit vêtu comme un héros romain,
Que, choisissant le vrai dans l'air, dans l'attitude,
Un Érasme, un Jordan soit dépeint en étude,
S'appuyant sur un bras, l'œil vif, spirituel,
Et l'esprit au-dessus du monde sensuel,
Méditant gravement quelque phrase oratoire,
Empoignant le papier, la plume et l'écritoire ....
Muse, tout doucement. Sage, discret Jordan,
Plus aimable qu'Érasme, autant ou plus savant,
Mais plus gueux de beaucoup, grâce au destin peu sage
Qui réunit sur toi ton bien, ton équipage,
Qui de livres rongés t'a rendu l'héritier,
Sans feu, sans lieu, d'ailleurs, même sans encrier,
Ma muse ne pouvant chanter ton écritoire
Sans faire à nos neveux une imposture noire,
Mais n'en rendant pas moins hommage à tes vertus,
Elle te servira de ce que sert Plutus.
Reçois donc par mes mains l'instrument de ta gloire;
Aux enfants d'Apollon il sert de réfectoire;
De tout auteur savant fidèle compagnon,
Organe de qui veut faire afficher son nom,
Dans le greffe, au barreau, le commis, le notaire,
Et Bernard,56-1 et Fleury, Réaumur,56-a et Voltaire,
En font à leur honneur sortir l'encre à grands flots,
Et Rollin des anciens en tire les travaux.
Du fond de ton esprit je vois déjà d'avance
Découler des torrents de sublime science;
Je vois déjà, rangés sur mes rayons nouveaux,
De tes heureux écrits les gros in-folios,
Croître et multiplier, ainsi qu'une famille,
<57>Les livres projetés dont ton esprit fourmille;
Je te vois, éclipsé sous leurs nombreux monceaux,
Oublier d'Hans Carvel le merveilleux anneau,57-a
O Jordan! souviens-toi que toute étude est vaine,
Qu'on y perd et son temps, sa vigueur, et sa peine,
Enfin qu'on n'a rien fait en ces terrestres lieux,
Si Ton n'a point appris le secret d'être heureux.

Vous aurez la bonté de faire la critique de la pièce. Les hyperboles y sont outrées; mais je vous jure qu'il n'y a rien de plus sec et de plus aride que le sujet de l'écritoire que je vous envoie. Il aurait été beaucoup plus naturel de l'accompagner simplement de deux mots de prose; tout homme sensé en aurait usé ainsi. C'est à la métromanie que je dois reprocher cette sottise et bien d'autres que j'ai faites dans ma vie. Souhaitez-moi par reconnaissance que celle-ci soit la dernière.

2. AU MÊME.

(Juin 1738.)

Voici une lettre que j'ai reçue de Voltaire, avec la réponse que j'y ai faite. Ayez la bonté de me marquer ce qu'il y faut corriger, et je le changerai. Comme ce n'est pas mon dessein de la transcrire, ne marquez rien dans la lettre même. Voici aussi l'Épître à Keyserlingk,57-b que vous pouvez copier corrigée, telle que la voilà. Comme je l'envoie à Voltaire, vous voudrez bien vous hâter de copier ma réponse, afin que demain à midi tout puisse être de retour ici. Faites mes amitiés à la princesse, et dites-lui que je lui écrirai demain, si j'en ai<58> le temps, et que je lui recommande le soin de sa santé. Mes amitiés à toute l'aimable société. Sum totus à toi. Knobelsdorff pourra me rapporter tout ce fatras d'écriture.

3. AU MÊME.

Ce 13 avril 1739.



Doctissime, sapientissime Jordane!

Les enfants de Fouqué,58-a dont je me suis chargé, doivent être mis au collége français de Berlin, qui est derrière ma maison. Ayez la bonté de prévenir les gens de ce collége, afin qu'on les reçoive, et qu'ils y soient entretenus à mes dépens, sur le pied du jeune Beausobre. Il faut qu'on leur fasse faire leurs humanités, et je réglerai le reste à mon arrivée à Berlin; je payerai alors tous les frais et dépens, qu'ils n'ont qu'à avancer jusqu'alors.

Je vous souhaite santé et contentement à Remusberg, et je vous prierai de me rendre visite lorsque nous serons un peu moins affairés. Voici une épitaphe que j'ai faite sur G ...,58-b à la réquisition de personnes auxquelles je n'ose ni ne puis rien refuser.

Ci-gît un maréchal, un ministre, et, de plus,
Un grand financier, un chanoine laïque.
Passants, qui connaissez sa fourbe politique,
Laissez dans l'oubli confondus
Et ses vices, et ses vertus.

<59>J'ai tâché d'y mettre le moins de fiel qu'il m'a été possible, afin que la modération, qui doit assaisonner toutes nos actions raisonnables, ne s'écarte pas de la poésie, non plus que du reste de ce que je puis faire.

Les insectes de Ruppin vous présentent leurs respects; les vieux bouquins s'humilient dans leur poussière et se mettent à vos pieds; et moi, je suis avec l'amitié que vous me connaissez

Votre zélé admirateur.

4. AU MÊME.

Ce 9 mai 1739.

Jordan, cher atome sceptique,
Dont le regard perçant de lynx
Et la rigoureuse critique
Te fait du peuple poétique
Plus craindre qu'à Thèbes le sphinx,
Voici de nouveau bavardage,
Que ton esprit judicieux
N'estimera point comme ouvrage
D'un dialectique sérieux.
Ma muse badine et volage,
Au lieu d'imiter le ramage
De quelque cygne harmonieux,
Se contente, dans son jeune âge,
D'un chant aisé, moins ennuyeux.
Qui n'a point l'art, comme Voltaire,
De prendre son vol jusqu'aux deux
Doit humblement raser la terre,
Cédant aux plus audacieux
L'art de l'oiseau porte-tonnerre
Qui plane et vole au haut des airs;
<60>Tandis que le serin en cage,
Malgré la prison et ses fers,
Sait goûter au moins l'avantage
De plaire par son gazouillage.
Tiens, je t'abandonne mes vers;
Corrige, efface, ajoute, lime.
Ne crains point qu'ils soient à couvert
D'un amour-propre follissime.
Je te verrais, la plume en main,
Rigoureusement les détruire,
Avec le sang-froid du Romain
Qui brûla sa main sans rien dire.

Vous aurez la bonté de me renvoyer ma pièce avec vos remarques, ce soir. Adieu, Mars m'appelle.

5. AU MÊME.

Pétersdorf, 23 juillet 1739.

Mon cher Jordan, nous voyageons il y aura trois semaines bientôt.60-a Il fait une chaleur comme si nous étions à califourchon sur un rayon du soleil; il fait une poussière comme si un nuage nous rendait invisibles aux passants. Avec cela, nous voyageons comme les anges, sans sommeil et presque sans aliments. Jugez donc si je ne suis pas à présent ce qu'on appelle un très-joli garçon. Si cela continue, on deviendra tout hébété et stupide. Mais je me perds dans mes comparaisons, et je vous grille assez mal à propos aux rayons hyperboliques du soleil.

Des nouvelles. Tout le monde se porte bien. Le Roi m'a donné<61> toute son économie de chevaux,61-a ce qui rapporte à présent dix à douze mille écus, et pourra monter dans quelques années à seize ou dix-huit mille. Je suis sûr que vous y prenez part; aussi en aurez-vous votre petite portion, et je verrai mes bons chevaux prussiens métamorphosés en livres dans votre bibliothèque.

Adieu, mon cher Jordan. N'oubliez point ceux à qui leur destinée très-ambulante fait parcourir les régions voisines des nations hyperborées, et qui soupirent après la tranquillité et le repos. Mes compliments aux êtres pensants qui pensent bien à Berlin.

6. AU MÊME.

Königsberg, 3 août 1739.

Mon cher Jordan, je vous envoie une lettre pour Voltaire, que vous copierez, que vous fermerez de votre cachet, et que vous ferez partir par la voie de Girard.61-b

Me voici donc arrivé dans la capitale d'un pays où l'on est foudroyé l'été, et où le monde crève de froid en hiver. C'est un pays plus propre à nourrir des ours qu'à servir de théâtre aux sciences. Les habitants, souples, flatteurs, rampants, mais fiers, hautains et arrogants, sont aussi fades dans leur humilité qu'insupportables par leur insolence. Les arts n'ont jamais été cultivés ici, et il y a grande apparence qu'ils ne le seront jamais. Je vous dirai cependant que j'ai entendu prêcher dimanche un ministre qui m'a surpris par son élo<62>quence. Je crois que la bonne déesse s'est égarée dans ce voisinage, et que, pour se mettre à l'abri des glaçons de Courlande, elle s'est logée sur la langue de ce prêtre. Je vous avoue que je n'ai jamais entendu de meilleur allemand, de plus belles phrases, ni un style plus coulant et mieux orné; et il faut avouer que ce M. Quandt62-a est sans contredit l'homme du royaume qui débite le plus noblement des pauvretés.

Mes oreilles sont si étourdies par l'éloquence bruyante de notre infanterie, qu'elles soupirent beaucoup après ces sons flatteurs et remplis de moëlleux qui les caressent, si j'ose me servir de ce terme, si agréablement dans la paisible et douce retraite de Remusberg.

Ma verve est pendue au croc; mais je sens bouillonner quelque chose dans ma tête, qui pronostique une inondation de vers assez prochaine. Aiguisez les dents de votre critique, aiguisez vos limes, car je vous avertis que je vous donnerai de la besogne. Enfin il me semble que j'ai encore cent mille riens à vous dire; il faut que la sagesse retienne l'intempérance de ma plume, et que je songe que doctissimus Jordanus a des occupations plus dignes de son profond savoir et de sa vaste érudition que celle de lire les billevesées que lui écrit un voyageur oisif, et qui se livre sans réserve au plaisir de babiller.

Adieu, seigneur. Soyez persuadé que, à parler sérieusement, il y a peu de personnes qui vous estiment plus que

Votre très-affectionné.

<63>

7. AU MÊME.

Königsberg, 8 août 1789.

Je vous écris le matin à quatre heures, faute d'autre temps. Vous me croirez bien occupé, si vous en jugez par ce début; mais vous changerez bientôt de sentiment, si vous daignez réfléchir au proverbe spirituel que je ne sais quel sage a inventé : Les apparences sont trompeuses.

Nous nous donnons tout l'exercice imaginable, et cela, depuis la pointe du jour jusqu'aux ténèbres de la nuit. Ne vous imaginez point que ce soit pour bouleverser le monde; ne croyez pas non plus que ce soit pour faire quelque grand ouvrage. Nous ne faisons que promener tout doucement avec nous l'oisiveté et l'ennui. Ce sont, je crois, les pénates de Königsberg, car les gens qu'on voit et l'air qu'on respire semblent ne nous imprimer autre chose. Enfin, mon cher, je suis à présent à la tête de presque toutes les affaires matrimoniales du pays. Vous savez que j'ai signé par le passé des dispenses de parenté; me voilà à présent près de partir pour les haras, où tout propagera gratis; ainsi je ferai multiplier les créatures de nos États, tant hommes que brutes. Si vous étiez ici, je vous donnerais le choix de la plus jolie fille lithuanienne ou de la plus belle cavale des haras. Au moins, que votre sagesse ne s'en scandalise point, car entre fille de ce pays et jument de haras, il n'y a que la différence de bête à bête.

Je serai le 17 à Berlin, où je compte bien de vous voir et de laisser déborder toute une mer d'idées que j'ai retenues par des digues et des boulevards de circonspection plus forts que ceux par lesquels les Hollandais enchaînent l'Océan. Si la comparaison vous paraît trop forte, il ne dépendra que de vous de la réduire à sa juste proportion.

<64>Adieu à Jordan et à sa bibliothèque. J'espère de revoir le premier leste et gai comme un pinson, et l'autre augmentée presque du double.

8. AU MÊME.

Aux haras de Prusse, 10 août 1739.

Mon cher Jordan, vous êtes le plus joli garçon du monde; vous m'envoyez tous les jours des lettres de Voltaire, des pièces nouvelles, et vous m'écrivez des lettres charmantes. Je ne vous renverrai rien pour tant de belles choses, car ce pays, si fécond en chevaux, si bien cultivé, si rempli de monde, ne fournit pas un seul être qui pense. Je vous assure, si je restais longtemps ici, que je perdrais le peu de bon sens que je puis avoir; mais, grâce au ciel, on y a mis ordre, car je pars samedi avant l'astre du jour, et je compte d'être à Berlin mardi, avant que la terre, emportée par son mouvement journalier, ait perdu de vue l'œil du monde.

En vérité, voilà de l'excellent, et je défie madame de Scudéry, Sarasin, Balzac avec Voiture d'avoir fait de plus beau phébus de leur vie. Je travaille actuellement à la préface de la Henriade;64-a j'espère que vous en serez content. J'ai trouvé un beau champ pour louer; il n'y a que des vérités à dire, et des vérités qui feront plaisir à l'auteur, sans pouvoir blesser la délicatesse du public.

Vous serez mille fois mieux avec Césarion que je ne suis ici; j'aimerais autant mourir que d'y rester. Un certain je ne sais quoi a glacé ma veine. Je ne sais si ce pays n'est pas propre pour penser, ou si le dieu des vers ne l'a jamais regardé d'un œil favorable; mais je<65> sens bien que la matière y domine beaucoup sur l'esprit. Je partirai samedi comme une fronde crétoise, et je voyagerai aussi vite qu'il me sera possible pour arriver mardi à sept heures du soir à Berlin. A présent, nous voici aux commissions : mes compliments à madame Rocoulle et au bon Truchsess. Vous pouvez envoyer par le premier ordinaire le dessin de mes armes et de ce que Honoré vous demande, car on en trouve à Berlin. Adressez-vous à Truchsess, qui vous le fera avoir.

Adieu, cher Jordan; je suis à vous, et je me mets à l'ombre de votre science, comme la timide tourterelle qui se cache dans le creux des chênes pour éviter l'impétuosité des tempêtes et pour fuir les griffes carnassières des oiseaux destructeurs.

9. AU MÊME.

Seigneur Jordan, on vous invite
A venir chez nous au plus vite,
Accompagné des agréments
Que vous mêlez si joliment
Dans vos discours pleins de sagesse.
Et qui plaisent également
Aux barbons et à la jeunesse.
Notre petit prêtre à rabat65-a
Vous marque son impatience;
Il veut, dit-il, votre présence
Pour célébrer un sien sabbat
Avec grande magnificence.
Son marguillier, ce petit fat,
Prétend en fredons marotiques
<66>Psalmodier de longs cantiques
Pour amuser les auditeurs;
Ils feront bâiller les apôtres.
Qui, je crois, du goût de nous autres.
Connaissent des plaisirs meilleurs.
Il est des raisons plus de mille
Pour vous faire quitter la ville.
Une grosse et jeune catin
D'accès et d'abord très-facile.
Dont vous nous avez fait le fin,
Croit qu'une beauté de Berlin,
Captivant votre cœur docile,
Vous retient chez elle sous main.
Revenez à votre catin.
Et rendez-lui le cœur tranquille.
Sans quoi nous verrons un matin
La pauvre fille, en vrai lutin,
De dépit et de jalousie
Se poignarder par fantaisie.
Pour Chasot, qui, dans son réduit,
En damné travaille sa flûte,
Qui fait enrager jour et nuit
Tous ses voisins, qu'il persécute,
D'un instrument tendre et charmant
Il tire des sons de trompette.
Wylich66-a en a mal à la tête,
Et ses voisins par conséquent;
Le fameux chantre de la Thrace
L'aurait puni de son audace.
Vous lui direz éloquemment,
D'un ton doux et d'un air bonasse :
De l'histoire de Marsyas,
Chasot, ne vous souvient-il pas?
Nos plaisirs, Jordan, vous séduisent,
Pour le coup, mes raisons suffisent,
Vous allez redoubler vos pas.
<67>Ah! je vous vois chercher vos bottes
Et vous couvrir de ce manteau
Qui, dix ans passés, fut nouveau.
Équipage d'âmes dévotes,
Volez sur l'aile de l'Amour;
Catin Vénus vous y convie,
Elle qui veut faire à son tour
Tout le bonheur de votre vie.

Cela signifie qu'on ne saurait se passer de vous à Rheinsberg : nous en avons fait l'épreuve pendant trois jours qui nous ont paru des années d'amants. Vous qui avez passé par là, vous devez savoir que ces années sont du triple plus longues que les années ordinaires; ainsi tenez-nous compte de notre impatience. La table a besoin de votre secours, la philosophie encore plus.

Nous vous attendons tous lundi au soir à Rheinsberg. Faites provision d'un fatras de bonne humeur, apportez-nous toute l'érudition de votre bibliothèque, sans en apporter la poussière, et comptez d'être reçu comme un homme qui nous est nécessaire.

10. AU MÊME.

Mon cher Jordan, ayez la bonté de rester à Berlin jusqu'à dimanche. Le comte Truchsess vous donnera quelque commission pour moi; il vous faudra louer une chaise pour m'apporter ce dont il vous chargera. Je vous rembourserai l'argent dès que vous arriverez à Remusberg. Je partirai demain au soir d'ici. Dans quinze jours au plus tard je pourrai rembourser vos frères67-a et me tirer des dettes.

<68>Ayez la bonté de faire commander par eux une tabatière d'or qui ait le poids de cent cinquante écus, et qui, avec la façon, qui sera toute simple, puisse monter au prix de deux cents écus. Il faudra, de plus, qu'on achète à part mon portrait en miniature, et qu'on l'y place quand elle sera achevée. Cette pièce est destinée à gagner quelque bonne âme; ainsi faites qu'on l'ait au plus tôt. Je me repose sur votre dextérité, sur votre prudence et sur votre discrétion, étant tout à vous.

11. AU MÊME.

Faites copier, s'il vous plaît, la lettre que je vous adresse, et marquez-moi les fautes que vous y trouverez. Je suis si occupé, que j'ai eu à peine le temps d'écrire à V. Machiavel est à moitié achevé. Nous avons juré aujourd'hui, que c'est une bénédiction, et j'espère de faire cette année une heureuse entrée et sortie à Berlin.

La chanson du grenadier français a été faite à tête reposée. Ordinairement ces sortes de vaudevilles ne sont pas rimés avec autant de justesse. Il me paraît que la chanson est trop exacte pour un grivois, et trop plate pour un bel esprit.

Adieu, à revoir jeudi.

<69>

12. AU MÊME.69-a

(Mars 1740.)

Je crois te voir, mon bon Jordan,
Te trémoussant d'inquiétude,
Quitter brusquement ton étude,
Chercher Chasot, ce fin Normand,
Ce Chasot, qui sert par semestre
Ou Diane, ou tantôt Vénus,
Et que retiennent en séquestre,
De leurs remèdes tout perclus,
Les disciples de saint Cornus.
Je vous vois partir tous les deux
Du paradis des bienheureux
Pour arriver au purgatoire.
Hélas! si je suivais mes vœux,
J'irais peupler ces mêmes lieux
Dont vous quittez le territoire,
Trop sage et trop voluptueux
Pour rechercher la vaine gloire
De vivre en cent ans dans l'histoire,
Sur les débris de mes aïeux.
Je crains ces honneurs ennuyeux,
L'étiquette et tout accessoire
D'un rang brillant et fastueux;
Je fuis ces chemins dangereux
Où nous entraîne la victoire,
Et ces précipices scabreux
Où les mortels ambitieux
Viennent au temple de Mémoire
Ériger en présomptueux
Quelque trophée audacieux.
Une âme vraiment amoureuse
Du doux, de l'aimable repos,
Dans un rang médiocre heureuse,
<70>N'ira point en impétueuse
Affronter la mer et ses flots,
Dans la tempête périlleuse
Gagner le titre de héros.
Qu'importe que le monde encense
Un nom gagné par cent travaux?
L'univers est plein d'inconstance;
L'on veut des fruits toujours nouveaux.
De l'esprit et de la vaillance,
Et des lauriers toujours plus beaux.
Laissons aux dieux leur avantage.
L'encens, le culte et la grandeur;
C'est un bien pesant esclavage
Que ce rang si supérieur.
L'amitié vaut mieux que l'hommage,
Le plaisir plus que la hauteur;
Et le mortel joyeux, volage,
Gai, vif, brillant, de belle humeur,
Mérite seul le nom de sage,
Lorsqu'il reconnaît son bonheur.
Le bruit, les soins et le tumulte
Ne valent pas la liberté;
Et tout l'embarras qui résulte
De l'ambitieuse vanité
Ne vaut pas le paisible culte
Qu'en une heureuse obscurité
L'esprit rend à la volupté.
Heureux qui, dans l'indépendance.
Vit content et vit ignoré,
Qui sagement a préféré
A la somptueuse opulence
L'état frugal et modéré,
Qui sait mépriser la richesse,
Et qui, par goût et par sagesse.
A fidèlement adoré
Le dieu de la délicatesse,
Des sentiments, de la noblesse,
Seul dieu d'un esprit éclairé!
<71>Hélas! d'une main importune
Déjà je me sens entraîner,
Et sur le char de la fortune
Mon sort me force de monter.
Adieu, tranquillité charmante,
Adieu, plaisirs jadis si doux,
Adieu, solitude savante,
Désormais je vivrai sans vous.
Mais non, que peut sur un cœur ferme
L'aveugle pouvoir du destin,
Le bien ou le mal que renferme
Un sort frivole et clandestin?
Ni la fureur de Tisiphone,
Ni l'éclat imposant du trône,
Sur moi n'opéreront rien.
Pour la grandeur qui m'environne
Mon cœur n'est que stoïcien;
Mais plus tendre que Philomèle,
A mes amis toujours fidèle,
Et moins leur roi, leur souverain,
Que frère, ami, vrai citoyen,
Du sein de la philosophie
Et des voluptés de la vie,
Tu me verras, toujours humain,
D'une allure simple et unie
Pacifier le genre humain.

13. AU MÊME.

Que te dirai-je, sinon que tu fais des vers comme Tibulle, et que tu penses comme Scarron?

Et sur votre lyre savante
J'entends encor la voix qui chante
<72>De l'immortel Anacréon;
Mais cette volupté qu'il vante
Était beaucoup moins indolente
Que celle de votre Apollon.
Pourquoi, malgré votre faiblesse,
Afficher la froide sagesse
D'un austère fils de Platon?

Personne ne vous en sait gré. Vous martyrisez votre chair dans ce monde, sans obtenir la couronne du martyre dans l'autre. Quelle triste occupation! Pour moi, qui vis selon les lois d'Épicure, et qui ne me refuse point au plaisir, je ne tire point vanité d'une sagesse que je ne possède pas, ni ne me vante des sottises que je fais.

Adieu. Je vais écrire au roi de France, composer un solo, faire des vers à Voltaire, changer les règlements de l'armée, et faire encore cent autres choses de cette espèce.

14. AU MÊME.

Jordan, mon critique et copiste,
Vous, qui poursuivez à la piste
Mes fautes en digne limier,
De grâce, daignez corriger
Raturer, effacer, transcrire
Ces vers que sous un olivier
Quelque Muse m'a fait écrire,
Ces vers que vous voudrez produire
Au bruxellois double coupeau,
Où Voltaire, notre héros,
Régit les Muses, et préside
Au bureau d'esprit, et décide
De l'esprit, du goût et des mots.
<73>Adieu. Crainte de vous déplaire,
Je renonce à mes chalumeaux,
Et, dans votre antre solitaire,
Mes vers vous vaudront des pavots.

15. AU MÊME.

Wésel, 2 septembre 1740.

Mon inspecteur des hôpitaux, je ne devais attendre de vous que des nouvelles des Petites-Maisons; mais comme votre génie est supérieur à vos emplois, vous avez su m'écrire de jolies choses. J'ai fait un voyage à Strasbourg, dont j'ai fait une description poétique73-a que j'ai envoyée à Voltaire; mais, faute de copiste, je n'en ai pu garder un double. J'ai eu deux accès de fièvre, je ne sais encore si ce sera tierce ou quarte. Mais ne vous en embarrassez pas; quoi que ce soit, il n'y a point de danger. Maupertuis est arrivé, joli garçon, aimable en compagnie, cependant de cent piques inférieur à Algarotti. Je prépare un petit esclandre à M. de Liége, et je veux voir quel train cela prendra, avant que de partir d'ici. Je n'ai point encore résolu où et comment je verrai Voltaire avec la marquise de l'Astrée;73-b mais je les verrai sûrement.

Adieu, bon Jordan de mon âme; ne m'oublie pas, et sois sûr de mon amitié.

<74>

16. AU MÊME.

Wésel, 7 septembre 1740.

De ma chétive infirmerie
A votre superbe hôpital,
Salut à Votre Seigneurie,
A son air grave et magistral.
La fièvre qui me persécute
M'arrête ici cruellement;
De quatre à quatre jours je lutte
Contre son triste acharnement.
Algarotti, dieu du génie
Et de la bonne compagnie,
Dissipe mes désagréments,
Et Maupertuis, qui le seconde,
Pétrit et aplatit le monde,
Afin de distraire mes sens.
Cependant ma rude ennemie
Revient toujours à pas pesants
Ronger la trame de ma vie
Avec ses sanguinaires dents.
Tu sais que du dieu d'Épidaure
Je ne fus jamais sectateur,
Et que, convaincu de l'erreur
Que l'ignare vulgaire adore,
J'ai ri du dupé, du trompeur.
Ainsi, bien qu'elle s'en offense,
Je néglige la Faculté,
Et je laisse à ma tempérance
Tout l'embarras de ma santé.

Je ne sais quand la fièvre me passera, mais elle commence pourtant à diminuer, ce qui me donne bonne espérance qu'elle me quittera bientôt. Pour toutes vos belles nouvelles, je n'en ai aucune autre à vous dire, sinon que je compte de voir Voltaire dimanche.<75> Comme je ne saurais voyager, j'espère qu'il se rendra ici. Je partirai jeudi pour Hamm. J'irai lentement, si la fièvre ne me quitte; mais si je m'en défais, j'arriverai plus promptement. Adieu, cher Jordan,

Que le ciel veuille préserver
De malheur et de maladie,
Pour qu'on puisse le retrouver
Gai, content et rempli de vie!

17. AU MÊME

La fièvre et moi, nous voyageons ensemble;
Nous avons fait grande amitié, dit-on.
De son côté je le crois, ce me semble,
Mais quant au mien, je vous jure que non.
Si c'est payer de trop d'indifférence
L'excès fâcheux de sa fidélité,
Je fais aveu qu'avec peu de bonté
J'ai soutenu sa barbare souffrance.
Telle en hymen l'assommante constance
N'est dans le fond qu'une importunité
Quand par malheur l'une ou l'autre partie
Contre son goût se voit mal assortie,
Et que l'amour, distrait de son côté,
N'a pas ces nœuds lui-même cimenté
Par des désirs d'égale pétulance.
Écoute, ami, voici la différence
De ces tableaux si conformes de traits :
D'avec la fièvre un docteur nous sépare,
Mais de l'hymen, une loi plus barbare
Veut que ce soit en révérend congrès
Qu'on examine une si triste histoire,
<76>Ou, si l'on veut, même en plein consistoire
Qu'on fasse aveu de ses honteux secrets.
Et pourquoi donc ton style lamentable?
Ne me plains point, mon cas est supportable,
Mon tribunal n'est qu'à la Faculté.
A son arrêt je reprends ma santé,
Et dans l'instant tout mon mal est au diable.

Malheur aux maris qui ont de mauvaises femmes, ou aux femmes qui ont de mauvais maris! Pour moi, je n'ai que la fièvre; des pilules, des poudres, des gouttes, des clystères plaideront si bien pour moi, que vous n'aurez plus besoin de lamentations.

Adieu, Jordan. Je crois que je serai lundi à Charlottenbourg.

18. AU MÊME.

Potsdam, 24 septembre 1740.

Très-respectable inspecteur des pauvres, invalides, orphelins, fous, et des Petites-Maisons, j'ai lu avec une mûre méditation la très-profonde lettre jordanique que je viens de recevoir, et j'ai résolu de faire venir votre savant fourré de grec, syriaque et hébreu. Écris à Voltaire que, quoique je l'aie refusé, je me suis ravisé, et que je voudrais de son petit Fourmont diminutif.76-a

J'ai vu ce Voltaire,76-b que j'étais si curieux de connaître; mais je l'ai vu, ayant ma fièvre quarte et l'esprit aussi débandé que le corps af<77>faibli. Enfin avec gens de son espèce il ne faut point être malade; il faut même se porter très-bien, et être mieux qu'à son ordinaire, si l'on peut. Il a l'éloquence de Cicéron, la douceur de Pline, et la sagesse d'Agrippa; il réunit, en un mot, ce qu'il faut rassembler de vertus et de talents de trois des plus grands hommes de l'antiquité. Son esprit travaille sans cesse; chaque goutte d'encre est un trait d'esprit partant de sa plume. Il nous a déclamé Mahomet 1er, tragédie admirable qu'il a faite; il nous a transportés hors de nous-mêmes, et je n'ai pu que l'admirer et me taire. La du Châtelet est bien heureuse de l'avoir; car, des bonnes choses qui lui échappent, une personne qui ne pense point et qui n'a que de la mémoire pourrait en composer un ouvrage brillant. La Minerve vient de faire sa Physique; il y a du bon. C'est König qui lui a dicté son thème; elle l'a ajusté et orné par-ci par-là de quelque mot échappé à Voltaire, à ses soupers. Le chapitre sur l'étendue est pitoyable, l'ordre de l'ouvrage ne vaut rien; il y a même de très-grosses fautes, car dans un endroit elle fait tourner les astres d'occident en orient. Enfin c'est une femme qui écrit, et qui se mêle d'écrire au moment où elle commence ses études, car quatre ou cinq ans ne sont pas suffisants pour ces matières, et il ne faut prendre la plume qu'après avoir bien digéré ce qu'on a à dire, et lorsqu'on se sent maître de sa matière. Mais lorsqu'on se mêle d'expliquer ce qu'on ne comprend pas soi-même, il semble voir un bègue qui veut enseigner l'usage de la parole à un muet. Après tout, puisqu'elle trouve du plaisir à écrire, qu'elle écrive, quoique ses amis devraient lui conseiller charitablement d'instruire son fils sans instruire l'univers, de ne point parler d'algèbre dans un livre de métaphysique, et de ne point dessiner des figures lorsqu'on peut s'expliquer clairement sans leur secours.

J'attends demain mon accès de fièvre. Je suis un peu harassé du voyage, sans avoir cependant perdu l'envie de bavarder. Tu me trouveras bien bavard à mon retour; mais souviens-toi que j'ai vu<78> deux choses qui m'ont toujours beaucoup tenu à cœur, savoir : Voltaire, et des troupes françaises. Si je n'avais pas eu la fièvre, j'aurais été à Anvers et à Bruxelles, j'aurais vu le Brabant et cette Émilie si aimable et si savante. On en dit beaucoup de bien, d'ailleurs, et ce que j'en dis ne regarde que son livre, qu'elle aurait pu s'épargner.

Adieu, très-savant, très-docte, très-profond Jordan, ou plutôt très-galant, très-aimable et très-jovial Jordan; je te salue en t'assurant de tous ces vieux sentiments que tu sais inspirer à tous ceux qui te connaissent comme moi. Vale.

J'écris le moment de mon arrivée; ami, sais-m'en gré, car j'ai travaillé et je vais travailler encore comme un Turc, ou comme un Jordan.

19. AU MÊME.

Ruppin, 28 novembre 1740.

Seigneur Jordan, te voilà riche en incluses; j'espère que tu les délivreras toutes. Tu verras encore sûrement des scènes, à Berlin, qui nous divertiront tous deux. Mande-moi ce que tu sais et ce que tu ne sais pas; des nouvelles du poëte,78-a des nouvelles de l'Italien,78-b de politique, de littérature, du bavardage, enfin tout ce que tes oreilles entendent, et ce que tes yeux voient. Rien n'est indifférent dans un temps de crise, et les bagatelles tiennent quelquefois de plus près aux grandes choses qu'on ne le pense.

Je travaille ici, et, pour me délasser, je fais des vers les plus fous du monde. Je serai vendredi après midi à Berlin, où j'aurai le bonheur d'entendre Jordan.

<79>Ton avare79-a boira la lie de son insatiable désir de s'enrichir; il aura mille trois cents écus. Son apparition de six jours me coûtera par journée cinq cent cinquante écus. C'est bien payer un fou; jamais bouffon de grand seigneur n'eut de pareils gages.

Adieu, l'ami; ne m'oublie pas, écris-moi souvent, et trouve-toi dans mon antichambre vendredi à quatre heures après midi.

20. AU MÊME.

Ruppin, 30 novembre 1740.

Seigneur Jordan, ta lettre est supérieure à un Grec et Hébreu, et assurément elle ne sent point la docte poudre de l'antiquité, qui gâte tant d'esprits, et appesantit tant d'heureux génies.

La cervelle du poëte est aussi légère que le style de ses ouvrages, et je me flatte que la séduction de Berlin aura assez de pouvoir pour l'y faire revenir bientôt, d'autant plus que la bourse de la marquise ne se trouve pas toujours aussi bien fournie que la mienne. Tu rendras à cet homme, extraordinaire en tout, la lettre ci-incluse, avec un petit compliment en style de savante maquerelle; tu en feras autant aux grâces d'Algarotti, aux courbes de Maupertuis et à la tour babylonienne de Des Molards. Mande-moi beaucoup de folies, ce qu'on dit, ce qu'on pense, et ce qu'on fait. Berlin, dit-on, a l'air de dame Bellone en travail d'enfant; j'espère qu'elle accouchera de quelque chose de bon, et que je gagnerai la confiance du public par quelques entreprises hardies et heureuses. Enfin, me voici dans une des plus belles circonstances de ma vie, et dans des conjonctures qui<80> pourront poser une base solide à ma réputation. Ton prêtre en a une fausse; hélas! je n'ai jamais entendu nommer son nom, et les syllabes qui le composent n'ont jamais frappé mes oreilles dans l'ordre où vous me les marquez. Mes soins ne sont ni d'aujourd'hui ni d'hier pour les blés, mais c'est de longue main. Dans des temps calamiteux, on n'est pas maître des événements, et tout ce que l'on peut faire, c'est d'être industrieux. Heureusement mes soins n'ont pas été inutiles.

Adieu; je te reverrai vendredi, et si tu me dis. Ma foi, je ne sais rien, je te donnerai le fouet. Ma lettre commence comme une ode, et finit comme un lampons.

21. AU MÊME.

Tu m'as nommé dans ta lettre un mot barbare d'un livre, dont Voltaire s'est servi. Dis-moi ce qu'il signifie, car je n'y comprends rien. Ce que je puis t'assurer, c'est que Voltaire a fait une subtile collection de tous les ridicules de Berlin, pour la produire en temps et lieu, et que le secrétaire des impromptu y trouvera sa place, comme moi la mienne. J'ai perdu ces vers qu'il a écrits dans des tablettes; renvoie-les-moi.

Ah! ne croyez jamais sincères
Les beaux propos des beaux esprits.
Ils sont charmants dans les écrits;
Mais quand ces sirènes légères
Par leurs chants extraordinaires
Espèrent vous avoir surpris,
A ces ravissantes chimères
On entend succéder des cris;
<81>Ils prennent tout à coup des langues de vipères,
Et leurs louanges mercenaires
Deviennent d'accablants mépris.

C'est une petite leçon de ton très-humble serviteur, dont tu peux profiter; et comme je sais que pour tout au monde il ne faut point parler prose dans ta maison, je te l'habille en rimes où, à la faveur des Jeux et des Ris, elle pourra se présenter devant ton tribunal.

22. DE M. JORDAN.

Berlin, 14 décembre 1740.



Sire,

Tout le monde est ici dans l'attente de l'événement, dont la plupart ne peuvent déterminer ni la raison ni le but. Je suis charmé de voir une partie des États de Votre Majesté dans le pyrrhonisme; c'est un mal qui est devenu épidémique. Ceux qui, semblables aux théologiens, se croient en droit de certitude, prétendent que V. M. est attendue avec une impatience religieuse par les protestants, que les catholiques espèrent de se voir délivrés d'une infinité d'impôts qui déchirent cruellement le beau sein de leur Église. Vous ne pouvez que réussir dans votre courageux et stoïque dessein, puisque la religion et l'intérêt trouvent également leur compte à se ranger sous vos étendards.

Wallis, qui commande, à ce qu'on dit, a fait punir un Silésien comme calomniateur; il annonçait l'arrivée prochaine d'un nouveau Messie. J'ambitionne ce genre de martyre.

Les critiques croient la démarche présente directement opposée aux maximes renfermées dans le dernier chapitre de l'Antimachiavel.

<82>Le mot de manifeste termine à présent presque toutes les conversations; on veut qu'il en paraisse un aujourd'hui, qui ne doit être que la préface d'une ample déduction à laquelle un jurisconsulte travaille. On court chez les libraires, comme on s'empresse à voir un phénomène céleste qu'on aurait annoncé. Voilà le début de ma gazette, qui ne peut être placée aux pieds sacrés de V. M. que deux fois la semaine, vu l'arrangement des postes.

Je passerai la matinée de vendredi en prières et en oraisons; les astronomes prétendent que Mars entrera ce jour-là dans la constellation de la double Aigle.

J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, etc.

23. DU MÊME.

Berlin, 17 décembre 1740.



Sire,

Le manifeste enfin paraît; tout le monde est surpris de sa brièveté. On attendait et on voulait une déduction ample et circonstanciée; et au lieu de cela, on reçoit un compliment fait aux puissances, que l'on croit fort alarmées. On épluche cette déclaration, comme un théologien prêchant un texte de l'Écriture. Chacun l'explique à sa manière : l'un prétend y trouver une frappante clarté, l'autre, au contraire, y croit voir une obscurité affectée et politique.

Le peuple prétend ici que le grand-duc de Lorraine a été incognito à Rheinsberg.

Un mot de M. de Beauvau m'a surpris. On parlait des circonstances présentes. Le marquis, d'un air de réserve, me dit : « Je ne sais qui a fait naître au Roi l'idée de la démarche présente, mais je<83> crois qu'il ne fait pas tant mal. » Personne n'entendra mieux le sens de ces paroles que V. M.

Une nouvelle qui m'a paru originale, et qui est assez répandue : l'électeur de Saxe a de cuisants remords de conscience de son changement de religion. Il ne sait comment obtenir cette tranquillité d'âme que lui donnait autrefois le luthéranisme. Ce n'est point au pape auquel il s'adresse pour lever ses scrupules, mais c'est au roi de Prusse qu'il ouvre son cœur pour raffermir sa foi chancelante et pour donner à son Credo la consistance nécessaire. O tempora!

Une chose est sûre, c'est que tout Paris est plein du changement de religion de V. M.; les lettres écrites à Berlin en sont pleines. Cette nouvelle me fait naître une idée, que les théologiens ne veulent point que le ciel perde. Puisqu'un roi se prive par son abjuration de ses droits, l'autre les revendique par sa repentance.

J'ai l'avantage d'être avec un respect profond et un parfait dévouement, etc.

24. A M. JORDAN.

Quartier de Milkau, proche de Glogau, 19 décembre 1740.

Seigneur Jordan, ta lettre m'a fait beaucoup de plaisir par rapport à tous les raisonnements que tu me marques. Demain j'arrive au dernier quartier auprès de Glogau, que j'espère d'avoir dans peu de jours. Tout favorise mes desseins, et j'espère de revenir à Berlin après les avoir exécutés glorieusement et de façon qu'on aura lieu d'en être content. Laisse parler les envieux et les ignorants; ce ne seront jamais eux qui serviront de boussole à mes desseins, mais bien<84> la gloire; j'en suis pénétré plus que jamais, mes troupes en ont le cœur enflé, et je te réponds du succès.

Adieu, cher Jordan. Écris-moi tout le mal que le public te dit de ton ami, et sois persuadé que je t'aime et t'estimerai toujours.

25. DE M. JORDAN.

Berlin, 20 décembre 1740.



Sire,

La nouvelle la plus récente que je puisse présenter à Votre Majesté, c'est le départ de M. Beauvau. Il finit hier de parcourir le cabinet des médailles, dont il est autant charmé que l'est le public du riche présent qu'il a reçu. On dit que celui du roi de France, donné à M. de Camas, lui est fort inférieur en valeur.

On publie une alliance entre V. M., la France et la Suède. On dit plus que tout cela : on veut que la reine de Hongrie soit morte en couches. Je n'en crois rien.

On implore dans toutes les églises le secours du ciel pour la prospérité des armes de V. M., et on allègue pour raison unique de cette guerre l'intérêt de la religion protestante. A l'ouïe de ces mots, le zèle du peuple se réveille; on bénit Dieu, qui a suscité un défenseur aussi puissant. On se récrie de ce qu'on a osé le soupçonner d'indifférence pour le protestantisme. On assure, sans l'avoir examiné, que les droits de V. M. sont incontestables. O le beau coup d'État!

Le brave Pascal, qui pourrait bien un jour décorer sa boutonnière des oreilles de Voltaire, contre lequel il est fort irrité, a fait une action d'homme d'honneur. Ne sachant à quel saint se vouer, il vint trouver M. de Maupertuis, et lui emprunta dix louis pour faire<85> son voyage. M. de Beauvau, touché de l'état de cet officier, lui offrit place dans sa voiture pour retourner en France. Pascal l'accepte, et va rendre l'argent à l'astronome bienfaiteur, qu'il remercie.

J'ai l'honneur, etc.

26. DU MÊME.

Berlin, 24 décembre 1740.



Sire,

La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer me remplit de joie et de contentement. Je n'ai jamais douté de la réussite de ses desseins; c'est un bâtiment bien étayé, qui peut même soutenir la tempête et l'orage. Des troupes qui se voient commandées par un roi ne sauraient être sans gloire. Tirer un peuple d'une famine presque inévitable, conquérir une province au milieu de l'hiver, c'est le plus beau commencement de règne qu'on lise dans l'histoire.

La ville annonçait déjà V. M. dans Breslau, et tout cela fondé sur une lettre qu'un marchand avait reçue. Jamais circonstance n'a mieux été étoffée dans un roman que ne l'était cette nouvelle. Depuis qu'on croit V. M. agir en faveur du protestantisme, on la fait marcher à pas d'Achille aux extrémités de la Silésie.

Ce qu'il y a de sûr et de très-certain, c'est que les cours étrangères ont fait ici à leurs ministres des reproches sur leurs relations; ils n'ont pu s'imaginer le but de l'armement, ils les ont accusés d'une trop grande crédulité. Ce n'est que depuis que V. M. se trouve au milieu du camp, et que la Silésie est en partie conquise, qu'on commence à le croire.

Wolff a été reçu à Halle à peu près comme les juifs recevraient<86> leur Messie, qu'ils attendent depuis si longtemps. Une pédante cohorte l'a escorté jusque dans sa maison. Lange,86-a son ennemi, est venu le voir, et l'a comblé de politesses, au grand étonnement de la faculté.

Madame de Rocoulle, plus gaie qu'à l'ordinaire, m'a chargé d'envoyer à V. M. les trois pièces ci-jointes, qu'elle croit convenir comme la principale pièce d'une toilette à une dame. C'est l'appendice d'un équipage guerrier.

J'ai l'honneur d'être, etc.

27. A M. JORDAN.

(Herrendorf) ce 27 (décembre 1740).

Sieur Jordan, je marche demain sur Breslau, et j'y serai en quatre jours. Vous autres Berlinois, vous avez un esprit prophétique que je ne conçois pas. Enfin je vais mon train, et tu verras dans peu la Silésie rangée au nombre de nos provinces. Adieu; voilà tout ce que j'ai le temps de te dire. La religion86-b et nos braves soldats feront le reste.

Dis à Maupertuis que j'accorde les pensions de ses académiciens, et que j'espère trouver de bons sujets pour des élèves dans le pays où je suis. Fais-lui bien mes compliments.

<87>

28. DE M. JORDAN.

Berlin, la troisième fête de Noël 1740.



Sire,

J'ai reçu deux pièces du camp, écrites avec beaucoup d'esprit, et d'une plaisanterie très-fine.87-a Il est facile d'en reconnaître l'auteur; d'ailleurs on y cite un passage qu'on dit être du roi Salomon, et qui ne se trouve pas à coup sûr dans les livres qui nous en sont restés. Je suis trop zélé partisan d'Horace pour ne pas revendiquer cette réflexion, qui lui appartient. Mais Horace ne vaut-il pas Salomon pour l'auteur de l'ingénieuse, mais mordante satire?

Voici de très-mauvais et impertinents vers venus de Hollande, et envoyés ici à nos libraires. J'ai cru devoir les envoyer à V. M.

Une nouvelle généralement ici répandue, c'est que V. M. allant de Schweidnitz à Liegnitz, un archiprêtre avait publiquement exhorté ses chères ouailles à recevoir les troupes prussiennes avec tous les égards qu'elles méritent, et à les assister en tout ce qu'elles pourront. Cette action ne me paraît pas marquée au coin d'un zèle catholique.

Les gazettes, et par conséquent le public, assurent que M. le comte de Rottembourg est envoyé à Berlin de la part de la cour de France pour y négocier une affaire de la dernière importance.

Ce qu'on affirme avec une certitude opiniâtre, c'est que V. M. doit s'aboucher avec le grand-duc de Lorraine, et, les affaires terminées, aller passer avec ce prince le carnaval à Venise.

J'ai l'honneur d'être avec tout le respect possible, etc.

<88>

29. A M. JORDAN.

Neumarkt, 30 décembre 1740.

Vive Jordan et sa belle humeur! Tu n'engendrais pas le spleen, mon ami, lorsque tu m'écrivis ta dernière lettre. Pour nous autres, qui sommes ici par voie et par chemin, nous nous flattons avec raison d'être dans peu au bout de notre carrière, et d'avoir fait un petit exploit qui méritera quelque considération. Les bons coups vont se faire, et je me flatte que dans huit jours je pourrai t'écrire quelque chose de plus substantiel que les billevesées dont je t'ai entretenu jusqu'à présent. Nous sommes aux portes de Breslau; Glogau doit se rendre dans peu. La ville est aux abois, et d'ailleurs nos affaires commencent à prendre le train qu'elles devaient naturellement prendre.

Adieu. Divertis-toi bien, et étudie auprès de ton bon fourneau, tandis que nous nous battrons à travers la boue ou dans la neige. N'oublie pas, je t'en conjure, ton admirateur, qui crèvera un de ces jours de l'estime qu'il a pour toi.

30. DE M. JORDAN.

Berlin, 31 décembre 1740.



Sire,

Berlin est rempli de la prise de Glogau; les gazettes en parlent; on circonstancie ce fait jusqu'au point de dire que le siége en a duré quatre heures, et que chaque heure a coûté cent hommes qui y ont perdu la vie. Mon barbier, d'un air empressé, me vint annoncer cette nouvelle; le mot de Glogau lui échappe, il se le rappelle ensuite,<89> et, d'une joie vive et impétueuse, il m'annonce que le roi de Prusse a pris le Grand Mogol.

V. M. pourrait-elle croire que, dans le livre de Kotterus, publié il y a très-longtemps, on lui donnait la Silésie et la Moravie? Le partage que cet auteur y fait des États de l'Empereur mérite d'être lu par sa singularité. J'ai eu soin de faire transcrire les passages en question, qui, traduits, ne peuvent que divertir V. M. L'électeur George-Guillaume, frappé, à ce que dit Bayle,89-a des révélations de ce fanatique, voulut le voir, le fit examiner par les théologiens de Francfort-sur-l'Oder, et il se rendit à Berlin, par ordre de ce prince, en 1625, 1626. L'Électeur eut avec lui divers entretiens.

Le ministre Achard est inquiet sur le sujet de son beau-frère Horguelin, un des plus riches marchands de Breslau, comme V. M. pourra le voir par ce billet, qu'il m'écrit. Je l'ai assuré qu'il devait se tranquilliser, et qu'il n'avait rien à craindre, dans cette circonstance, ni pour son parent, ni pour son bien, qui y est en dépôt.

J'ai vu une lettre de Paris, dans laquelle on dit que la misère y est toujours plus grande.

On embarque ici force canons; ce nouvel envoi donne lieu à bien des réflexions. On va les considérer d'un air d'étonnement; on ne comprend point quel en doit être l'usage, puisqu'on croit déjà la Silésie sous l'autorité de V. M.

J'ai l'honneur et le bonheur d'être avec un profond respect et un parfait dévouement, etc.

<90>

31. DU MÊME.

Berlin, 7 janvier 1741.



Sire,

Je commence ma lettre par trois on dit, que j'aurais bien de la peine à garantir. On dit que la reine de Hongrie a été tellement sensible à l'entreprise de V. M., qu'elle a juré par le Styx qu'elle aimait mieux livrer tous les Pays-Bas à la France que de voir la Silésie manger son pain et boire son vin sous les étendards brandebourgeois. Cette nouvelle a passé à travers cinq ou six oreilles politiques, qui la ruminent.

On dit que la France prête deux millions à la Bavière, pour que cette dernière puisse soutenir ses justes prétentions.

Enfin, on dit que la Russie prendra fortement le parti de l'Empire. Voilà trois objets propres à exercer la politique de ceux qui s'en occupent une partie de la journée.

Une chose est également certaine et particulière; c'est que, le bruit de la prise de Glogau étant parvenu à Glogau,90-a tout le monde a été dans la joie, et buvait à la santé de celui qui rétablissait les murs de Sion dans un pays où l'erreur avait toujours cherché à les abattre entièrement.

Voici deux morceaux de la Gazette de Cologne que je crois devoir envoyer à V. M., du 20 décembre 1740.

« M. de Borcke ..... donna jeudi dernier un grand repas aux ministres d'État et étrangers. On assure que, ce seigneur se trouvant depuis peu à une table dont le marquis de Mirepoix était aussi, celui-ci lui dit qu'il courait un bruit que Sa Majesté Prussienne faisait marcher des troupes pour le service de notre cour, et que M. de Borcke répondit que non seulement ce bruit était fondé, mais que le Roi son<91> maître était prêt à en faire marcher un plus grand nombre pour le service de la reine de Hongrie et de Bohême. Le même ministre s'est, dit-on, expliqué à peu près de la même manière dans le repas de jeudi dernier. Quoi qu'il en soit de ceci, il est certain que la cour ne paraît aucunement intriguée de la marche des troupes de Prusse. »

Le second article se termine par cette réflexion, qui suit un détail fait des préparatifs pour l'expédition présente : « La destination (le ce corps, dans cette saison et dans la conjoncture présente, est toujours un mystère qu'aucun ministre étranger n'ose peut-être se vanter d'avoir pénétré. »

J'ai l'honneur, etc.

32. DU MÊME.

Berlin, 10 janvier 1741.



Sire,

La déduction des droits incontestables de Votre Majesté sur la Silésie a paru samedi dernier; c'est sur ce sujet que roule à présent la conversation des politiques. On convient assez généralement sur le droit; mais les articles 15 et 16 sont exposés à la critique. Les uns prétendent que l'auteur aurait dû les omettre, puisqu'ils semblent affaiblir la force des précédentes preuves; les autres voudraient les voir munis d'une autorité. Les personnes qui n'entendent pas l'allemand attendent avec impatience la traduction de tout l'ouvrage.

On assure que V. M. a les clefs de Breslau entre les mains, que les bourgeois de ce pays sont charmés d'être sous sa protection. Je n'en suis point surpris, et ils me paraissent agir fort conséquemment.

<92>On a imprimé en Saxe la vie du feu roi, en deux volumes in-octavo.92-a J'ai parcouru cet ouvrage, qui à peine mérite d'être feuilleté. Le style français n'en vaut rien : il est écrit sans goût, sans jugement, et même sans prudence. Celle qui paraît en Hollande, et que La Martinière dirige,92-b fera entièrement tomber celle-ci. Je fais traduire à Du Molard l'ouvrage sur les conversations anglaises de Swift, dont l'extrait a diverti autrefois V. M.

J'ai l'honneur, etc.

33. A M. JORDAN.

Ottmachau, 14 janvier 1741.

Mon cher monsieur Jordan, mon doux monsieur Jordan, mon paisible monsieur Jordan, mon bon, mon bénin, mon pacifique, mon humainissime Jordan, j'annonce à Ta Sérénité la conquête de la Silésie, je t'avertis du bombardement de Neisse, je te prépare à des projets plus importants, et je t'instruis des succès les plus heureux que les flancs de la Fortune aient jamais enfantés.

Voilà qui doit te suffire. Sois mon Cicéron quant au droit de ma cause, je serai ton César quant à l'exécution.

Adieu; tu sais si je ne suis pas avec la plus cordiale amitié ton fidèle ami.

<93>

34. DE M. JORDAN.

Berlin, 14 janvier 1741.



Sire,

Il est arrivé un courrier, à ce que prétend le peuple, il y a trois jours, qui annonce au public curieux la reddition du grand Glogau, avec perte de cinquante grenadiers et de deux officiers. Il y a eu grande alarme à cet égard dans le quartier des dames de Berlin; des pleurs ont été répandus avant que la nouvelle fût confirmée. C'est commencer par où l'on doit finir. J'ai été fort tranquille sur ce sujet, parce que je sais que V. M. est fort au delà de Breslau, en très-bonne santé, et que ceux à la conservation desquels je m'intéresse ont l'avantage et l'honneur de l'accompagner.

J'ai remis à M. Gautier, garde du cabinet des antiquités, les sept médailles, contre quittance. Il serait bien à souhaiter que toutes celles qui ont été trouvées en Prusse suivissent la même route.

Il y avait dans la Gazette d'Utrecht un article que je crois devoir envoyer à V. M.; c'est dans celle du vendredi 6 janvier, article de Ratisbonne. « On écrit de Nuremberg qu'on y paraissait craindre que le roi de Prusse ne renouvelât quelques anciennes prétentions sur cette ville. »

Le bruit est ici généralement répandu que Berlin aura la consolation de voir V. M. sur la fin du mois. Cette nouvelle est trop agréable pour pouvoir être si facilement crue.

J'ai l'honneur d'être, en attendant que je puisse me mettre aux pieds de V. M. après la glorieuse conquête, avec un respect profond et un attachement inviolable, etc.

<94>

35. A M. JORDAN.

Ottmachau, 17 janvier 1741.

J'ai l'honneur d'apprendre à Votre Humanité que nous nous préparons chrétiennement à bombarder Neisse, et que, si la ville ne se rend pas de bon gré, nécessité sera de l'abîmer. D'ailleurs, nos affaires vont le mieux du monde, et tu n'entendras bientôt plus parler de nous, car dans dix jours tout sera fini, et j'aurai le plaisir de vous revoir et de vous entendre environ dans quinze.

Je n'ai vu ni mon frère94-a ni Keyserlingk; je les ai laissés à Breslau, pour éviter de les exposer aux dangers de la guerre. Ils en seront peut-être un peu lâchés, mais je ne saurais qu'y faire, d'autant plus que, dans cette occasion, on ne peut participer à la gloire, à moins que d'être mortier.

Adieu, M. le conseiller. Allez vous amuser avec Horace, étudier Pausanias, et vous égayer avec Anacréon. Pour moi, qui n'ai pour mon amusement que des nierions, des fascines et des gabions, je prie Dieu qu'il veuille bientôt me donner une occupation plus douce et plus paisible, et à vous santé, satisfaction, et tout ce que votre cœur désire.

36. DE M. JORDAN.

Berlin, 7 janvier 1741.



Sire,

Toutes les lettres qui viennent de Silésie ne sauraient assez se louer des troupes de V. M., du bon ordre et de la discipline qui y règnent.

<95>On imprima samedi dernier, dans les gazettes de Berlin, une lettre d'un officier prussien qui veut bien rendre compte au public de ce qui s'est passé depuis l'expédition de Silésie jusqu'au moment du départ de sa lettre. Il y a des personnes qui, prétendant fonder leur raisonnement sur une expérience militaire de plusieurs années, ne sauraient se persuader que tout ce qui est dit par l'auteur sur l'ordre des marches et sur la rareté des traîneurs ne soit un peu exagéré. J'ai entendu fortement disputer sur ce point, et l'on convint que ce qui paraîtra exagéré sur ce sujet à un étranger ne le sera point à une personne qui sera un peu au fait de l'ordre de nos troupes.

Douze ministres partent aujourd'hui pour le pays conquis, ce qui fait beaucoup de plaisir à tout le monde. On les a vus se destiner à ce voyage avec la même joie que les peuples d'autrefois ceux qui partaient pour la terre sainte.

Le ministre de l'Empereur est, à ce qu'on m'a assuré, fort chagrin de n'avoir point, depuis six ordinaires, reçu de lettres de sa cour. Il est du nombre de ces honnêtes gens qui ont l'avantage de pouvoir s'affliger pour les intérêts de leur maître.

Il s'est passé à Hanovre une affaire entre les domestiques de M. de Beauvau et ceux de l'aubergiste chez lequel il était logé. Le différend ne roulait que sur quelques gros; il y a eu à cette occasion des épées tirées, des gens blessés, et un tapage du diable. J'ai bien remarqué que cette nouvelle ne faisait pas plaisir aux amis de ce ministre. D'ailleurs, les gazettes de Hollande l'ont rapportée d'une façon à en faire un peu sentir le ridicule.

J'ai l'honneur, etc.

<96>

37. DU MÊME.

Berlin, 21 février 1741.



Sire,

L'on assure que Votre Majesté a donné un texte aux prédicateurs de Silésie, sur lequel ils doivent prêcher. Ces paroles sont si bien choisies, qu'elles méritent d'être rapportées. On les trouve dans le premier livre des Machabées, chap. XV, v. 33, 34 : « Mais Simon lui répondit et dit : Nous n'avons point pris le pays d'autrui, et nous n'en tenons point d'autre; mais c'est l'héritage de nos pères qui a été pendant quelque temps injustement possédé par nos ennemis. Mais lorsque le temps nous a été favorable, nous avons repris l'héritage de nos pères » Ce qu'il y a de fâcheux dans tout cela pour nos protestants zélés, c'est que ce livre, comme V. M. le sait parfaitement, n'est point reçu parmi nous; il ne l'est que par les catholiques.

La Nouvelle Bibliothèque de novembre 1740 fait un extrait de l'Antimachiavel, dont il paraît des traductions en allemand, en italien et en anglais. « Nous ne connaissons, dit le journaliste, aucun auteur ou plutôt aucun livre de morale comparable à celui-ci..... Ce qui nous étonne, c'est ce langage si pur, cet usage si singulier d'une langue qui n'est pas, dit-on, celle de l'auteur. Plusieurs morceaux nous ont semblé écrits dans des termes si énergiques, le mot propre nous a paru si souvent employé et si souvent mis à sa place, que nous avons douté quelque temps que l'ouvrage soit d'un étranger. » L'auteur fait un parallèle de Télémaque et du Machiavel; il donne toute la préférence au dernier, soit par rapport au style, soit par rapport aux choses. « Ici, dit-il, on voit un style uni, mais vigoureux et plein, un langage mâle, fait pour les choses sérieuses que l'on traite. » Enfin, il remarque qu'il y a des endroits, dans ce livre, qui supposent une connaissance profonde de la métaphysique.

<97>Je ne pense, ma foi, plus depuis le départ de V. M. Il y a des ténèbres et des ombres fortes dans mon esprit.

J'ai l'honneur et le bonheur d'être avec reconnaissance et un respect profond, etc.

38. A M. JORDAN.

Schweidnitz, 24 février 1741.

Ami Jordan, tu me feras plaisir de me venir joindre avec Maupertuis; prends le chemin de Breslau, et reste là jusqu'à nouvel ordre.

J'avise à présent à nos sûretés, et je prépare tout pour pouvoir faire avec succès la campagne prochaine. Je ne sais d'où vient ta mélancolie; mais j'espère que tu n'auras pas besoin de l'augmenter. J'aime la guerre pour la gloire; mais si je n'étais pas prince, je ne serais que philosophe. Enfin il faut dans ce monde que chacun fasse son métier, et j'ai la fantaisie de ne vouloir rien faire à demi.

Ne m'oublie pas, ou mort, ou vif, et sois persuadé que, de philosophe devenu guerrier, je ne t'en estime pas moins dans le fond du cœur. Vale.

39. DE M. JORDAN.

Berlin, 28 février 1741.



Sire,

Votre Majesté a l'art de guérir les malades d'une manière plus naturelle que le roi de France ne guérit les écrouelles. A l'arrivée de la<98> charmante lettre dont elle a bien voulu m'honorer, il m'a semblé sentir mon mal diminuer, et j'espère même être bientôt en état d'obéir à l'ordre gracieux que j'ai reçu.

Je ne doute point que M. de Maupertuis ne se rende toujours très-volontiers aux ordres de V. M., et ne fasse le voyage avec moi.

Je viens de recevoir dans ce moment une lettre adressée à un ami, de Marseille, où il y a une strophe qui, je crois, mérite que V. M. la lise.

Tous ces raisonneurs du Portique
Sous des habillements grossiers
Cachaient la gloire fantastique
D'être des hommes singuliers.
Le corps et l'esprit à la gène,
Au fond d'un tonneau Diogène
Ne cherche pas la vérité;
Mais ce cynique y vient attendre
L'instant où le grand Alexandre
Viendra flatter sa vanité.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.

40. A M. JORDAN.

A un village dont j'ignore la figure et le nom, 3 mars 1741.

Jordan, je suis bien fâché de l'accident qui vient de t'arriver. Mes vœux seront toujours pour ta conservation et pour tout ce qui peut t'être agréable. Je ne te suis guère resté en arrière; je viens de l'échapper belle d'un gros parti de hussards98-a qui a pensé nous enve<99>lopper et nous prendre. Sans vanité, ma petite habileté m'a tiré d'affaire. Je n'ai pas perdu un chat de mon monde; mais le malheur en a voulu à un escadron de Schulenbourg, sur lequel quatre cents de ces hussards sont tombés, et leur ont tué quarante maîtres.

Mes compliments à Maupertuis; dis-lui qu'il ne dépend que de lui d'opter entre l'Islande et la Silésie, et que, de quelque côté qu'il se tourne, mon amitié et mon estime l'accompagneront toujours. Il n'a pas tort; je suis accablé d'affaires, j'en ai de toutes les sortes et façons. Ma foi, si les hommes étaient sages, ils négligeraient plus qu'ils ne font un fantôme de réputation qui leur cause bien des peines, et qui leur fait tourner à la peine un temps que le ciel leur avait donné pour jouir. Tu me trouveras plus philosophe que tu ne l'as cru. Je l'ai toujours été, un peu plus, un peu moins. Mon âge, le feu des passions, le désir de la gloire, la curiosité même, pour ne te rien cacher, enfin, un instinct secret, m'ont arraché à la douceur du repos que je goûtais, et la satisfaction de voir mon nom dans les gazettes et ensuite dans l'histoire m'a séduit.

Adieu, cher et fidèle ami; mes compliments à Césarion.

41. DE M. JORDAN.

Berlin, 4 mars 1741.



Sire,

Voici une kyrielle de nouvelles qui me sont venues, et qui divertiront peut-être V. M., quelque occupée qu'elle soit à de grands desseins. « Le roi de Prusse, dit un gazetier de Hollande, fait faire de grandes perquisitions touchant l'assassinat de Saint-Clair. »

A cette nouvelle on ajoute celle-ci, que le roi de Prusse a envoyé<100> des prédicateurs en Silésie, « d'autant que ce prince marque beaucoup de zèle pour les intérêts et pour l'accroissement de la religion protestante. On observe dans toutes les églises de Silésie d'y réciter la prière que ce prince a dressée lui-même. »

Pour ce qui regarde le gazetier de Cologne, je n'en parle point à V. M., qui, sans doute, est informée des impertinences insérées dans sa dernière gazette.

Le bruit est ici général que nous aurons la consolation de voir V. M. dans quinze jours à Berlin. Cette nouvelle m'a fort occupé, et me ferait beaucoup de plaisir, d'autant plus qu'on assure que l'armée d'observation n'aura plus lieu.

On parle ici d'une action qui s'est passée sous les yeux de V. M. Trois cents Prussiens se sont fait jour au travers de huit cents hussards impériaux. Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on débite ici que trois ou quatre cents étudiants de Prague qui se sont avisés de vouloir guerroyer ont été menés prisonniers à Cüstrin.

J'ai l'honneur d'être avec un respect profond, etc.

42. DU MÊME.

Berlin, 7 mars 1741.



Sire,

Le nombre des nouvelles est si grand, et elles varient tellement, qu'on a peine à se déterminer dans le choix.

Trois cents étudiants déguisés tentent l'entreprise d'enlever le chef de l'armée prussienne; un jésuite les commande, sous les auspices d'un saint à bonne réputation. Ils sont pris, envoyés à Cüstrin. Cette nouvelle, quelque ridicule qu'elle soit, est affirmée, et paraît<101> tous les jours dans le public sous une nouvelle forme, revêtue de différentes circonstances.

On dit ici gravement que quatorze mille Bavarois sont entrés en Autriche.

On continue à protester le retour de V. M. dans quinze jours; ma raison, sur ce sujet, combat les suggestions de l'amour-propre. Je le souhaiterais tellement, que je crains de ne pas avoir ce plaisir.

On affirme d'une manière positive qu'il n'y aura point de campement formé par les troupes de Hanovre.

On parle beaucoup de paix; je conte cela avec autant de joie qu'un dévot auquel on parle du bonheur céleste.

On est ici frappé de la promptitude de l'ordre donné aux gendarmes de partir incessamment. Tout cela semble nous éloigner de la paix.

On est surpris de ne rien apprendre de positif et de déterminé sur les opérations de la campagne.

A la suite de tout cela, j'aurai l'honneur d'apprendre à V. M. que je suis en partie rétabli, et prêt à obéir aux ordres qu'il lui plaira me donner.

J'ai l'honneur d'être, etc.

43. A M. JORDAN.

Schweidnitz, 10 mars 1741.

Cher Jordan, pour le coup, Glogau est pris d'emblée; vingt-huit officiers, deux généraux et mille quatre hommes ont été faits prisonniers de guerre, et nous y avons perdu en tout un lieutenant et entre vingt et trente hommes. C'est une action aussi unique dans<102> son genre qu'il s'en soit trouvé dans l'histoire, et la valeur de nos troupes s'y est signalée. Je suis persuadé que, en bon patriote, tu te réjouiras fort de cette nouvelle. Pour à présent, nous allons mettre la dernière main à l'ouvrage, et diriger toutes les opérations de la guerre de façon que nous en ayons de l'honneur. Si tu n'es pas content de moi pour le coup, tu ne le seras jamais, car, comme il y a un Dieu, je fais ce que je puis.

Mande-moi donc un mot de Keyserlingk; j'en suis en peine, n'ayant absolument point de ses nouvelles depuis mon départ de Berlin. Fais-lui mille amitiés de ma part.

Viens me joindre lorsque ta santé le permettra, et sois persuadé que je t'aime toujours sincèrement.

44. DE M. JORDAN.

Berlin, 11 mars 1741.



Sire,

La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer est divine. Que cette philosophie est belle! Qu'il est rare de voir quelqu'un parler contre l'ambition quand il marche heureusement dans le chemin de la gloire! Qu'il y a de réflexions à faire sur le caractère du conquérant et sur ses peines! Mais je me souviens de la réflexion que fit un philosophe héros après avoir entendu certain prédicateur, et je me tais.

Vous aspirez, dit-on, à la dignité impériale, et la confession de foi de V. M. a été remise au saint-père. Cette nouvelle est des pays étrangers. En voici de la ville, ou plutôt de mon cabinet où des nouvellistes les débitent depuis que je ne sors point.

<103>M. Borcke l'adjudant est allé à Vienne pour traiter. A l'ouïe de pareille nouvelle, il sort involontairement de ma bouche une prière éjaculatoire pour que la paix se fasse. Je crains, ma foi, autant le courage de V. M. que l'ennemi que vous combattez.

La chambre des communes condamne le campement fait à Hanovre, et ne veut en rien y contribuer. Je trouve qu'elle a raison, parce qu'on ne gagne guère à combattre.

M. de Brackel offre de parier contre qui voudra la somme de cent louis que la paix sera faite en trois mois de temps. Si je pouvais l'accélérer en sacrifiant toute ma bibliothèque, j'y mettrais le feu avec autant de zèle qu'Érostrate le mit au temple d'Éphèse. Mon Horace, mon bel Horace y passerait, je le jure.

On dit ici une nouvelle bien triste, que M. de Reiswitz a été enlevé. Je souhaite que cette nouvelle soit fausse.

M. de Maupertuis part demain pour aller se mettre aux pieds de V. M. Comme ma santé commence à se rétablir, j'attends les ordres de V. M. pour avoir la consolation de voir le plus cher et le plus aimable des maîtres.

Il vient d'arriver un courrier qui annonce la reddition de Glogau; cette nouvelle m'a comblé de joie.

J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, etc

45. DU MÊME.

Berlin, 14 mars 1741.



Sire,

La Gazette française de Berlin, en parlant de la conspiration, a effrayé et fait frémir tous les honnêtes gens. J'avouerai à V. M. que je<104> n'ai l'esprit occupé que de cette idée, que j'ai tout le temps de considérer dans le silence du cabinet. Le fait une fois avéré, les personnes capables d'un aussi noir dessein ne peuvent être que couvertes de confusion et d'ignominie. Les ecclésiastiques catholiques ne sont pas moins à craindre : ils le sont même peut-être plus, parce que leurs démarches sont cachées et couvertes du voile ténébreux de la religion. Dieu veuille préserver V. M. d'accidents! Je m'appliquerai plus soigneusement à la vertu, afin que mes prières soient exaucées, car on dit qu'il n'y a que celles des justes qui le soient.

La cour de Saxe, dit-on, demande une princesse de cette maison pour le prince royal de Pologne; la reine de Hongrie cédera toute la Silésie, moyennant quarante mille hommes que V. M. lui accorde : voilà deux nouvelles qui n'ont pas même de la vraisemblance. Celle-ci en a une nuance : c'est que la cour impériale est fort embarrassée.

Le voyage de M. de Valori fournit matière à bien des conjectures politiques; il y a, ma foi, de quoi épuiser l'art conjectural, quand il aura été asservi à des règles fixes et invariables par M. de Wolff, comme il le promet.

Madame de Rocoulle, qui se porte un peu mieux, m'a chargé de la mettre aux pieds de V. M. Quand aurai-je la consolation de pouvoir faire ma cour, à Berlin, après une paix stable et constante, à celui qui est la consolation de tout Israël? Je demande grâce pour ces derniers mots théologiques, et j'ai l'honneur, etc.

<105>

46. A M. JORDAN.

Schweidnitz, 15 mars 1741.

Cher Jordan, lorsque ta santé te permettra de venir ici, tu me trouveras tout disposé à te faire bonne réception. Je suis ici en situation avantageuse, et nos affaires, grâce au ciel, vont à merveille; mais la philosophie n'en va pas moins son train, et sans ce maudit penchant que j'ai pour la gloire, je t'assure que je ne penserais qu'à ma tranquillité.

Adieu, cher Jordan; j'espère de te voir bientôt ici. Ne m'oublie pas, et sois persuadé de l'estime et de l'amitié véritable que j'ai pour toi. Mes compliments à Césarion.

47. DE M. JORDAN.

Berlin, 17 mars 1741.



Sire,

La prise de Glogau a rempli de joie tout le public, et on attend, avec une impatience qui me fait plaisir, le détail de cette belle action dans les gazettes. Il n'est point de particulier qui n'y prenne part. Ce que l'on admire le plus, c'est qu'on ait pu arrêter le soldat, qui, dans de pareilles circonstances, a presque toujours le droit du pillage. Voilà les avantages réels qu'on retire de la discipline militaire de ce pays.

On se dit ici à l'oreille que la France déclare la guerre aux Hollandais. J'ai peine à le croire; cependant les oracles de la politique<106> l'affirment, à ce qu'on prétend, et je m'en tiens sur ce sujet à la foi de mon curé.

On croit la paix sur le point de se faire, parce que le prince de Lichtenstein s'est absenté de Vienne, et qu'on soupçonne qu'il est allé au camp prussien pour déterminer V. M. à ne point écouter les propositions de la France, et à recevoir la Basse-Silésie, que lui offre la reine de Hongrie, qui aspire à une alliance avec V. M., parce qu'elle la croit plus certaine et moins sujette à caution. Ce sont les raisonnements d'un nouvelliste qui, après maintes grimaces convulsives, accoucha hier de ce système.

Du Molard est allé à Paris attendre les ordres de V. M., par la crainte qu'il avait de ne pouvoir arriver sans la disette au point de l'érection de l'Académie.

J'ai la douce espérance de partir au milieu de la semaine prochaine pour aller me mettre aux pieds du conquérant de la Silésie.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.

48. DU MÊME.

Berlin, 20 mars 1741.



Sire,

J'espère d'avoir l'honneur de me mettre aux pieds de Votre Majesté dimanche prochain. Je suis impatient de voir arriver ce moment pour jouir de cet avantage.

Le roi d'Angleterre, à ce qu'on dit, veut lui-même commander son armée; on parle même ici de la beauté de ses équipages. On ajoute à cette nouvelle le transport de douze mille Anglais pour l'Allemagne.

<107>On ne parlait que de paix il y a quelques jours. On dit à présent qu'elle est fort éloignée, que, V. M. ayant pris des engagements avec d'autres puissances, la reine de Hongrie avait trop tardé, qu'elle aurait dû hâter ses négociations.

On débite bien des choses sur le pauvre M. de Reiswitz, qui me paraissent être sans fondement; on assure que six cents hommes sont entrés par surprise dans Brieg, sans que le blocus s'en soit aperçu. Toutes ces nouvelles varient chaque jour, sont crues pendant un temps, et rejetées dans un autre.

J'ai vu avec surprise un ouvrage anglais qui renferme le déisme tout pur, traduit en allemand, se vendre ici publiquement. Voilà de quoi exercer MM. les théologiens; ce sera pour quelque temps la pomme de discorde.

Il paraît une excellente histoire de l'établissement des religieux de la compagnie de Jésus. Je suis persuadé que cet ouvrage fera beaucoup de bruit.

On dit que le comte Pückler a été enlevé par les hussards, et transporté à Neisse.

Dieu veuille conserver V. M.! Je puis rendre cette justice au public de Berlin, c'est que tout le monde fait bien des vœux pour sa conservation.

J'ai l'honneur d'être avec un respect profond, etc.

49. A M. JORDAN.

Pogarell, 8 avril 1741.

Mon cher Jordan, nous allons nous battre demain. Tu connais le sort des armes; la vie des rois n'est pas plus respectée que celle des par<108>ticuliers. Je ne sais ce que je deviendrai. Si ma destinée est finie, souviens-toi d'un ami qui t'aime toujours tendrement; si le ciel prolonge mes jours, je t'écrirai dès demain, et tu apprendras notre victoire. Adieu, cher ami; je t'aimerai jusqu'à la mort.

50. DE M. JORDAN.

Breslau, 11 avril 1741.



Sire,

Je fus hier dans de terribles alarmes. Le bruit du canon entendu, la fumée de la poudre vue du haut des tours, tout cela fit soupçonner qu'il y avait un combat entre les deux armées. Le fait a été confirmé ce matin, mais d'une manière infiniment glorieuse aux troupes de V. M. La joie a été répandue chez tous les habitants protestants, qui commençaient à craindre à cause des faux bruits que les catholiques prenaient plaisir à répandre. Des personnes qui ont été présentes à l'action ne sauraient assez exalter le sang-froid et la bravoure de V. M. Pour moi, je suis au comble de la joie. J'ai couru toute la journée pour annoncer cette bonne et glorieuse nouvelle aux Berlinois qui se trouvent ici. Je n'ai jamais senti une satisfaction plus parfaite.

M. de Camas est ici fort mal depuis deux jours, attaqué d'une fièvre chaude. Le médecin se flatte qu'il le tirera d'affaire.

On vient de publier une relation imprimée, mais qui me paraît mal circonstanciée. Je me flatte qu'elle paraîtra bientôt d'une main plus habile; un fait aussi glorieux mérite un détail raisonné et mieux développé. Dieu veuille conserver V. M. pour la consolation et le bonheur de l'État!

J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect, etc.

<109>

51. DU MÊME.

Breslau, 14 avril 1741.



Sire,

On trouve au coin de toutes les rues un orateur plébéien qui exalte les faits guerriers des troupes de V. M. J'ai souvent assisté par oisiveté à ces discours, que le cœur dictait plutôt que l'art.

J'ai quitté ce matin M. de Camas, qui pourrait bien ne pas passer la journée. Le médecin, son chirurgien, le condamnent; je ne l'ai guère quitté pendant sa maladie.

On fait ici courir le bruit depuis deux heures que Brieg s'est rendu. Dieu le veuille!

J'attends les ordres de V. M. à Breslau, n'osant pas me rendre à Ohlau pour me mettre à ses pieds, sans permission.

Cette semaine arrivent MM. de Valori, le ministre de Suède et Pöllnitz.

On dit que le cardinal est retenu ici prisonnier. Il y avait sur cet arrêt, dans la Gazette française de Berlin, un article qui a fait plaisir à tout le monde.

On ne sait où est M. de Maupertuis, qui est apparemment pris prisonnier. V. M. en aura sans doute des nouvelles.

J'ai l'honneur, etc.

<110>

52. DU MÊME.

Breslau, 26 avril 1741.



Sire,

Il paraît une nouvelle édition de l'Antimachiavel publié par Voltaire, dans laquelle on a inséré ce qui avait été retranché de la première. La traduction allemande faite à Göttingue paraît ici.

Dans la feuille hebdomadaire que le chevalier de Mouhy comptait de faire imprimer à Berlin, et qu'on refuse d'imprimer, il y a les paroles suivantes : « M. le B. de Chambrier . . . eut audience la semaine dernière du Roi, lui rendit une lettre de la part de son maître, et fit à S. M. le détail de l'affreuse conspiration que le roi de Prusse a découverte heureusement. Le projet des conjurés était de se défaire de ce monarque à la première occasion favorable, ou de l'enlever, s'ils pouvaient. Plus de soixante personnes étaient de concert pour cet odieux projet; c'est leur nombre qui les a rendus suspects ... Le chef des conjurés était chargé de lettres en chiffre dont on l'a obligé de donner la clef. Cette affaire fait un bruit épouvantable. Le roi de Prusse a donné ordre à tous ses ministres dans les pays étrangers d'en faire connaître l'horreur. Le criminel a été remis sous une garde sûre, et le roi de Prusse a obtenu du collége électoral qu'il serait jugé à la diète de Francfort, où toutes les pièces justificatives seront examinées par les électeurs assemblés pour en faire la justice qui conviendra. »

« Le roi d'Angleterre a fait publier que cette conspiration avait été supposée par le roi de Prusse, de concert avec le duc de Bavière, pour perdre le grand-duc de Toscane dans l'esprit des électeurs et de toute l'Europe, pour le frustrer de la couronne impériale, à laquelle il semblait qu'il aurait été appelé; mais il y a bien peu d'apparence. L'on attend des lettres de Vienne, qui doivent nous in<111>struire des moyens que la reine de Hongrie mettra en usage pour sauver au Grand-Duc la honte dont cette action affreuse le couvrira, si l'on ne parvient pas à faire connaître la fausseté de cette ignominieuse accusation. »

On a chanté le Te Deum à Vienne; j'ai fait sur-le-champ ce quatrain à l'ouïe de cette nouvelle.

Croyez-vous que pour la victoire
Le Te Deum à Vienne s'est chanté?
Non, mais Neipperg à Dieu donne la gloire
D'un grand péril promptement évité.

Dieu conserve V. M.! Je ne fais plus d'autre prière, c'est mon Pater de tous les jours.

J'ai l'honneur d'être, etc.

53. A M. JORDAN.

(Avril 1741.)

Mon cher Jordan, je te remercie de tes deux lettres, que je viens de recevoir. Je voudrais pour ma consolation que tu me donnasses des nouvelles de ton entière convalescence. Sois tranquille, mon enfant, pour ce qui nous regarde. Nos affaires sont en bon train, et je crois que nous serons dans peu de jours maîtres de Brieg.111-a

L'ami Duhan se porte fort bien, et trotte comme un jeune homme. Nous avons beaucoup de fatigues, que je supporte mieux que je n'aurais dû l'attendre de mon tempérament. Je suis fort occupé à présent à régler les préparatifs du siége. Notre gros canon est arrivé un peu tard, sans quoi la ville serait déjà à nous.

<112>Adieu, cher Jordan. Ménage ton individu pour l'amour de ma monade, et sois persuadé que l'attraction de ton bon cœur opère toujours fortement sur moi en raison inverse du carré des distances. Dieu te bénisse!

54. DE M. JORDAN.

Breslau, 2 mai 1741.



Sire,

Que Votre Majesté est charitable! Elle ne me donne pas seulement de quoi vivre, mais elle a encore la bonté de fournir à mon âme une nourriture spirituelle. J'ai reçu les psaumes italiens sur les airs du mélodieux Lobwasser.

Si je prends plaisir à chanter,
Ce ne sont point les faits des anges;
Les dévots peuvent les fêter,
Jordan chantera vos louanges.

Le reste de mes pauvres poumons ne doit être consacré qu'à cela.

On dit, Sire, que vos ingénieurs font un feu d'enfer autour de Brieg, que l'on voyait hier ce feu de nos clochers, que le commandant ne s'est aperçu que fort tard qu'on travaillait au pied du mur de sa forteresse. Mais ce qui fait plaisir à toute la ville, c'est que, après la reddition de Brieg, on assure que l'armée de V. M. viendra camper vers les portes de Breslau.

A l'abri des cruels hussards
Et des surprises de la guerre,
Je verrai mon dieu tutélaire
Et ses glorieux étendards.

On les voit plus tranquillement quand on les voit sans crainte.

<113>La Gazette flamande rapporte un fait bien particulier, que j'ai osé mettre en vers que voici.

Le pape, plein de charité
Pour la régente de Hongrie,
Pendant trois jours s'est absenté
De sa très-sainte compagnie.
Un cardinal, à son retour,
Humblement demande au saint-père
Ce qu'au ciel il est allé faire,
Et les raisons de ce séjour.
Ah! dit-il d'un ton lamentable,
Au ciel je me suis transporté
Pour implorer la Vierge charitable
Et le secours de sa bonté.
Mais, ô chers cardinaux! quelle fut ma surprise
Quand, approchant cette divinité,
Je la vis sur son trône assise,
L'ordre prussien à son côté!

Quoique V. M. aille toujours de victoire en victoire, je ne cesserai de souhaiter la paix, parce que c'est le seul moyen de vous conserver au milieu de vos peuples, dont vous êtes toute la consolation. Plût à Dieu que tout le monde aimât aussi peu les lauriers que moi!

Je n'aspire point à la gloire,
Je ne veux lauriers ni guerdon;
Tout le beau temple de Mémoire
Vaut-il les lauriers d'un jambon?

J'ai l'honneur, l'avantage et le bonheur d'être, etc.

<114>

55. DU MÊME.

Breslau, 5 mai 1741.



Sire,

J'ai l'honneur de féliciter Votre Majesté sur la prise de Brieg. Sa campagne se finira lorsque à peine les autres y entrent. Rien de plus glorieux que tout cela aux armes de V. M.; Dieu veuille seulement la conserver au milieu de toutes ses victoires!

J'ai reçu une lettre de Paris, dans laquelle on m'a envoyé l'épitaphe de Rousseau, faite par lui-même deux années avant sa mort :

« De cet auteur noirci d'un crayon si malin,
Passant, veux-tu savoir quel fut le caractère?
Il avait pour amis Titon, Brumoy, Rollin,
Pour ennemis Gacon, Pitaval et Voltaire. »

Une nouvelle qui me surprend, c'est que M. Voltaire fait représenter son Mahomet à Lille; je regarde cela comme une espèce d'injure faite au théâtre de Paris.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.

56. A M. JORDAN.

Camp de Mollwitz, 6 mai 1741.

Je vous écris de ce beau camp
Où tout le danger qu'on y trouve
Exerce la valeur, l'éprouve,
Où mille mirmidons de Mars,
Autrement nommés les hussards,
Viennent vingt fois dans la journée
Nous souhaiter la bonne année,
<115>Où les bombes et la batterie
Vers Brieg font un feu de furie.
Or donc, dans ce camp si terrible,
Où tout semble annoncer la mort,
Nous vivons tranquilles, paisibles :
Tout ce qui reluit n'est pas or.

Vous voyez, monsieur, par les belles choses que j'ai l'honneur de vous dire, qu'on peut prendre la peur à tort; c'est ce qu'on appelle être poltron en pure perte. Je m'étais flatté jusqu'ici, mais sans fondement, que j'aurais de vous une apparition béatifique; mais les dangers nous séparent si bien, que je crains de ne vous pas posséder de sitôt. On débite que votre dernier voyage vous a causé de si grandes incommodités, que les médecins de Breslau ont été obligés d'user de tous les astringents possibles pour arrêter les effets que votre grande prudence avait opérés sur votre tempérament.

Vous n'ignorez plus que la ville de Brieg s'est rendue; nous l'avons trouvée entourée de mines et de fougasses. Vous êtes bien heureux d'avoir évité l'assaut général, sans quoi, à califourchon sur une bombe, on vous aurait vu arriver en paradis. Hélas! pauvre Jordan, qu'eût dit alors le bel Horace, votre bibliothèque, Margot de la Plante,115-a etc.

<116>Pour ne vous pas distraire plus longtemps de votre laborieuse étude, je finis une lettre que vous trouverez peut-être déjà trop longue, en vous assurant qu'une autre fois j'userai plus du vertatur stilus. Soyez persuadé que, malgré tous les petits reproches que je viens de vous faire, on vous estime autant dans mon camp qu'on pourrait vous priser au Portique ou au Lycée, et que, dans mon petit particulier, les qualités de l'ami effaceront les défauts du poltron. Adieu.

57. DE M. JORDAN.

Breslau, 8 mai 1741.



Sire,

J'ai reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer; c'est la première qui m'ait causé de la douleur. Je n'en ai pas l'obligation à ma mauvaise étoile.

Je n'ai quitté le camp que lorsque V. M. m'a ordonné de le quitter; si j'ai fait connaître quelque sentiment de crainte, c'est une preuve que j'ai été plus naturel que prudent. D'ailleurs, à quoi m'aurait servi de cacher des faiblesses qui n'auraient pu échapper aux yeux clairvoyants de V. M., qui a la bonté de supporter les hommes tels qu'ils sont, et de conniver à mes défauts?

L'histoire du médecin de Breslau, débitée à V. M., serait fort jolie, si elle ne regardait pas un homme qui n'a de maladie que celle d'aimer trop le genre humain et de penser tristement.

Je n'attends que les ordres de V. M. pour me mettre à ses pieds, pour avouer ma faiblesse, et pour l'assurer du zèle et du respect profond avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

<117>

58. A M. JORDAN.

Ce 9 mai 1741.

Au camp retranché de Mollwitz,
Endroit où mortier, où haubitz,
Où canon et fusil décharge,
Et d'où Jordan gagna le large.

Comment! vous prenez gravement
Mes vers, mon épître volage?
Je vous connaissais autrement;
Vous me trompez, c'est grand dommage.
Le ton léger du badinage
Vous aurait-il paru mordant?
Si l'esprit pèche, c'est l'usage;
Mais pour le cœur, est innocent.

C'est ainsi que je réponds à la très-sérieuse lettre que vous venez de m'écrire. Je ne suis pas aujourd'hui d'humeur assez atrabilaire pour m'affliger d'un malheur qui n'existe pas encore, et je plains votre esprit de tout mon cœur des tourments inutiles qu'il vous cause.

C'est plutôt quelque vent malin
Qui, s'arrêtant dans son chemin,
Ou cheminant avec paresse,
Dans votre corps fait le lutin,
Et vous angoisse et vous oppresse.

Voilà ce qu'en dit la Faculté; c'est à votre garde-robe d'en décider, car je crois qu'en ces sortes d'affaires elle peut passer pour juge compétent.

Si vous ne jugez pas à propos de promener vos hypocondres, ni de vous crotter comme un barbet, vous ferez admirablement bien de rester à Breslau.

Je n'ai à vous parler depuis quelques jours que de pluie, de neige,<118> de grêle et de mauvais temps. Il n'y a pas là de quoi vous mettre de bonne humeur; mais j'y renonce, car je n'y réussirais pourtant pas.

Je suis, ni plus ni moins, un des plus zélés amis de M. Jordan. Adieu.

59. AU MÊME.

D'un ton mélancolique et tant soit peu pleureur,
Grondant et de mauvaise humeur,
Vous m'apprenez donc la nouvelle
Que Maupertuis l'aplatisseur
S'en vient en Saxe à tire-d'aile,
Tout pâle et transi de frayeur?
A peine réchappé de la griffe ennemie,
Du sabre meurtrier des barbares hussards,
Il abjure à jamais la vie
Qu'il vient de mener par folie
Avec les fiers enfants de Mars.118-a
Quel est, se disaient-ils, quel peut être cet homme?
Un soldat dit, C'est un sorcier;
L'autre, Il faudra donc l'écorcher;
Un autre, plus rusé, le croit prêtre de Rome.
Pardi, ne soyez pas surpris,
Messieurs, je vous apprendrai pis :
Il est géomètre, astronome.
A Vienne, où tout esprit bouché
En lits de drap d'or est couché,
Où la folle magnificence
De pompons coiffe l'ignorance,
Jugez s'il était bienvenu.
Allez, monsieur de la Science,
Lui disait avec suffisance
<119>Un fat affectant l'ingénu,
En pays de nous inconnu.
Tout après, avec bienséance
Il lui donna du pied au c..

Voilà l'histoire telle que vous deviez me la rapporter, et telle qu'un homme très-désœuvré aurait dû l'habiller. Je ne sais ce que vous avez; mais vos lettres deviennent plus tristes et plus noires de jour en jour. Je crois que, si vous le pouviez, vous voudriez communiquer à tout l'univers la tristesse et le chagrin inutile qui vous dévore. Croyez-moi, devenez raisonnable; grisez-vous, faites la débauche, et soyez joyeux. Le comble de la folie dans le monde, c'est la tristesse; soyez donc sage, aimez-moi un peu, et ne doutez point que je ne sois toujours votre très-joyeux serviteur.

60. DE M. JORDAN.

Breslau, 12 mai 1741.



Sire,

J'ai reçu la jolie description de Votre Majesté, touchant Maupertuis; son domestique partit hier, et ne doute point que son maître ne revienne à Breslau sûrement.

On ne parle ici que de la paix, que l'on assure prochaine; je le souhaite plus que je ne l'espère. Les ennemis, à ce qu'on dit, fuient quand l'armée de V. M. fait mine de les approcher. On dit qu'ils l'ont fait à Strehlen.

La Gazette de Leyde dit que le cheval de M. Maupertuis, ayant pris le mors aux dents au milieu de la bataille, l'avait jeté dans l'armée ennemie.

<120>Je ne sais ce que c'est que mauvaise humeur; j'en puis même alléguer une preuve. J'ai pris la liberté d'envoyer à V. M. deux lettres dans lesquelles il y avait des vers, et je ne fais des vers que lorsque la joie ne me permet pas de raisonner.

J'entendis hier bon nombre de messes par amusement, puisque je ne puis aller à l'église par dévotion; nous n'avons point ici de culte au rit réformé, et

Pour moi, comme une humble brebis,
Sous la houlette je me range;
Il ne faut aimer le change
Que des femmes et des habits.

Bayle, dans l'article de

Racan

, à ce que je crois.120-a

Ce qui me remplit de joie, c'est qu'on assure que V. M. se porte à présent à merveille, et que les maux de tête sont dissipés.

J'ai l'honneur, etc.

61. A M. JORDAN.

Camp de Mollwitz, 13 mai 1741.

Non, ces vers ne sont qu'empruntés,
Cela ne s'appelle point rire;
Vos esprits n'étaient pas montés
Pour plaisanter, ni pour écrire.
J'aime mieux vos vivacités
Et votre mordante satire
Que ces belles moralités
Qu'un autre avant vous a pu dire.
<121>Vous êtes aimable et charmant,
Dites ce que votre âme pense;
Il nous suffît de l'agrément
Dont elle fera la dépense.
Tout sera nouveau, naturel,
Assaisonné de ce bon sel
Que produisit jadis Athène,
Et que plus d'un savant, par haine,
Masque des horreurs de son fiel.
Hélas! quittez donc par sagesse
Ce grave et froid raisonnement,
Ennuyeux assaisonnement
De notre insipide vieillesse,
Et laissez au calculateur
Qui distingue, somme et arguë,
Et qui, flottant parmi l'erreur,
Croit qu'un chacun a la berlue,
L'avantage si peu flatteur
De son algèbre qui le tue.
N'oubliez donc pas qu'en effet
Il faut profiter de la vie,
Que c'est là ma philosophie,
Comme ceci votre portrait.

En vérité, monsieur d'un autre monde, pensez donc enfin que deux lettres joviales ne suffisent pas pour convaincre la chrétienté de votre bonne humeur, et qu'il faut de la continuation à vos charmes. Puissiez-vous demeurer à Breslau tant que la peur vous y retient, puisse l'ennemi être aussi timide que vous, et moi avoir toujours l'avantage de votre amitié! Ce sont les vœux de celui qui a l'honneur d'être, très-prudent, très-grave, très-savantissime Jordan,



Monsieur,

de Votre doctissime Sapience
le très-religieux admirateur.

<122>

62. AU MÊME.

Camp de Mollwitz, 16 mai 1741.

Pour le coup, je vous reconnais,
Et votre esprit se manifeste
Par la façon légère et preste
Dont vos aimables vers sont, faits.
Que votre grande âme alarmée
Sans peur chemine vers l'armée;
Vous n'y trouverez, sur ma foi,
Aucun hasard, point d'embuscade.
Et très-paisiblement chez moi
Vous pourriez boire rasade.
Si cet appât insuffisant
N'est pas ce qui vous détermine,
Sachez qu'à Brieg on voit par cent
Des bouquins rongés de vermine,
Et de ces gros in-folios
Ornés de pédantesque mine,
De ces livres vraiment brutaux
Dont on vous casserait l'échiné,
Et qui font le charme des sots.
Si tout ceci ne peut vous plaire,
Je vous garantis le plaisir
Que le long du jour, à loisir,
Vous n'aurez rien du tout à faire.
Tenez, je vous offre à l'encan
Tous les charmes de notre camp;
Car pour vous tenter par la gloire
Mes vers arriveraient trop tard,
Vous, qui longtemps avez eu part
Au temple immortel de Mémoire.

<123>

63. DE M. JORDAN.

Breslau. 26 mai 1741.



Sire,

On est ici extrêmement impatient d'apprendre des nouvelles sur la marche de l'armée de V. M. On dit que les ennemis se retirent à mesure que V. M. avance. On ne ferait pas mieux quand je serais à la tête du conseil autrichien. Qui peut tenir contre l'ardeur guerrière des troupes de V. M.?

Il y a encore une nouvelle édition de l'Antimachiavel, avec quantité de pièces justificatives en faveur de M. de Voltaire. Voici une épigramme imprimée dans la Bibliothèque britannique sur l'éditeur de cet ouvrage :

Des auteurs peu considérables
Ont eu d'illustres éditeurs,
Et les plus illustres auteurs
Des éditeurs très-misérables.
L'éditeur et l'auteur sont aussi quelquefois
Deux sots obscurs qu'unit leur goût pour les sornettes.
Mais ici, nous voyons le prince des poètes
Éditeur du prince des rois.

Dieu veuille ramener bientôt V. M. dans nos quartiers!

J'ai l'honneur d'être, etc.

64. A M. JORDAN.

Camp de Grottkau, 1er juin 1741.

Seigneur Jordan, Pöllnitz m'écrit qu'il m'envoie des vers; pour moi, je lui écrirai que je lui envoie de l'argent. Je n'ai point reçu de poésies par sa lettre, et il ne recevra aucune monnaie par la mienne.

<124>Tu ne me dis pas le mot du cher Césarion, et tu ne me parles que de ton chien de libraire et de son fichu livre.

Nous nous battrons trois fois, livrerons quatre assauts, et engagerons cent escarmouches; après quoi tu me reverras, humble Gamaliel,124-a aux pieds de Paul Jordan, apprendre de toi la sagesse et l'art de la paix.

Adieu, cher ami. Ménage-toi; pense, je t'en prie, à la part que prennent à ta santé les demoiselles du Werder et de la Ville-neuve. Salut.

65. DE M. JORDAN.

Breslau, 3 juin 1741.



Sire,

La lettre qu'il a plu à Votre Majesté de m'accorder peut me garantir contre dix jours de tristesse. Vous savez guérir tous les maux plus efficacement que le roi de France ne guérit les écrouelles. M. le baron ne manquera pas de vous envoyer les vers; il y est doublement intéressé. Césarion est arrivé à Berlin en bonne santé; il a fait le voyage en quatre jours. On va toujours vite quand on va où la tranquillité règne; c'est ce que j'écris à M. de Keyserlingk, lui qui regarde comme un malheur de ne pas voir de ses yeux les effets tristes de la guerre.

La lettre de V. M. me fait frémir; trois batailles, quatre assauts, cent escarmouches ne font pas trembler Jordan, mais ils épouvanteraient le diable.

Vous aimez le bruyant tumulte
De Bellone et du champ de Mars;
<125>Quoique à ses traits toujours en butte,
Vous n'aimez que ses étendards.
Les dons précieux de Minerve
Et les biens sacrés de Cérès,
Tout ce bonheur ne se réserve
Qu'aux chers ministres de la paix.

V. M. me fait bien de l'honneur, ou plutôt elle se moque bien de moi en me parlant de Gamaliel qui étudie l'art de la paix. Que je suis heureux quand V. M. est à Berlin ou à Rheinsberg! Je partage mon temps entre le plaisir de servir V. M. et celui du loisir agréable de ma retraite.

Là, tranquille en ma retraite,
J'attends les décrets du destin;
Ma joie n'y est point inquiète
Entre Bacchus et ma catin.

Il n'y a que le besoin des hôpitaux et de la conférence qui fait que je pense à Berlin.

L'hôpital de la Charité
Humblement Jordan vous demande,
Qui n'est d'aucune utilité
Partout où Bellone commande.

Conquérant de la Silésie,
Prince guerrier, quoique bénin,
Je vous conjure et vous supplie
De m'envoyer vite à Berlin.

Tout m'attriste en cette contrée;
L'on n'y boit que de mauvais vin,
L'on n'y voit que fille infectée :
Que ne puis-je aller à Berlin!

L'on ne parle ici que de guerre
Et le soir, et dès le matin;
Mars est le dieu qu'on y révère :
Que ne puis-je aller à Berlin!
<126>Le bruit du canon me réveille,
Le cri du soldat inhumain
Ne permet pas que je sommeille :
Que ne puis-je aller à Berlin!

Ce qui m'engage à demander cette grâce à V. M., c'est qu'on assure ici la paix comme une chose certaine. Cela me fait tourner la cervelle de joie. Je veux célébrer ce beau jour dans l'endroit où je brille le plus, dans ma bibliothèque, où mes livres ne disent mot, et écoutent mes pauvretés; et on assure que dans peu Berlin aura le bonheur de voir V. M.

J'ai l'honneur d'être, etc.

66. A M. JORDAN.

Camp de Grottkau, 5 juin 1741.

Déjà vous tremblez à Breslau,
Lorsque nous marchons à Grottkau,
Et les siéges et les batailles
Vous attendrissent les entrailles.
En un mot, paisible Jordan,
Jamais aucun lièvre en son gîte
Ne s'apprête à courir si vite
Que vous, quand vous levez le camp.
Mais raisonnons, je vous en prie.
Que devient donc en ce moment
Cette grave philosophie
Dont vous nous parlez si souvent,
Et ce stoïcisme insolent
Qui vous fait mépriser la vie
Quand le danger n'est pas présent?
Le canon gronde, et son tonnerre
<127>Ébranle le fond de la terre;
Il tombe une grêle de fer,
Le plomb vole et remplit tout l'air,
Et la mort qu'enfante la guerre
Ouvre un gouffre tel qu'un enfer.
Il sort une flamme infernale
De cette gueule triomphale,
Oui porte la destruction.
Ici, c'est le feu de Bellone,
Et, plus bas, le glaive moissonne
Sans pitié, sans compassion.
Tel qui, dans le sein de la flamme.
De la mort, de mille dangers,
Garde la tranquillité d'âme
Égale aux objets étrangers
Mérite en effet l'apostrophe
De vrai sage et de philosophe;
Les autres sont des imposteurs.
Voyez donc, messieurs les auteurs,
Qu'elle est grande, la différence
Du solide et de l'apparence,
Combien les dehors imposteurs
Sont différents de l'évidence.
Dans vos studieuses erreurs,
Au fond d'une bibliothèque,
Vous faites très-bien les docteurs.
De votre valeur intrinsèque
Le danger peut nous éclaircir;
Il paraît, on vous voit courir.
Nous, plus forts d'esprit que ces sages.
Nous opposons à ces orages
Le flegme et l'intrépidité.
Que tout périsse et se confonde,
Que tout se bouleverse au monde.
Rien n'ébranle ma fermeté.

C'est ainsi que d'un camp très-guerrier je prends la liberté de saluer Votre Sapience. Le compliment que vous fait ma muse sent un<128> peu son militaire; mais vous y trouverez du vrai, et je vous prie, par parenthèse, de vous souvenir que la vérité a toujours été ma maîtresse. Lorsque je me mêlerai de courtoisie, ma muse vous fera un compliment plus obligeant. En attendant, je vous prie de croire que je n'en suis ni plus ni moins

Votre admirateur et ami.

67. AU MÊME.

Camp de Friedewalde, 13 juin 1741.

Vif, ou plutôt fort pétulant,
Vous voulez donc, mon cher Jordan,
Quitter les champs de Silésie?
Quel peut être dans votre plan
La raison qui vous y convie?
Vous êtes trop bon courtisan
Pour me dire de votre vie
Que c'est chez nous où l'on s'ennuie;
Mais, rempli de sincérité,
Charmant Jordan, je vous en prie,
Dites ici la vérité.
N'est-ce pas la bibliothèque
Dont l'attrait puissant et vanté,
Le bel Horace ou le Sénèque,
Ou peut-être quelque beauté,
Dont l'enchantement vous attire?
Et lorsque votre cœur soupire,
Trop sensible à la volupté,
Ce vous est trop peu que d'écrire;
Car, après tout, votre hôpital,
Rempli d'extravagants qu'on lie,
Sinistre et funeste arsenal
<129>Des misères de notre vie,
Ce lieu si triste et si fatal
Ne vaut pas notre compagnie.
Ce n'est que la légèreté,
Des Français, engeance frivole,
Suprême et despotique idole,
Votre unique divinité,
Dont les charmes et l'inconstance
Vous font penser que dans l'absence
Gît toute la prospérité.
J'ai cru, moi, dans mon innocence,
Que dans l'art de la jouissance
Se trouvait la félicité.
Jordan, j'apprends à te connaître :
Si tu logeais au paradis,
Pour mieux trouver le vrai bien-être,
Par changement tu voudrais être
Dans l'enfer, auprès des maudits.

Voilà tout ce que j'ai à vous dire en vers; ce que je vous écris en prose n'est pas moins vrai, et j'ose vous assurer qu'il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un endroit où vous seriez d'accord de vous tenir en repos. Nous partirons dans peu de notre camp pour aller à Strehlen; il ne s'agit ici, d'ailleurs, que d'affaires de hussards.

Adieu, cher Jordan; mes respects au Portique, au Lycée. Ma philosophie est la très-humble servante de la vôtre, comme je suis, moi, votre très-humble serviteur.

<130>

68. DE M. JORDAN.

Breslau, 17 juin 1741.



Sire,

J'ai reçu vos aimables vers,
Écrits de façon très-normande.
Que Dieu m'accable de revers,
Si je sais ce qu'on y commande!

Je puis assurer à V. M. que j'ignore si elle m'ordonne d'aller à Berlin ou de rester à Breslau.

A quoi donc nous sert la critique?
Nous rend-elle moins incertains,
Puisque l'esprit académique
Toujours nous offre deux chemins?

Ce n'est pas le premier chagrin que m'a causé le pyrrhonisme. Une dose de la philosophie dogmatique m'aurait d'abord déterminé; mon penchant pour la secte de l'Académie, la crainte de manquer à mon devoir, tout cela me rend indéterminé. La jérémiade envoyée il y a cinq ou six jours dissipera peut-être ces doutes;

Car, en bonne foi de chrétien,
Je ne puis séjourner en ville
Où le culte calvinien
Est rejeté comme acte de sibylle.

Je n'ai jamais été courtisan; vous n'avez pas besoin de cette engeance qui déguise perpétuellement la vérité, et on ose la dire devant V. M. Pourquoi ne la dirais-je pas? Je m'ennuie à Breslau, puisque je n'y puis faire ma cour à V. M., et que je n'y ai point ma bibliothèque, où

Je goûte la tranquillité,
Reposant dans le sein des Muses;
<131>Mon bel Horace à mon côté
M'engage à mépriser les ruses
Du monde et de sa vanité.

Les Français sont inconstants, cela est vrai. Ils le sont par légèreté; j'ai assez d'esprit pour l'être par volupté. Je ne le suis jamais en amitié.

Je ne suis jamais inconstant
A l'égard d'une aimable belle;
Dès qu'un mérite est éminent,
On cesse alors d'être infidèle.
Ce n'est pas tout. Oserais-je demander à V. M. une grâce?
Très-humblement je vous supplie,
Conquérant de la Silésie,
De me donner un billet à Vorspann,
Pour que je puisse, en ménageant
Conserver ma bourse garnie,
Et la garantir d'étisie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

P. S. On ne parle ici que de paix,
On croit y voir finir la guerre,
Et tout prospérer à souhaits
Sous Frédéric, que le monde vénère.

69. A M. JORDAN.

(Camp de Strehlen, 18 juin 1741.)

Est-il permis de m'écrire religion pour me persuader de vous laisser aller à Berlin? Ne devez-vous pas mourir de honte de votre impa<132>tience enfantine pour partir? Vous viendrez ici, s'il vous plaît, pour en faire amende honorable en plein champ, et vous me fléchirez plutôt par la pitié que me fera votre poltronnerie que par l'attachement que vous avez pour messire Jean Calvin. Mes vers ne seront pas de votre goût assurément, parce qu'ils sont hardis et vrais; mais je m'en console, parce que j'en suis content, et que vous pouvez les conserver comme étant ma confession de foi.

Mandez-moi, je vous prie, s'il est vrai que la paix est conclue, si les troupes prussiennes resteront ici, ou si l'on parle de bataille; en un mot, bavardez un peu.

70. DE M. JORDAN.

Breslau, 19 juin 1741.



Sire,

J'ai honte d'accabler Votre Majesté par la fréquence de mes lettres et de mes vers, qui doivent paraître à vos yeux ce que paraît un portrait de barbouilleur aux yeux de Pesne.132-a

Ce n'est que mon oisiveté
Qui produit tout ce bavardage,
Et c'est trop de témérité
Que de rimer à mon âge.

Ce qui me passe, c'est la bonté des vers que V. M. compose dans un temps où elle se promène par toute la Silésie avec son armée, et y porte la terreur.

<133>

Les neuf Sœurs du sacré vallon
Exalteront par des chants d'allégresse
Les nobles faits du germain Apollon,
Qu'eût adoré la respectable Grèce.

Je remercie très-humblement V. M. de la gracieuse permission qu'elle a bien voulu me donner d'aller voir ma chère bibliothèque, qui fait le plus réel bonheur de ma vie.

Chacun est heureux à sa guise.
Victorieux en province conquise,
Votre bonheur est solide et parfait.
Le mien était ici très-imparfait,
Puisque j'étais en entière disette
De livres, vin, et de saine fillette.
Votre bonheur est sous vos étendards;
Je suis heureux, puisque je pars.

Le bonheur dépend de l'idée qu'on s'en forme. Je suis fortement embarrassé sur la nature de mon bonheur; je le cherche dans l'étude, quoique la réflexion nous rende souvent malheureux, et que la distraction nous divertisse et nous égaye. Tous les hommes se ressemblent; ceux qui pourraient être fort heureux s'appliquent à ne pas l'être.

Un quidam, l'autre jour, fortement soutenait
Que le bonheur était très-volontaire,
Que qui fortement le voulait
Pouvait par son esprit au malheur se soustraire.
Je répondis à cela vivement
Que les esprits sont de trempe diverse.
C'est œuvre de tempérament
Quand on se rit de la détresse.
Mais ce qui beaucoup surprenait,
C'est que tel qui pouvait rendre sa vie heureuse
Au lieu de cela s'appliquait
A se la rendre malheureuse.

<134>Dieu ramène bientôt V. M. dans le sein de sa capitale! Un bonheur sur lequel mon pyrrhonisme ne saurait mordre, c'est celui d'être avec un entier dévouement et un respect profond, etc.

71. A M. JORDAN.

(Camp de Strehlen) 1er juillet 1741.

D'un brin de raison, dans ce camp,
Qui ne vaut pas un sol la livre,
Ce sot monde s'applaudit tant,
Que pour l'être moins il s'enivre.
Le sage et libertin Jordan
Veut cette épigramme en présent.
Quelle distraction extrême!
Car il oublie en ce moment
Qu'il en est le sujet lui-même.

72. DE M. JORDAN.

(Camp de Strehlen) 12 août 1741.



Sire,

Voici des vers irréguliers, faits fort irrégulièrement par un homme qui n'a jamais été irrégulier. Envisagez-les comme ces bordures dans le goût baroque qui ont eu cependant l'avantage de vous plaire. J'ai une envie démesurée de voir vos troupes monter la garde sur le marché de Breslau, de la boutique d'un libraire nommé Korn. Vous<135> ne sauriez, Sire, refuser cette consolation à Siméon, qui veut voir le salut, non d'Israël, mais de l'Allemagne. Les troupes de V. M. ont acquis à très-juste titre cette prérogative.

Je pourrais alléguer à V. M. des raisons de santé; elle est si délicate, que je ne puis en jouir que par de fréquents hommages, toujours involontaires, rendus à la Faculté. Il y a six mois que j'eus la témérité de les refuser; mais la nécessité m'y force présentement.

J'ai l'honneur, etc.

On dit que la troupe ennemie,
Les blés cueillis, avancera vers nous.
Que la vôtre, très-aguerrie,
Languit après le rendez-vous,
Rendez-vous marqué par la gloire
Pour faire éclater leur valeur.
Dans tout le monde très-notoire
Par le dernier combat vainqueur.
Pour moi, Sire, je vous supplie
De m'accorder la liberté
De pouvoir assurer ma vie
A Breslau, lieu de sûreté.
(Permettez que l'on félicite
Votre invincible Majesté
De l'heureuse réussite
Qu'on ait ce lieu par ruse emporté,135-a
Ce fait, très-brillant pour l'histoire,
Fera bouquer vos ennemis;
Neipperg ne voudra pas le croire,
Wallis135-b en sera peu surpris.)
Là j'entendrai la renommée
Chanter vos exploits éclatants;
Mais si je marche avec l'armée,
La frayeur me prive des sens.
<136>Ce n'est là que trop ma faiblesse
De ne rien voir ni rien ouïr;
Pour peu que je sois en détresse,
Je rassemble mes sens pour fuir.
Quoi! direz-vous, n'avez-vous donc honte
De vouloir passer pour poltron?
A cela ma réponse est prompte :
J'imite Horace et Cicéron.
Quoi! faut-il exposer les restes de ma vie,
Et risquer de me voir prisonnier malheureux?
Je ne vis que pour être heureux
En servant le héros qui tient la Silésie.

73. A M. JORDAN.

Fait au camp de Strehlen, 12 août 1741.

Lorsque, les blés fauchés, la cohorte ennemie
Essayera quelque hasard,
Tu peux, pour assurer ta vie,
Éviter l'ennemi, te soustraire aux hussards
Dans les murs de Breslau, centre de Silésie.
Mais tant que le farouche Mars
Exaltera notre furie,
Tranquille en ta philosophie,
Tu peux compter que mes égards
Pour ta docte poltronnerie
Te sauveront chez les beaux-arts
Avant que le péril et la peur t'y convie.

<137>

74. DE M. JORDAN.

Breslau, 19 août 1741.



Sire,

Je suis arrivé à Breslau, que j'ai vu avec grande joie, orné et paré par vos belles troupes. Les filles y regardent voluptueusement les soldats de V. M.

Je n'en suis point du tout surpris,
Ils donnent de l'amour par l'air et par taille,
Hercules dans un jour où vous donnez bataille,
Hercules en vigueur dans l'île de Cypris.

On se dit ici à l'oreille que V. M. est sur le point de conclure une alliance avec la France; je n'en sais rien. Une chose sais-je bien sûrement, c'est que le voyage imprévu de M. de Valori donne de la tablature à tous les ministres, comme une comète à vaste queue en donne à MM. les astronomes.

On prétend qu'en moins de trois jours il y aura une bataille. J'ai peur de ce mot, comme les Romains en avaient de ceux qui expriment la mort.

Je n'aime point ce qui détruit,
J'aime bien ce qui multiplie;
Un combat peut priver votre corps de la vie,
Que l'amour pour nous a construit.

C'est une obligation que votre pays a à l'amour, et il y a, j'ose le dire, de l'ingratitude à ne pas le conserver.

On attendait ici V. M. il y a quelques jours. M. de Bülow a quitté pour cela l'hôtel qu'il occupait. Vous serez reçu ici comme les juifs recevraient le Messie, s'il jugeait à propos de venir.

J'ai l'honneur, etc.

<138>

75. A M. JORDAN.

Camp de Reichenbach, 30 août 1741.

Vous nous croyez dans ces combats
Que votre valeur n'aime pas,
Et vous pensez que notre armée,
Dans son courroux trop animée,
Disperse dans ces champs épars
L'Autrichien et ses hussards.
Tout doucement, monsieur le sage,
Sachez qu'on fait cent arguments
Plutôt qu'on ne gagne avantage
Sur des ennemis vigilants.
Attendez donc, pour voir éclore
Ce beau soleil de notre aurore,
Que nous favorisent les vents.
Tout pilote pour faire voile
Guette les plus heureux moments,
Que le secours des éléments
Le seconde en enflant la toile.

Ce sont ces moments favorables que nous attendons pour ne point manquer notre coup. Je tiens nos arrangements presque certains, et je présume que, en jouant à jeu sûr, on ne m'en saura pas plus mauvais gré.

Nous avons ici le plus beau camp de la Silésie; cela forme le plus superbe paysage du monde, dont la belle et nombreuse armée qui y campe ne fait pas le moindre ornement.

Adieu, ami Jordan. Faites mes compliments à la philosophie, et dites-lui que j'espère de la revoir au quartier d'hiver. Je vous prie de dire aux belles-lettres que c'est là le rendez-vous que je leur donne, et que, pour avoir suspendu leur commerce pour un temps, je ne<139> prétends pas le finir, mais le reprendre avec plus de goût et de plaisir lorsque la campagne sera terminée.

Je suis de ta candeur, de ton savoir, de ta philosophie, et surtout de ton bon commerce

Le grand admirateur et ami.

76. DE M. JORDAN.

Breslau, le vingt-quatrième jour de mon exil.



Sire,

Les beaux vers de Votre Majesté m'ont enchanté; mais le reproche de désertion m'a fait frémir.

Je ne suis point un déserteur,
Soit de la foi, soit de l'armée;
Et jamais pareille équipée
Chez moi ne fut un effet de la peur.

C'est un effet de la prudence, dont un ordre de V. M. m'aurait guéri, si elle l'avait bien voulu.

Quoique obéir soit un devoir
Que l'on fait avec répugnance,
Il ne l'est plus quand l'ordonnance
Sort de votre royal manoir,

de ce manoir que l'art qui l'a formé, que celui qui l'habite, rendent un séjour délicieux, surtout quand la foudre repose sous le lit, et que les Grâces occupent le fauteuil. Je me donne au maître du Styx, si V. M, exige de moi des vers.

Jamais je n'ai fait de bons vers,
A peine sais-je écrire en prose,
Et tenter impossible chose,
C'est avoir l'esprit à l'envers.

<140>Elle est impossible pour moi; je me contente d'avoir assez de connaissances pour goûter le plaisir des vers et pour envier le bonheur de ceux qui en font de bons.

La maladie de la satire, que V. M. veut bien m'imputer, est de toutes les maladies de l'esprit, si c'en est une, celle que je crains le plus; elle l'est à coup sûr dans un particulier.

Qui oserait avoir le cœur
De se livrer à la satire?
L'art séduisant de médire
N'est bon que pour un grand seigneur.

Je ne demanderai pas ce talent au bon Dieu; mais je lui demanderai le talent de la patience, lorsque l'on est attaqué par plus fort que soi.

V. M. me fait toujours le reproche de ma mauvaise humeur. Oserais-je dire qu'à cet égard V. M. est semblable à ce médecin qui souhaitait à son malade la fièvre, afin d'avoir le plaisir de la lui guérir? Vous pouvez me guérir, Sire, en m'ordonnant d'aller au camp pour me mettre à vos pieds et vous assurer du respect profond avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

77. DU MÊME.

Breslau, 30 août 1741.



Sire,

Robinson140-a arriva hier. Il surprit par son arrivée les grands et les petits de la ville; les idées de paix se réveillent. Ce qui me charme, c'est que tout cela contribue à la gloire de V. M.

<141>

Ce redouté roi prussien
Fait le rôle d'une coquette;
Tous aspirent à sa conquête,
Et lui ne se gêne pour rien.

Le Français a l'air un peu capot, mais mordant; le mylord est gai; le Hollandais enrage, et dit que ce voyage est fait inutilement, que l'heureux négociateur n'a que des pauvretés à proposer. Pöllnitz était hier aux prises avec le Hanovrien. Ce dernier disait : Le Roi mon maître paraîtra bientôt dans toute sa gloire. L'autre, d'un air caustique, riposte : Ce sera apparemment quand il ira à l'autre monde pour juger les morts.

On dit qu'il y a six cents hussards qui battent l'estrade entre Breslau et Neumarkt. Je n'irai pas, à coup sûr, m'éclaircir du fait.

Dieu veuille conserver V. M.!

J'ai l'honneur d'être, etc.

78. A M. JORDAN.

Sophiste de vos passions,
Apprenez une fois, Jordan, à vous connaître,
Et renoncez à ces raisons
Que vous nous alléguez, peut-être
Pensant que nous ne connaissons
Ce mal si déguisé qui ne veut point paraître.
Jordan, tous vos soins sont en vain,
En vain vous parlez d'étisie,
De diarrhée, hydropisie;
Car déjà notre camp est plein
Que de fait votre mal n'est que poltronnerie.
Allez donc, je vous congédie.

<142>

79. AU MÊME.

Camp de Reichenbach, 2 septembre 1741.

Quand le grand négociateur
De l'anglicane politique
Sera, plus penaud qu'un fondeur,
Renvoyé sans avoir étalé sa boutique
Au défunt viennois empereur,
Lors dans ma lanterne magique
L'Anglais connaîtra son erreur.
D'abord, se confessant, prenant le viatique,
Le sublime médiateur,
Renonçant en Europe à toute sa grandeur,
Rendra son âme en Jamaïque,
Et de notre législateur
Deviendra paisible cacique.

C'est une prophétie que j'ai trouvée dans les Centuries de Nostradamus.142-a Je vous la donne pour ce qu'elle me coûte, s'entend pour une réponse de votre part, qui ne laissera pas d'être charmante; elle me payera au double de la dépense que j'ai faite, et elle me payera au centuple, si vous m'y donnez des assurances de m'aimer toujours.

Adieu; envoyez l'incluse à Voltaire.

<143>

80. DE M. JORDAN.

Breslau, 2 septembre 1741.



Sire,

Vos vers sont charmants; je ne saurais assez les lire. Ils ne se ressentent pas de la facilité avec laquelle vous les faites.

On ne parle ici que du beau rôle que vous jouez. On assure que le Saxon vient demander en grâce à V. M. qu'il puisse contribuer en quelque chose à la gloire de votre maison.

Le très-fin ministre Bülow,
Avec un air soumis que l'humilité donne,
Vient vous offrir comme un cadeau
Tout le pouvoir de sa couronne.

Je me flatte que V. M. voudra bien lui accorder cette glorieuse prérogative.

Je bénis Dieu et je rends grâce aux soins de V. M. de ce que les affaires vont si bien. A l'abri de vos ailes, je dors aussi tranquillement que je le ferais, si j'étais maître du palladium. Les Berlinois craignent une seconde bataille. Pour moi, je ne la crains plus, parce que je suis assuré de la victoire; et si j'étais à portée de faire le Jean-Baptiste à ces bonnes gens, je les exhorterais à s'en fier entièrement à leur Messie.

Je suis fort tranquille et content,
Frédéric est comblé de gloire;
Il met à profit sa victoire
Et son politique talent.

Cependant V. M. ne se lève pas si matin que le roi d'Angleterre, qui sue sang et eau pour ne rien faire.

Le monarque anglais tous les jours
Se lève au point du jour pour ne faire qu'eau claire,
Tandis que le prussien n'interrompt point le cours
De ses exploits guerriers pour écrire à Voltaire.

<144>Les Muses seront toutes glorieuses de voir que V. M. veut bien ne les pas oublier. Quand je serai au milieu de mes livres, je ne manquerai pas de leur dire ce que V. M. m'ordonne :

Le Roi, votre dieu tutélaire,
Ne regarde son ami Mars
Que comme un ami nécessaire,
Pour lequel il faut des égards.
Mais pour vous, filles du Permesse,
Il vous caresse par plaisir;
Les amusements du loisir
Marchent avecque lui sans cesse.
J'ai l'honneur d'être, etc.

81. DU MÊME.

Breslau, 4 septembre 1741.



Sire,

J'ai reçu vos vers admirables, et ceux dont vous honorez Voltaire, que j'ai d'abord fait partir,

Oui, ces beaux vers dont le sens prophétique
De Robinson nous fixe le destin;
Son maître et lui se trémoussent en vain
Pour nous montrer leur peu de politique.

V. M. fait parler à Nostradamus un langage bien spirituel, qu'on ne trouve pas dans les ouvrages que tout le monde lit et qu'on n'entend point.

La manière ironique dont il plaît à V. M. d'apostropher mon pauvre petit esprit n'est-elle pas antimorale?

<145>

Quoi! j'aurais tout l'esprit qu'on trouve en Silésie!
C'est de moi joliment se ficher de bon cœur,
Moi, qui n'aurai, pour mon malheur,
Jamais qu'un filet de génie,

comme le beau parleur dit, en parlant d'une sauce, un filet de vinaigre.

Votre esprit est comme un torrent
Qui s'étend et qui tout embrasse,
Et rien ne peut lui faire face,
Qu'il ne le renverse à l'instant.

Je n'ai de l'esprit que ce qu'il faut de goût à un honnête homme pour distinguer quel est le bon vin de Champagne. C'est tout ce qu'il m'en faut. Je suis d'ailleurs à présent comme un économe qui ne sème point ses terres, faute de grain. V. M. est sur le point d'entrer en Bohême, et mon magasin d'esprit est à Berlin.

On dit que la lune ne luit
Que par secours de lumière empruntée;
Otez-lui le soleil, elle est ce qu'est la nuit,
Et l'on voit sa splendeur tout à coup éclipsée.

V. M. donne de la tablature à tous les politiques. Les partisans de la reine de Hongrie cherchent sur le visage du ministre saxon les effets de son voyage à l'armée. Il est fort pour l'artifice.

On ne peut découvrir en rien
Ce qui se passe dans son âme,
Car toujours un égal maintien
Cache adroitement ce qu'il trame.
Ce maintien jamais inégal
Est, dit-on, aussi nécessaire
Que jugement au sieur Voltaire,
Qu'œil de Jordan à l'hôpital.

<146>Je demande en grâce à V. M. une œuvre de surérogation; c'est la continuation de ses bonnes grâces, que je tâcherai de mériter. J'ai l'honneur d'être, etc.

82. A M. JORDAN.

Camp de Reichenbach, 7 septembre 1741.

Ami, demain nous décampons;
Ni tous les saints ni le grand diable
Ne savent point où nous allons;
Mais vous, mon confident aimable,
Je vous apprends que nous ferons
Dans peu le siége désirable
Du fort de Neiss, que nous prendrons.
Si la voix de la renommée
Vous informe dans vos cantons
Que notre florissante armée
Vainquit aux champs silésiens
Ces orgueilleux Autrichiens,
Que votre grande âme alarmée
Ne craigne pas pour mes destins.
Quiconque enchaîne la victoire
Doit, en en poursuivant le cours,
Sans peur sacrifier ses jours
Au laurier brillant de la gloire.
Si du sort l'éternelle loi
Précipite dans la nuit noire
L'ombre de votre ami, l'ombre de votre roi,
Qu'au moins le souvenir de cette ombre légère
Longtemps après ma mort vous soit récente et chère.

Je vais faire divorce pendant quelques jours avec les Muses; mais comme ce que nous allons faire à présent achève de nous assurer la<147> tranquillité en Silésie, et que cette opération sert de base à nos quartiers d'hiver, j'en ai la réussite extrêmement à cœur.

Adieu, cher Jordan. Ne m'oublie pas, et sois bien persuadé de l'amitié que je conserverai toute ma vie pour messire Charles-Étienne. Ainsi soit-il!

83. AU MÊME.

Camp de la Neisse, 15 septembre 1741.

De Neiss, Jordan, je vous écris
Que ce projet qu'enfanta ma prudence.
Ami, n'a pas mieux réussi
Que le rocher qui fit une souris.
Vous connaissez la lente suffisance
De ce mentor147-a à qui, dans mon enfance,
Le soin de mes jours fut commis;
Par sa flegmatique indolence
Neipperg avec nos ennemis
Ont prévenu l'instant d'être surpris.
Malgré ce contre-temps funeste,
Je poursuis mes premiers desseins.
Vienne dans peu doit jouer de son reste.
J'en ai mêlé les cartes de mes mains;
Et dans ce mois où la feuille fanée
Annonce la fin de l'année,
Mars ramenant la douce paix
Dont la campagne fortunée
De Berlin fait le centre des attraits,
Nous goûterons l'heureuse destinée
De gens sans guerre et sans procès.

<148>Nous sommes ici vis-à-vis de l'ennemi, et très-près les uns des autres. Neipperg n'ose ... devant nous sans craindre que nous ne l'entendions, de sorte que la bataille est plus vraisemblable que jamais. Nous avons le plus beau camp du monde, et ces deux armées qu'on aperçoit d'un coup d'œil semblent deux furieux lions couchés tranquillement chacun dans leur repaire.

Écrivez-moi souvent, et soyez persuadé que l'amitié que j'ai pour vous est inviolable. Adieu.

84. AU MÊME.

Camp de la Neisse, 17 septembre 1741.

Parthe toujours poltron,
Qui ne savez que par la fuite
Vous dégager de la poursuite
De l'amour séduisant et du hussard fripon,
Normand dans vos discours, surtout lorsqu'à la lutte
Deux jouteurs d'arguments échauffent la dispute,
Vous ne dites ni oui ni non
Quand vous craignez qu'on vous réfute;
Vos adroites raisons, que vous jugez en butte
A de bien plus forts arguments,
S'échappent comme des serpents.

Ce sont les avantages que vous procure l'Académie, qui combat en cédant, et qui n'affirme rien.

Votre requête est très-jolie, mais peu acceptable, d'autant plus que je me flatte de vous voir ici, dans peu de jours, en toute sûreté, lorsque nous ferons le siége de Neisse, et que Neipperg aura décampé.

Mes compliments à Pöllnitz. Dites à Voltaire que s'il n'avait rien<149> à faire à Bruxelles, il me ferait plaisir de venir en novembre ou décembre à Berlin. Marquez la même chose à Maupertuis.

Adieu, Jordane Tindaline.149-a Aime-moi toujours, et sois persuadé que ego sum totus tuus. Vale.

85. DE M. JORDAN.

Breslau, 18 septembre 1741.



Sire,

Ne vous plaignez pas de ce que le projet de Neisse n'a pas réussi. Tout le monde sait que ce n'est pas la faute de V. M.; l'action dont parle le public relève cette ombre du magnifique tableau de la guerre de Silésie.

Quoi! Votre illustre Majesté
Va de sang-froid, armée de courage,
Brûler un magasin tout rempli de fourrage,
Aux yeux de l'ennemi planté!

On s'est dit même à l'oreille que V. M. était légèrement blessée au bras; un homme a osé assurer qu'il l'avait vu en écharpe,

Ce bras que votre peuple adore,
Et sous lequel on vit en sûreté,
Que l'ennemi redoute encore,
Que le public a justement vanté.

Cette nouvelle me fit beaucoup de peine; mon imagination triste ne pouvait se résoudre à la croire fausse, car, à parler naturellement à V. M.,

<150>

Ce bras est un palladion
Que bien humblement je révère;
Ma foi, de tout je désespère,
S'il reste dans l'inaction.

V. M. fait un magnifique portrait du plaisir que l'on goûtera à Berlin, à l'abri de cette paix qu'elle voudra bien accorder à l'Europe, qui l'en prie. Quand verrai-je ce salut de mes yeux?

M. Pöllnitz voudrait être franc-maçon; V. M. veut-elle permettre qu'il le soit?

Voici une lettre qui ne sera bonne qu'autant qu'elle aura le bonheur d'amuser V. M.

C'est là le fruit de mon oisiveté,
Ce ne l'est point de mon indifférence;
Des stoïques rigueurs nullement entêté,
Je goûte le plaisir comme un être qui pense.

Pour être indifférent, il faudrait ne pas penser. Des Cartes a dit pédamment : Je pense, donc je suis. Pour moi, j'aurais dit : Je goûte le plaisir, donc je pense. Une indifférence que j'ambitionne, c'est celle qui me porterait à ne plus faire de vers.

Sire, je n'ai que poésie en tète,
Et mauvais vers coûtent autant que bons
A ceux qui d'Apollon n'ont pas reçu des dons.
Vous et l'amour m'avez rendu poëte.

Je fais à l'égard des vers ce que fait Petrini150-a à l'égard du violon. Je ne suis pas assez aveugle pour ne pas sentir que je suis poëte comme je suis soldat. Je me dédommage du malheur que j'ai de ne pouvoir me vanter de ces distinctions, par le bonheur que j'ai (bonheur contre lequel l'indifférence ne tient point) d'être avec un très-profond respect, etc.

<151>

86. DU MÊME.

Breslau, 24 septembre 1741.



Sire,

M. Algarotti est arrivé avec le ministre de Russie, qui est gai et content;

Car il est tout glorieux
Des faits prussiens qui décorent gazette,
Et il ressemble à la trompette
Qu'au jugement on entendra des cieux.

Le pauvre Suédois est triste et capot, quelques efforts qu'il fasse pour cacher sa tristesse par un extérieur composé. Il fait cependant espérer une chance plus heureuse.

Le sort d'ailleurs est journalier;
Il n'en est pas chez nous de même,
Puisque dans tout exploit guerrier
Le soldat sent le prix de sa valeur extrême.

On assure comme un fait positif la prise de Linz. On ajoute même que l'armée française va à grands pas faire le siége de Vienne, pendant que vous ferez celui de Neisse. Dieu veuille qu'il soit bientôt fait, pour que V. M. puisse goûter, après tant d'exploits guerriers qui vous sont, Sire, si glorieux, la tranquillité et le repos!

Vous goûterez les plaisirs d'une paix
Que vous procurez à la terre.
Jupin quittait parfois son glaive et son tonnerre
Pour goûter du plaisir les séduisants attraits.

J'écris aujourd'hui à Voltaire et à Maupertuis, suivant l'ordre de V. M.

Frédéric, Maupertuis, Voltaire,
Ces beaux esprits ingénieux,
Nous feront goûter sur la terre
Des plaisirs enviés des dieux.

<152>C'est pour moi de l'ambroisie que des discours tels que ceux que j'ai eu l'honneur d'entendre quelquefois prononcer à ces trois têtes pensantes.

A l'imitation des poëtes du siècle passé, j'ai choisi une maîtresse à laquelle je puisse quelquefois adresser des vers, ne pouvant lui présenter autre chose. Je ne sais si V. M. sera contente de cette petite pièce sur l'accord du cœur et de l'esprit.

L'esprit n'a sur le cœur qu'un très-faible pouvoir,
Et le cœur tient l'esprit toujours en esclavage;
L'esprit prescrit au cœur un austère devoir,
Mais le cœur prend, Iris, le plaisir en partage.
Voulez-vous sur l'amour fonder votre bonheur?
Usez dans votre choix d'une sage prudence,
Ne confiez le bien de votre tendre cœur
Qu'à celui des amants qui réfléchit, qui pense.
Qui pourrait condamner semblable liaison?
Ma raison fut toujours sensible à la tendresse;
Mon cœur vous aime, Iris, puisqu'il vous le confesse,
Et mon esprit convient que mon cœur a raison.

Ce n'est pas seulement en amour que mon cœur et mon esprit s'accordent, quelque brouillés qu'ils soient quelquefois.

Mon cœur est charmé de servir
Un roi que mon esprit admire;
Tous deux ressentent le plaisir
De son aimable et doux empire;

Car j'ai l'honneur et l'avantage d'être, etc.

<153>

87. A M. JORDAN.

(Camp de Neuendorf, près de Neisse) 24 septembre 1741.

Domine, j'envoie à Ta doctorale Science une très-badine lettre pour Gresset,153-a que je te charge de lui envoyer, de copier, de critiquer et de parafer. Si tu trouves cette lettre jolie, envoies-en une copie, comme en ton nom, à Voltaire.

Adieu. J'ai beaucoup à faire aujourd'hui. Une autre fois ma lettre sera plus longue, et par conséquent t'ennuiera davantage. Fais bavarder Pöllnitz.

88. DE M. JORDAN.

Breslau, 6 octobre 1741.



Sire,

La ville fourmille de nouvelles que je crois fausses. Il semble que l'espérance de la paix tombe, et qu'on n'y veut plus penser. On assure que l'armée de V. M. vient se camper vers Brieg, dans l'ancien camp. On a écrit de Neisse que la ville était ouverte aux deux partis, et que le magistrat avait donné une somme très-considérable pour obtenir cette espèce de neutralité. Cette nouvelle, toute ridicule qu'elle est, s'accrédite. On flatte le public du bonheur de voir V. M. à Breslau le 20 de ce mois, et les états s'y assembleront deux jours après pour l'hommage. On prétend que la chose est impossible, 1o parce que ceux qui sont dans la Haute-Silésie ne peuvent venir, quelque bonne volonté qu'ils aient, sans courir de grands risques;<154> 2o parce qu'on ne laisse pas assez de temps à plusieurs vassaux pour recevoir les pleins pouvoirs de leurs chefs respectifs.

On m'a assuré que la belle armée de V. M. entrerait dans les quartiers d'hiver le 19, et que, le 1er de novembre, toute la cour serait à Berlin.

J'ai écrit à Voltaire et à Maupertuis, comme V. M. me l'a ordonné.

La pauvre madame de Rocoulle154-a est morte; c'est une lumière qui s'est éteinte faute d'huile.

On dit la reine de Hongrie entièrement brouillée avec son époux.

J'ai l'honneur d'être, etc.

89. DU MÊME.

Breslau, 11 octobre 1741.



Sire,

Mylord Hyndford arriva hier, pour la consolation des politiques. Il a apporté deux nouvelles : l'une, que l'armée de Neipperg était en meilleur état qu'on ne le croyait; l'autre, qu'il attendait que l'armée de V. M. entrât dans les quartiers d'hiver pour en faire autant.

La Gazette de Cologne du 6 octobre dit « que le bruit est général à Düsseldorf que la grande affaire de Juliers et de Berg est entièrement ajustée en faveur du prince et des princesses de Sulzbach, le roi de Prusse ayant, dit-on, renoncé à ses prétentions, moyennant un équivalent qu'on lui procure ailleurs. »

Le public de Breslau est impatient de voir arriver V. M. pour l'hommage. Ils ont la démangeaison des illuminations; ils se flattent qu'on le leur ordonnera.

<155>Thieriot m'a écrit de Paris, et me parle de la mort du pauvre Rollin.

Ci-gît le très-bigot Rollin,
Qui quitta les plaisirs de l'être
Et ce qu'on a de plus certain
Pour l'espoir d'un très-grand peut-être.
J'ai l'honneur d'être, etc.

90. DU MÊME.

Breslau, 12 octobre 1741.



Sire,

Le long séjour que le ministre d'Angleterre fait à Neisse fait tourner la tête aux politiques; les uns disent qu'il y est malade, et les autres qu'il y négocie.

Il va paraître, à ce qu'on dit, une histoire critique de la ville de Breslau, composée par un jeune officier qui, dit-on, en est fort mécontent, surtout des dames, dont il se plaint. L'ouvrage est en français; on en a même vu des feuilles, qu'on tâche de supprimer. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour en avoir et en envoyer à V. M.

On baptisa avant-hier le fils du baron de Sweerts,155-a dont V. M. est le parrain; il se nomme Frédéric-Guillaume-Maximilien-Jean-Népomucène.

L'enfant de Sweerts est baptisé
Du nom de Frédéric et de Népomucène.
Le voilà bien favorisé,
Recevant de deux saints l'assistance certaine.
<156>Le premier me paraît d'un plus puissant secours,
Il peut, il sait aux besoins satisfaire;
Pour le second, il faut au ciel avoir recours,
Encore n'y fait-on souvent que de l'eau claire.

On fait ici force préparatifs pour l'hommage que les états de Silésie doivent rendre à V. M. On prépare le trône dans la salle des chevaliers, que le cardinal occupait il y a un an.

J'ai reçu les devises qu'on m'a envoyées par ordre de V. M.; j'ai remis celles que me fit faire l'oisiveté à Son Excellence M. de Podewils. Il serait à souhaiter que tous les savants des États de V. M. en envoyassent; ce serait le moyen d'en avoir de bonnes.

J'ai, etc.

91. DU MÊME.

Breslau, 18 octobre 1741.



Sire,

Les titres dont il plaît à Votre Majesté de m'honorer n'ont rien qui me touche; l'inspection générale des infirmités humaines révolte l'esprit et le cœur, et ma raison me fait mépriser les autres.

Je n'eus jamais la vanité
De vouloir un orgueilleux titre;
Je n'en fus point, Sire, entêté.
Qu'on mette au-dessus d'une épître :
A Jordan, serviteur de Votre Majesté,
Je ne troquerais pas ce titre respecté
Contre ceux que donne la mitre.

Les titres sont aux gens raisonnables ce que sont les pompons à une femme sensée; ils sont même si peu de chose, qu'ils n'ont pas<157> l'avantage d'orner. Une femme parée, quelque laide qu'elle soit, fixe les regards pour un moment, si l'économie de sa parure est régulière; et on ne saurait par des titres, quelque ronflants qu'ils soient, engager les personnes raisonnables à jeter les yeux sur un homme qui n'a pas d'autre mérite. D'ailleurs,

Je suis fait pour les hôpitaux
Tout aussi peu que pour Cythère;
L'un est le rendez-vous des maux,
L'autre un séjour qui désespère;

Et je ne veux être ni désespéré, ni malade. Le caustique correspondant de V. M. qui me dit amoureux me fait plus d'honneur que je ne mérite.

Je ne suis point, Sire, amoureux,
Je ne le fus qu'une fois en ma vie;
Et je hais de l'amour les feux,
Comme vous la bigoterie.

J'avouerai à V. M. que ma raison a été sur le point d'essuyer un échec par l'amour; mais elle est trop vieille pour être si aisément dupe.

Le puissant, mais sot dieu d'amour,
Qui loge aux yeux de Célimène,
Ne s'est logé chez moi qu'une seule semaine;
Encore est-ce un trop long séjour.

Je ne lui donnais que du grec et du latin à lire; et je lui ai prouvé, par de bons arguments pris de la plus fine métaphysique, qu'il devait s'en aller au diable. Je n'ambitionne pas ses faveurs; j'aimerais mieux celles du dieu des vers pour répondre à cent quarante-deux, marqués au bon coin, qui partent d'une main

Qui fait frémir par son tonnerre
Tous ses orgueilleux ennemis,
Et qui va donner à la terre
La paix que vous avez promis.

<158>Si ce dieu m'était favorable, je ne serais pas aussi embarrassé que je le suis à présent.

Quoi! cent quarante vers auxquels il faut répondre!
C'est m'imposer un fardeau trop pesant.
Mon Pégase est rétif, il trotte en haletant;
Un travail aussi fort ne peut que le morfondre.

Quand je suis monté sur ce poétique animal, il me semble voir Don Quichotte monté sur sa Rossinante.

J'admire la politesse de V. M., qui me nomme le transfuge de la pédanterie. Plût à Dieu que cela fût! C'est un écueil contre lequel tous les gens de lettres vont se heurter. C'est une maladie de l'esprit dont je ne me crois pas exempt. Ma fine galanterie est un être de raison.

Jordan est fait pour la galanterie
Comme l'oiseau de saint Luc pour voler,
Comme le sont vos soldats pour trembler
Devant la cohorte ennemie.

La description de la vie du soldat pendant l'automne est charmante.

Ce qui me paraît étonnant,
C'est qu'au milieu de cette bise
Vous composez à votre guise,
Et vos vers n'ont rien de glaçant

Quand je les lis, ils m'échauffent l'imagination, comme la voix de Farinelli échaufferait celle de Graun. Sans cela, mon esprit est sec et froid; j'ai beau l'exciter, il me manque au besoin.

Qu'il fasse froid, qu'il fasse chaud,
Mon esprit est toujours le même;
Bizarre jusques à l'extrême,
Il n'obéit jamais quand il le faut.

Ma volonté est obligée de faire avec mon esprit ce que fait un<159> homme sage avec sa femme qui est chagrine : il gémit, il prend patience, et se tait.

On assure ici, comme une chose positive, le départ de Neipperg pour la Moravie. Dieu le conduise! Il laisse à V. M. le champ libre; il a raison de le faire, puisqu'il y va de son intérêt, et il fait bien de vous laisser prendre Neisse, puisque la résistance qu'il voudrait faire ne pourrait que lui coûter beaucoup de monde, et sa reine n'en a pas trop.

J'ai l'honneur d'être, etc.

92. DU MÊME.

Breslau, 21 octobre 1741.



Sire,

On dit que le prince Léopold est devant Neisse, et que la garnison ne saurait tenir longtemps; qu'elle abandonnera bientôt la place aux troupes de V. M.

On assure ici positivement que Neipperg a eu l'honneur de s'entretenir avec V. M. à deux reprises.159-a Tout cela fait soupçonner la paix prochaine.

Ce qu'il y a de particulier, c'est qu'on a reçu ici des lettres de Venise dans lesquelles on marque que V. M. y est attendue cet hiver. Cette nouvelle m'a fait plaisir, parce qu'elle a réveillé en moi l'espérance que j'ai toujours eue de voir l'Italie. On dit que Cataneo confirme ce bruit.

La bourgeoisie se prépare à faire des illuminations; il paraît même qu'elle a beaucoup d'empressement à se distinguer sur ce sujet.

<160>Il est arrivé ici une aventure assez singulière. Le libraire Korn, revenu de Leipzig, veut aller rendre visite à M. Blochmann, dont toute la bourgeoisie est charmée. Au lieu d'aller chez ce premier, qu'il n'a jamais vu, il entre chez M. Vockel, conseiller saxon, qu'il croit le directeur de la ville. Les compliments faits, ce dernier lui demande des nouvelles de Leipzig. Korn, qui croit parler à M. Blochmann, lui dit qu'on était fort mécontent en Saxe, qu'on ne payait personne, qu'on y persécutait les luthériens, et mille autres choses semblables. M. Vockel ne pouvait comprendre la raison de ce discours. Enfin, cette comédie se termina au moment que le libraire demanda des choses relatives aux fonctions du directeur, et le libraire s'aperçut de sa bévue.

J'ai l'honneur d'être, etc.

93. A M. JORDAN.

Quartier général de Neunz, 25 octobre 1741.

Jordan, quand votre âme légère
Un jour aura rompu les liens
Qui la retiennent prisonnière
Dans votre corps, chez les humains.
Alors sa vertu passagère,
Changeant et d'état, et de nom,
Ira fournir la carrière
D'un tendre et paisible pigeon,
Tenant en bec branche d'olive.
Non loin de la natale rive
Vous vous pavanerez en paix;
Et si, colombe fugitive,
Vous alliez périr par les traits
<161>Que d'une main toujours active
Le chasseur lance avec succès,
Alors votre pauvre âme errante,
Habitant nouvelle maison,
Choisira la troupe bêlante
Pour se changer en doux mouton.
Jamais autre métamorphose,
Et sur mon salut je réponds
Que, de tout être qui compose
Le monde que nous habitons,
Votre âme en sa métempsycose
Exclura sur toute autre chose
L'aigle, le cancre et les lions.

Votre plume débonde de ce dont votre cœur est plein. Vous voulez la paix à toute force, et par malheur vous ne l'aurez pas; mais je vous promets en revanche une prompte fin de campagne. Venez ici le 27 au plus tard, je veux vous parler; après quoi il dépendra de vous de prendre les devants pour Berlin,

Berlin, où les arts réunis
Rappellent de l'antique Grèce
Les savants et pompeux débris,
Berlin, dont les puissants abris
Surent couvrir votre jeunesse,
Où la paix habite en déesse,
Qu'entoure mainte forteresse
Assurant son sacré pourpris,
Berlin, où gît votre maîtresse,
Votre cœur et tous vos esprits,
Berlin, dépôt de vos écrits,
Seul témoin de votre sagesse,
Ce Berlin, votre paradis.

Vous y retournerez donc dès qu'il vous plaira, pourvu que vous me promettiez de m'aimer toujours et d'être sûr du réciproque de mon côté. Adieu.

<162>

94. DE M. JORDAN.

Berlin, 27 janvier 1742.



Sire,

Les sentiments sont fortement partagés sur votre retour; les uns assurent que ce sera le 12 de mars, d'autres le 15, d'autres enfin le 25. Il y en a qui veulent parier que ce ne sera qu'au mois de novembre. Ceux qui cherchent à découvrir la raison de tous les événements disent que si V. M. vient à Berlin, c'est une preuve indubitable d'une paix prochaine, à laquelle toute l'Europe aspire, d'autant plus qu'on assure que les grenadiers se sont rejoints à leurs régiments respectifs, et que les belles troupes de V. M. rentrent en quartier d'hiver pour se reposer. D'autres prétendent que tout cela est faux, que la guerre commencera de nouveau au printemps. Certaines gens qui veulent tenir un milieu assurent comme une chose indubitable qu'il y a une suspension d'armes sur le tapis. On dit la France embarrassée; que les troupes se consument en Allemagne; que le maréchal de Belle-Isle vient à Berlin, à son retour de Paris; que V. M. a envoyé un adjudant à Dresde, qui y est venu, à coup sûr, pour une affaire de la dernière conséquence, mais qui est fort secrète; qu'il ne saurait y avoir porté la nouvelle de la prise d'une place; que le cardinal a dit qu'il voyait dans son miroir magique les actions de tous les princes de l'Europe, qu'il n'y avait que celles du roi de Prusse qu'il n'y voyait point. Je suis mortifié d'être au bout de mes on dit.

Pesne a fini le tableau de V. M.; c'est la plus belle pièce que l'on puisse voir. Il ferait dire des messes, si on voulait le lui permettre, pour qu'on eût en Silésie et dans ce pays la fureur du jeu.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<163>

95. A M. JORDAN.

Olmütz, 2 février 1742.

Tu me fais la guerre, impitoyable Jordan, sur ce que je ne t'enjoins point de la façon la plus positive de m'écrire. N'as-tu pas assez d'esprit pour comprendre que, quand même je défendrais à tous les sots et à tous les importuns de m'écrire, cela ne regarde point mon cher Jordan? Doutes-tu du plaisir que j'ai à te lire, et de la satisfaction que je ressens dans mon exil de recevoir des lettres de ma patrie? Et quand même toutes ces raisons ne te frapperaient pas, sache et apprends que deux mots sortis de la plume de mon ami me sont plus précieux que toutes les pointes les plus subtiles qu'enfantent les cervelles stupidement prodigues de gens nés sans amitié ou sans génie; conçois que ma sensibilité trouve des appas jusque dans tes grands caractères, et que, pour peu que le permette le soin de tes audiences et de ta bibliothèque, je me louerai beaucoup de ta correspondance. Quant aux nouvelles qui me regardent, je ne puis rien te dire, sinon que le démon qui me promène en Moravie me ramènera à Berlin.

Je suis un grand fou, cher ami, de quitter ce repos pour la frivole gloire de succès incertains. Mais il y a tant de folies dans le monde! Et je compte celle-ci au nombre des vieilles.

Je te recommande les idées couleur de chair, à l'exclusion des noires. Pendant mon absence, peins-toi tout en beau, et sers-toi des touches de Watteau préférablement à celles de Rembrandt.

Adieu. Je te prie, ne demande pas des vers d'un homme qui n'a que de la paille hachée et du foin en tête; plains-moi, mais aime toujours ton fidèle ami.

<164>

96. AU MÊME.

Gross-Bitesch, 11 février 1742.

D'un manoir bien peuplé de saints,
Dont l'habitant simple et crédule
Au saint-père baise les mains
Ou bien aussi la sainte mule,
Où règnent encor les sorciers
Et tous les antiques vertiges
De vampires, de vains prodiges,
Longtemps bannis de nos quartiers;
D'un gîte où la plus noire envie
En vérité n'envierait rien,
Où je ne serais de ma vie,
Si la gloire, cette folie,
Ne m'en eût frayé le chemin,

de l'endroit le plus diabolique de la Moravie et de l'Europe entière, des chemins les plus détestables, de la fatigue la plus insupportable, revenu un moment à moi-même, je vous écris pour vous montrer que je n'oublie pas, au milieu de mes travaux, le plus laconique des griffonneurs. Mandez à Maupertuis que mon voyage de Moravie lui préparera celui de Berlin, ce qui prouve bien l'axiome de Wolff, que tout est lié dans le monde. Cette connexion ici est véritable, mais je ne sais pas si chacun la devinera. En un mot, la paix ramènera chez moi tous les arts et toutes les sciences. Dites à Maupertuis que je me réserve alors à lui témoigner ma reconnaissance du passé.

Écris-moi des lettres de six cahiers, bavarde beaucoup, et mande-moi tout ce qui te passera par la tête.

Adieu au plus aimable et au plus quinteux mortel de Berlin. Souviens-toi quelquefois du philosophe guerrier qui soupire après Rheinsberg et ses amis.

<165>

97. AU MÊME.

Znaym, 25 février 1742.

Mon cher Jordan, à en juger par vos lettres, vous êtes l'homme du monde le plus occupé; vous croquez des nouvelles, et vous paraissez avare de votre temps. Peut-être rédigez-vous un in-folio en un in-douze, car j'ai trop bonne opinion de vous pour vous croire capable d'écrire un gros livre.

Si vous jugez, au contraire, d'après mon bavardage, vous vous imaginerez que je suis ici désœuvré et, pour tout passe-temps, occupé à votre contenance favorite. Mais non, je puis vous confier entre nous qu'il ne s'agit pas de moins que de porter de grands coups à la maison d'Autriche, et que, de la façon dont les choses vont, peut-être peu de semaines seront d'une décision infinie dans les affaires de l'Europe. Mes hussards approchent jusqu'à quatre milles de Vienne. Lobkowitz fuit, Khevenhüller accourt, enfin la confusion est totale chez l'ennemi.

Dites à Keith que j'ajouterai quelque chose à sa pension pour le contenter, et que j'espère qu'alors il me donnera du repos.

Adieu. Souviens-toi que j'aime autant les longues lettres que je hais les gros ouvrages. Ne m'oublie pas, et dis à Keyserlingk qu'il est un ingrat, un paresseux, un perfide d'oublier les absents; mais ce n'est pas le premier à qui l'amour a fait tourner la tête. Adieu.

<166>

98. AU MÊME.

Znaym, 28 février 1742.

Cher Jordan, MM. les hussards m'ont escamoté le plus joliment ou, pour mieux dire, le plus vilainement du monde des lettres où il y en avait une pour vous. Savoir si l'ennemi en profitera. C'est de quoi je doute, car, autant que je m'en ressouviens, c'était un tissu de misères et de pauvretés. Vous y profitez le temps que vous auriez perdu à les lire. Le public aura peut-être l'avantage d'en posséder Tindal Jordanien quelques semaines plus tôt, et moi, j'aurai la mortification de manquer un jour de poste de vos lettres. Voilà bien des conséquences que cause une lettre égarée. Je vis ici, à Znaym, du jour à la journée, quelquefois fort occupé et quelquefois très-désœuvré. Je m'applique cependant, lorsque j'en ai le loisir; je lis, je compose et je pense beaucoup. C'est tirer profit de sa machine, direz-vous. Il est vrai; mais je réponds que l'on fait bien de profiter de son estomac, d'autant plus que la digestion est quelquefois incertaine. De même doit-on, dans cette courte vie, user soi-même de ses ressorts, car ils s'usent sans cela inutilement et par le temps, sans que l'on en profite.

Les maisons ont toutes ici des toits plats à l'italienne, les rues sont fort malpropres, les montagnes âpres, les vignes fréquentes, les hommes sots, les femmes laides, et les ânons très-communs. C'est la Moravie en épigramme.

Dans ce moment, je reçois votre lettre moitié prose, moitié vers, dont je vous remercie; mais elle n'est pas encore assez longue, et vous devez savoir que je fais une grande différence entre les longs ouvrages et les jolies lettres. Mettez tout Berlin dans vos vers, des bagatelles, des riens; car ma curiosité est un gouffre insatiable, sur<167>tout en fait de raisonnements politiques, qui, pour la plupart du temps, sont fort biscornus.

Les nouvelles de l'ennemi que j'apprends incessamment me font croire que nous en viendrons aux mains; alors je souhaite fort que la fortune des Prussiens me favorise pendant quelques heures ou, pour mieux dire, pendant ce jour, afin que l'affaire se termine par là aussi glorieusement qu'elle a été commencée. Ne vous inquiétez pas, en attendant. Guérissez-vous, et n'oubliez pas vos amis absents, qui vous aiment bien. Adieu.

99. DE M. JORDAN.

Berlin, 29 février 1742.



Sire,

Je suis tout glorieux de ce que Votre Majesté daigne m'écrire et m'envoyer des vers dans un temps où elle est occupée par les affaires les plus importantes et les plus épineuses.

V. M. n'est pas, à coup sûr, en pays de connaissance quand elle est au milieu de cette cour céleste, qui n'est, ma foi, pas digne d'occuper le manoir où vous habitez. Il faut avouer que la gloire conduit V. M. par une route bien peu agréable. J'ai remarqué que tous les chemins qui conduisent à l'immortalité sont de même. Je frémis pour la santé de V. M., et je crois pouvoir démontrer en bonne logique et par de bons arguments que j'ai raison.

Je crois avoir si bien raison,
Que je me sens prêt à combattre
Sur ce sujet contre Sexte ou Pyrrhon,
Qui vous apprit l'art d'en terrasser quatre.

<168>Je connais par mon expérience que vous en démonteriez même plus. A peine suis-je guéri des bottes de logique que V. M. me portait autrefois. Je m'en glorifie, comme saint François de ses stigmates.

Les Hollandais ont acheté le Luxembourg quinze millions. Les politiques de Berlin sont fort charmés de cet achat; ils regardent cela comme un raffinement de ruse digne d'être admiré. Les partisans de la France condamnent cette conduite; on suppose déjà M. de Fénelon faisant tapage à la Haye, et remettant les choses sur l'ancien pied.

On dit que la Gazette de Hollande marque que l'Empereur ira d'abord à Cologne pour y adorer les trois rois, dont les noms sont sûrement connus de V. M., qui n'ignore pas des faits de cette nature.

V. M. m'ordonne de bavarder; j'obéis.
Vous voulez que Jordan bavarde,
Et bavardons, puisqu'il le faut;
Le triste dieu d'ennui vous garde
De fréquent et pareil assaut!

On étourdit en Angleterre ces songe-creux par le bruit des cloches. Dieu veuille que mon babil vous amuse! J'aimerais presque mieux qu'il endormît V. M.; cela ferait du bien à sa santé, et je lui serais alors fort utile.

Quoi! votre esprit, occupé fortement
Des intérêts de Prusse et de l'Empire,
Lirait, comme un délassement,
Tout ce discours, qui tient fort du délire?
J'en suis, ma foi, très-fortement surpris.
Mais, dans le fond, peut-on si bien écrire?
Quand on n'a pas ce dont on est épris,
On ne saurait ni badiner ni rire.

D'ailleurs, j'ai perdu ma santé, et je suis condamné à boire trois bouteilles de tisane par jour pour la recouvrer. Est-il possible de<169> faire des vers et d'avoir de l'esprit à ce prix-là? Je ne connais point le chemin qui conduit à la gloire, je le crains même par une poltronnerie réfléchie; mais ce que je sais bien, c'est que celui qui conduit à la santé est bien disgracieux.

Au diable soit Esculape et remède,
Et tout réparateur de l'humaine santé!
Ils minent par leurs soins ma chère humanité;
Je meurs en guérissant, si Dieu ne m'est en aide.

J'ai l'honneur d'être, etc.

100. A M. JORDAN.

Znaym, 8 mars 1742.

Cher Jordan, si je voulais vous faire un détail de tout ce qui se passe ici, je serais bien occupé, car nous avons de l'ouvrage autant que nous en pouvons supporter. Je ne saurais vous parler de l'avenir, il est très-incertain; tout ce que j'en sais, c'est que nous avons de la besogne devant nous, et que, assurément, le bâtiment n'est pas encore totalement élevé.

L'orgueil des Autrichiens me paraît le précurseur de leur ruine. Cette ruine nous coûtera, mais elle ne s'ensuivra pas moins. Je crois à présent Berlin le séjour de l'ennui et des femmes. J'imagine qu'il y a de quoi désespérer un honnête homme d'y être, et que ceux qui s'en trouvent éloignés doivent des actions de grâces à la Providence.

Je vis fort philosophiquement, je travaille à l'infini, je m'amuse autant que je le puis, et, du reste, je ne pense qu'à me réjouir. Je t'en<170> souhaite autant de tout mon cœur, et prie Dieu d'avoir le cher Jordan en sa sainte garde.

101. AU MÊME.

Je m'attendais à recevoir à tout moment la nouvelle que cette fluxion qui te lutine t'avait rendu tout à fait aveugle, et j'avais préparé pour ce sujet de fort beaux vers que j'ai été bien mortifié de ne pouvoir t'envoyer. J'aurais tant souhaité que cet aveuglement eût été enfin accompli! Car alors tu n'aurais plus eu de prétexte pour t'absenter d'ici, et ma rivale, ta bibliothèque, te serait devenue aussi inutile qu'une Vénus le pourrait être à un impuissant.

Tu me fais trembler pour cette bonne Europe par la comète que tu prophétises. Je voudrais que le prophète et le phénomène fussent tous les deux au diable, plutôt que de voir notre aimable petit globe servir de nourriture à la voracité ennemie de ce brigand d'astre. Écoute, docte et sublime Jordan, je t'avertis que si désormais tu pronostiques encore des choses funestes et malheureuses, et surtout des calamités publiques, ton nom sera rayé du nom des grands hommes, ton âme errante sera aveugle dans l'autre monde, tes statues seront couronnées de chardons, et ta mémoire sera effacée de mon cœur.

<171>

102. AU MÊME.

Pohrlitz, 11 mars 1742.

Mon cher Jordan, que te dirai-je d'ici? Rien de nouveau : que nous marchons, que nous allons bloquer Brünn, que nous avons pris trois cents prisonniers à Göding, que nous en prendrons davantage, et que la guerre se fera plus vivement que jamais. Juge après cela si je reviendrai à Berlin, et si la douce paix paraît proche. Je crois que cette année nous présentera de plus grands événements encore que la précédente. Les choses s'embrouillent de plus en plus, et il n'est aucune prudence humaine qui, dans un état aussi critique, puisse juger solidement des affaires. Le temps tirera le voile qui couvre à présent les événements, et alors de nouvelles scènes se développeront. On a vu une comète à Vienne, et tout le monde dit là-bas que cela leur présage du bonheur. Pour moi, je suis d'un sentiment contraire, et je m'imagine que ce n'est pas dans le ciel, mais sur terre qu'il faut tirer des horoscopes; c'est par de bonnes mesures prises à propos, par de mûres délibérations, par des résolutions promptes et justes que l'on peut juger des entreprises et de leur succès.

Adieu, cher Jordan; je te crois las de mon bavardage, mais j'espère que tu ne le seras pas de l'amitié et de l'estime que j'ai pour toi. Vale.

103. AU MÊME.

Quartier de Selowitz, 17 mars 1742.

Très-cher Jordan, la différence qu'il y a entre le loisir de Berlin et les occupations de Selowitz sont que l'on fait des vers à l'un, tandis<172> que l'on fait des prisonniers à l'autre. Je vous jure que j'ai été si fort tourmenté, et quelquefois inquiété, qu'il ne m'a guère été possible de penser avec cette liberté d'esprit qui est la mère de l'imagination, et par conséquent de la poésie.

Les ennemis, forts de quatre mille hommes, ont attaqué un village172-a où Truchsess et Varenne étaient commandés avec quatre cents hommes, et, ne pouvant dompter ces braves gens, ils ont mis le feu au village. Tout ceci n'a point fait perdre contenance à nos troupes, qui ont tué près de deux cents hommes et quelques centaines de chevaux à l'ennemi. Truchsess, Varenne et quelques officiers ont été légèrement blessés; mais rien ne peut égaler la gloire que cette journée leur vaut. Jamais Spartiates n'ont surpassé mes troupes, ce qui me donne une telle confiance en elles, que je me crois dix fois plus puissant que je n'ai cru l'être par le passé. Nous avons fait, de plus, six cents prisonniers hongrois, et nos braves soldats, qui ne savent que vaincre ou mourir, ne me font rien redouter pour ma gloire.

Donnez cette peinture à Knobelsdorff pour marque de mon souvenir. Marquez-moi quel est le marquis d'Argens, s'il a cet esprit inquiet et volage de sa nation, s'il plaît, en un mot, si Jordan l'approuve. Si je vous revois un jour, vous devez vous attendre à un débordement de babil extrême. Ma foi, l'honneur de faire tourner la grande roue des événements de l'Europe est un travail très-rude; l'état moins brillant de l'indépendance, de l'oisiveté et de l'oubli est, selon moi, plus heureux, et le vrai lot du sage dans ce monde. Je pense souvent à Remusberg et à cette application volontaire qui me familiarisait avec les sciences et les arts; mais, après tout, il n'est point d'état sans amertume. J'avais alors mes petits plaisirs et mes petits revers, je naviguais sur l'eau douce; à présent je vogue en pleine mer, une vague m'emporte jusqu'aux nues, une autre me rabaisse dans les abîmes, et une troisième me fait remonter plus promptement<173> encore jusqu'à la plus haute élévation. Ces mouvements si violents de l'âme ne sont pas ce qu'il faut aux philosophes; car, quoi qu'on dise, il est bien difficile d'être indifférent à des fortunes diverses et de bannir la sensibilité du cœur humain. Vainement veut-on paraître froid dans la prospérité et n'être point touché dans l'affliction : les traits du visage peuvent se déguiser, mais l'homme, l'intérieur, les replis du cœur, n'en sont pas moins affectés. Tout ce que je désire pour moi, c'est que les succès ne corrompent point l'humanité et ces vertus dont j'ai toujours fait profession. J'espère et je me flatte que mes amis me retrouveront toujours tel que j'ai été, quelquefois plus occupé, rempli de soucis, inquiet, surchargé d'affaires, mais toujours prêt à les servir, et à vous prouver surtout que je vous estime et vous aime de tout mon cœur. Adieu.

104. DE M. JORDAN.

Berlin, 18 mars 1742.



Sire,

Enfin, madame la comète a fait un tour de son métier; elle a causé la mort du cardinal de Fleury, qui est enfin allé faire visite à l'autre monde. Une de ses camarades avait déjà rendu le même service au monde à la mort de Mazarin. Cette importante nouvelle amuse infiniment MM. les nouvellistes politiques, et leur fournit ample matière à réflexions. On est impatient de savoir qui lui succédera, si le gouvernement de l'État sera confié au cardinal Tencin, fin renard, s'il en fut jamais, créature des jésuites, qui, pour le malheur du genre humain, influent beaucoup sur les événements. On croit que cette mort changera le système présent de l'Europe, que Chauvelin pour<174>rait bien remonter sur sa bête. On attribue cet accident imprévu aux divers changements arrivés depuis peu. Il tomba, dit-on, en faiblesse lorsqu'il apprit la chute de Walpole; la conduite de la Sardaigne, la troisième augmentation de la Hollande, ont été les instruments dont la mort s'est servie pour achever son important ouvrage. Enfin, on est impatient de voir si cette mort accélérera la paix, ou si la guerre continuera.

M. Finch, ministre d'Angleterre, est arrivé ici depuis deux jours; il compte, à ce qu'on dit, de repartir mardi prochain.

On assure qu'il n'y a plus de bataille à craindre pour nous; je respire à l'ouïe de cette nouvelle. On dit même plus : que V. M. a formé une chaîne pour se mettre à l'abri de toute surprise, et que, après que cet ouvrage sera achevé, nous aurons la consolation de la voir. Cet ouï-dire me redonne la santé; je suis effectivement sorti depuis quelques jours pour aller voir le colonel de Kannenberg, qui est retombé malade.

On assure que les troupes autrichiennes sont allées au-devant de l'armée française, pour l'empêcher de se joindre à V. M.

M. de Pöllnitz est arrivé depuis quelque temps; il se met aux pieds de V. M.; il ne sait s'il ose l'incommoder par ses lettres.

Pesne se rétablit; il a employé ses premières forces à finir le tableau du cocuage, qui est une pièce achevée et parfaite suivant le sentiment des connaisseurs.

Je suis au bout de mes nouvelles. On m'écrit de Paris que Voltaire y est arrivé, et qu'il y séjournera trois mois; que son Mahomet pourrait bien paraître; que le Canapé couleur de rose de Crébillon le fils n'a pas eu le succès qu'on avait lieu d'espérer.

J'ai l'honneur, etc.

<175>

105. A M. JORDAN.

Selowitz, 19 mars 1742.

J'ai reçu votre seconde lettre en vers et en politique; elle est charmante, et je crois qu'il n'y a que vous qui puissiez dire de jolies choses sur .... Cependant cela n'est pas étonnant, car vous possédez parfaitement bien cette matière, et l'on voit même que vous sentez ce que vous dites.

A Vienne, sur les toits perchés
Et s'armant de longues lunettes,
Les gens à la cour attachés
Lisent leur sort dans les planètes.
Une comète s'est fait voir;
Le sexe, qui veut tout savoir,
Demande : Comment l'a-t-on vue?
— Très-flamboyante et chevelue.
L... dit, se laissant choir :
« Dans sa queue était mon espoir;
On n'en voit point, je suis perdue. »

De là les politiques concluent que le moment fatal à la maison d'Autriche ne tardera guère à venir, et que tout est perdu pour eux.

Il est bien sûr que nous aurons une bataille; il se pourrait même que ce fût l'anniversaire de Mollwitz. Je ne vous dis point ceci pour vous effrayer, mais parce que la chose est vraie, et qu'elle ne saurait manquer. J'ai meilleure espérance que jamais, et je crois être sûr de mon fait, autant qu'on peut l'être en choses humaines.

Envoyez-moi un Boileau, que vous achèterez en ville; envoyez-moi encore les Lettres de Cicéron, depuis le tome III jusqu'à la fin de l'ouvrage, que vous achèterez de même; il vous plaira de plus d'y joindre les Tusculanes, les Philippiques, et les Commentaires de César.

<176>Adieu, Jordan. Je vous embrasse de tout mon cœur, en priant Dieu de vous avoir en sa bonne et sainte garde. Mes compliments à mes amis.

106. AU MÊME.

Selowitz, 23 mars 1742.

Je n'ai jamais autre chose à vous dire qu'à me louer de vos lettres.

On y trouve de ce bon sel,
Épice de qui sait écrire;
On y trouve de la satire,
Du sublime et du naturel;
Et ces vers qu'avec nonchalance
Vous faites en dépit de l'art
Se ressentent de l'éloquence
De ceux qui boivent le nectar.

J'ai vu ce que vous nous prédisez si savamment à l'égard de la comète qui vient de paraître. Maupertuis a pris la fièvre chaude de cette comète, qu'il n'a pas annoncée comme de règle, et qui a eu le front de se produire sans certificat ni passe-port des astronomes.

Chacun là-dessus fait sa glose;
L'un nous pronostique la paix,
L'autre craint beaucoup pour la chose
Qu'étayent messieurs les Anglais.
Pour moi, je crois le ciel plus sage;
Il ne s'enquiert de notre rage,
Ni de tous nos petits procès.

<177>Nous vivons fort laborieusement et philosophiquement à Selowitz. J'attends bien impatiemment Cicéron, dont la lecture me convient si fort dans les circonstances présentes.

Le saint et vénérable Empire
De l'Empereur qu'il vient d'élire
Croit être l'auteur tout de bon;
Ou du Danube, ou de la Seine,
Lequel d'eux le triomphe entraîne,
Il en payera la façon.

C'est ce qui paraît d'autant plus, que l'on doit s'attendre à voir la reine de Hongrie accablée encore par l'Empire.

Tel un sanglier belliqueux,
Quand des chiens la troupe ennemie
L'assaillit, attente à sa vie,
Les repousse longtemps, mais succombe sous eux.

Je ne sais quel vertigo il a pris à Pöllnitz d'aller à Francfort sans ma permission; ce garçon n'a que de l'esprit, et pas pour un sou de conduite.

Comment à cinquante ans être encor hanneton?
L'omoplate voûtée, hypocondre et cynique,
Du ponant jusqu'au sud étendre sa critique?
Dieu! dans quel âge enfin lui viendra la raison?

Le cardinal de Fleury n'est pas mort, comme vous le croyez; il est plein de vie et de santé. Pensez donc à quelque autre événement que le prophétique phénomène aura signifié.

Le monde est également fou.
Ridiculement, où vous êtes,
L'on fait influer les comètes;
Jordan, c'est tout comme chez nous.

<178>Adieu; mes compliments à tous mes amis et amies. Pensez aux absents, dormez tranquillement en dépit des hasards que nous affrontons; aimez-moi toujours, et soyez sûr de l'amitié que j'ai pour vous.

107. AU MÊME.

Selowitz, 28 mars 1742.

Mon cher Jordan, vous irez chez madame de Knyphausen, et lui direz que, après que je l'ai assez instruite de mes volontés sur le sujet de son fils, dont elle a disposé malgré mes intentions, si elle ne le fait revenir incessamment, je me vengerai d'elle en maître irrité qui punit une mauvaise citoyenne qui agit contre l'État. Annonce-lui ma vengeance, et dis-lui que j'ai des moyens en main, plus qu'elle ne pense, pour me faire raison de son infidélité et de sa trahison; qu'elle a trouvé le moyen de se brouiller avec tout le monde, et qu'à la fin je suis obligé d'avouer que le monde a raison; mais qu'il y a des maisons de correction pour les méchantes femmes, comme il y a des endroits où l'on met en séquestre les mauvais citoyens. Adieu; sois persuadé que je t'aime de tout mon cœur.

108. DE M. JORDAN.



Sire,

J'ai une grande nouvelle à apprendre à Votre Majesté, nouvelle intéressante, nouvelle qui ne se passe point sur la terre, et que les mor<179>tels n'ont point occasionnée, nouvelle qui nous vient de la première main, et qui excite l'attention de tous ceux qui s'intéressent à la nouveauté. C'est une grande comète à queue qui paraît au ciel depuis trois jours, qui a déjà causé trois ou quatre rhumes à ceux qui ont voulu la voir marcher dans son orgueilleuse route. Les sentiments sont partagés sur les effets qu'elle produit ou les accidents qu'elle annonce. Les uns la croient de mauvais augure, et pensent qu'elle n'est venue que pour allumer le l'eu de la guerre dans toute l'Europe; et d'autres, au contraire, ont la politesse de la prétendre bienfaisante. La seule chose que je crains, c'est que d'un coup de sa queue elle ne dérange toute l'économie de notre pauvre globe.

Il paraît un mauvais journal en Hollande, sous le titre du Cyclope errant. Voici deux passages que j'en ai tirés. Il est bon de remarquer que cet auteur est toujours allégorique.

« Il y en a un pour le roi de Prusse, dont nous avons représenté la vertu héroïque. Je l'ai tiré d'une figure que j'ai vue au palais Farnèse, qui représente un Hercule avec la peau de lion, et appuyé sur sa massue; il tient dans une main trois pommes cueillies dans le jardin des Hespérides, qui représentent trois sortes de vertus : la modération de la colère, la tempérance, le généreux mépris des délices du monde. »

« Je viens de recevoir un ordre pour une armure destinée aux académiciens qui voudront suivre Bellone, d'autant qu'un des premiers de l'Académie de Berlin, ayant été curieux, et étant venu trop à la légère, son cheval, n'ayant point la charge ordinaire qu'un Bucéphale a coutume de porter, l'a emporté dans l'armée ennemie, ce qui a inquiété les gens de lettres, qui se réjouissent fort de ce qu'il est retrouvé. Je lui ai envoyé un télescope, afin qu'il puisse découvrir les objets sans courir les mêmes risques. »

Le pauvre Pesne est fort mal; il est au lit depuis quatre jours.

La duchesse de Würtemberg est si contente des grâces de V. M.,<180> qu'elle vous canoniserait, s'il était permis aux femmes de se mêler des intérêts du ciel. Vous seriez, Sire, son saint, comme V. M. l'est de bien d'autres. Nous sommes fort bons amis avec le marquis d'Argens. Elle a à sa suite un jeune homme, nommé Despars, qui a tout l'esprit possible; je n'ai guère vu de personnes s'exprimer dans la conversation d'une façon plus ingénieuse.

Nous avons un nouveau philosophe qui paraît sur l'horizon de Berlin : c'est ce jeune Vattel180-a qui a si bien défendu la philosophie de Leibniz.

J'ai l'honneur d'être, etc.

109. DU MÊME.

Berlin, 31 mars 1742.



Sire,

Je suis très-obligé à Votre Majesté de ce qu'elle veut bien être contente de mes lettres, et surtout de celle que V. M. nomme la seconde. Quoique j'écrive régulièrement deux fois par semaine, il n'y a plus moyen d'envoyer une épître sans quelques mauvais vers de ma façon.

J'ai des vers aussi sûrement
La marotte et la maladie
Que vous savez tacitement
Louer mes vers ou ma folie.

Si je dis de jolies choses sur la ..., c'est l'envie de plaire à V. M. qui me les fait dire. J'aurais bien de la peine à parler raison, encore<181> moins à penser couleur de chair, si je sentais ce que je dis dans le sens de V. M.

Vous savez par l'allégorie
Assaisonner la vérité,
Et l'on ne peut qu'être enchanté
De votre morale embellie.

Dire à un amant qui aime sa maîtresse qu'il doit ne la plus aimer, c'est le rebuter; mais quand on lui présente pour modèle le papillon qui se brûle les ailes, on est écouté. On donne aux malades des pilules couvertes d'une feuille d'argent pour leur en dérober l'amertume.

Les vers de V. M. sur la comète de Vienne sont charmants, et la pointe en est fort piquante. Je ne suis point surpris qu'une femme dévote s'alarme en voyant une comète sans queue.

On ne croit pas le moment de la chute de la maison d'Autriche aussi proche qu'on le croit en France. La raison qu'on allègue, c'est qu'elle a de puissants amis, qui l'assistent en lui fournissant de l'argent. On dit, d'ailleurs,

Qu'un flambeau que l'on croit s'éteindre,
En s'éteignant, jette un plus vif éclat;
Que sa flamme souvent dans ce débile état
A causé des malheurs qu'on ne saurait dépeindre.

V. M. paraît me croire entre les mains des médecins pour délivrer mon sang d'un certain venin; mais

Je jure par le dieu Jupin
Et par mon bon ami Mercure
Que jamais un pareil venin
N'a saisi ma pauvre nature.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<182>

110. A M. JORDAN.

Selowitz, 2 avril 1742.

De votre fauteuil velouté.
Que votre muse érige en Pinde,
D'où vous jugez en liberté,
Du Manzanarès jusqu'à l'Inde,
Sur l'humaine fragilité,
Vos vers et votre aimable prose,
Cher Jordan, me sont parvenus;
Ce sont ici mes revenus,
Et mes galions du Potose.
Quand le postillon trop tardif
N'apporte point de vos nouvelles,
Je voudrais du temps fugitif
Que vous pussiez avoir les ailes;
Du moins que votre esprit actif
Me détachât de ses parcelles,
Afin de rapetasser celles
De mon esprit lourd et chétif.
Plongé dans la mélancolie,
Je forme de lugubres sons,
Et je détonne les fredons
De l'assoupissante élégie;
Je fréquente les lieux cachés,
Les sombres forêts, les rochers.
Soyez touchés de ma souffrance.
Écho, répète mes accents;
Jordan, c'est ta cruelle absence
Qui cause ici tous mes tourments,
Dis-je; et les échos tristement
Répondent à ma doléance.
Une comète s'est fait voir,
Me dit-on, et quelque astrologue
Assure que c'est le prologue
<183>Du jour où, selon mon espoir,
De ce Jordan si fort en vogue
Chez laïque et chez pédagogue
Je jouirai de l'aube au soir.
Quel sabbat, quelle synagogue,
Lorsque nous pourrons nous revoir!
Tu te couronneras de roses,
Dans les jardins d'Anacréon
Toutes nouvellement écloses;
Tu nous diras de belles choses,
Comme nous aurait dit Maron
Quand le vin lui portait au crâne,
Que son Apollon furieux
Lui faisait chanter la tocane
A la table des demi-dieux.

En attendant ce jour-là, quelques seaux d'eau s'écouleront encore par la Morawa; cependant il n'en sera ni moins désiré ni plus vivement senti lorsqu'il arrivera.

Nous sommes à la veille de fort grands événements. Il est impossible de les pronostiquer; mais il est sûr que nous apprendrons dans peu de ces grandes nouvelles qui changent ou fixent la face politique de l'Europe. Pense un peu au pauvre Ixion, qui travaille comme un forçat à cette grande roue, et sois persuadé que jamais fortune ni malheur, santé ni maladie, principauté ni royaume, ne me feront rien changer à l'amitié que j'ai pour toi.183-a Adieu.

<184>

111. DE M. JORDAN.

Berlin, 3 avril 1742.



Sire,

Je suis tout orgueilleux de l'approbation dont Votre Majesté veut bien honorer mes lettres; cela est bien propre à m'encourager.

Vous louez mes vers prosaïques,
Mais plaignez-en plutôt l'auteur,
Car il n'est versificateur
Qu'en dépit des lois poétiques.
Son sel est un sel frelaté
Qui ne sent point du tout l'Attique;
Son goût est un peu trop gothique
Pour imiter l'antiquité.

Pour revenir à la comète, j'avouerai à V. M. que je suis fort peu satisfait de sa conduite; à peine daigne-t-elle se faire voir. On dit pourtant qu'elle a des talents, qu'elle peut paraître avec décence, et qu'elle gagne à être vue. Je n'en sais rien; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui rendre mes hommages; on m'a dit qu'elle se plaçait vers l'étoile polaire, et que de là elle vous considérait bataillant.

Je suis malheureux, car ma vue
Voit souvent les objets bien peu distinctement;
Mes yeux et mon esprit ont souvent la berlue,
Et me manquent à tout moment.

Il ne me reste que l'ouïe, l'attouchement et le goût. Pourvu que ceux-là ne diminuent point, je suis content, parce que j'ai appris à me contenter.

Jordan peut être fort heureux,
S'il conserve du goût pour un bon vin qui mousse,
S'il se sent rajeunir en touchant peau bien douce,
S'il entend les récits de vos faits glorieux.
<185>Que lui faudrait-il davantage?
Voir un peu moins, est-ce être malheureux?
Pénétrer tout par l'esprit et les yeux
N'est pas toujours un avantage.

Il en est, Sire, de nos raisonnements politiques comme de ceux que l'on fait sur les tours d'adresse d'un joueur de gibecière. V. M. ne veut absolument point que le ciel se mêle de ce qui regarde les hommes?

Le ciel n'a point de part à ce qu'il nous voit faire,
C'est là ce que nous dit le pur raisonnement;
Mais les ressorts secrets de maint événement
Font que mon cœur me dit tout le contraire.

V. M. recevra aujourd'hui les Tusculanes de Cicéron, les Philippiques, les Commentaires de César. Comme je n'ai pu trouver ces derniers à Berlin, madame de Montbail me les a donnés pour V. M. Les autres seront prêts sur la fin de la semaine.

Les gazettes ne parlent que des malheurs de l'Empire; tout cela me touche beaucoup.

Je plains les malheurs de l'Empire;
Qui mettra fin à ses calamités?
Celui qui sut un empereur élire
Saura le délivrer de ses perplexités.
Le trône impérial pour lui n'a d'avantage
Que celui d'être ami de Votre Majesté;
Quand pourra-t-il avec tranquillité
Jouir du fruit de votre ouvrage?

Tandis que la comète est sur notre hémisphère, elle jouit encore du droit de prophétiser. Ce n'est que lorsqu'elle a disparu qu'il faut interpréter le but de son apparition; il s'agit de voir ce qu'elle a pu occasionner d'extraordinaire.

<186>

Un empereur sans terres, sans argent,
N'est pas chose trop ordinaire;
Un électeur, évêque protestant,
Qui crée évêque qu'on révère,
Un roi qui, dans un an de temps,
Sans qu'il en coûte à son peuple une obole.
Sait conquérir pays vaste et puissant,
Et que Jordan attrape ....,
Ce sont tous là de grands événements
Que le destin aux curieux apprête,
Que l'on reçoit avec empressements,
Qu'on ne peut voir sans secours de comète.

V. M. m'avait chargé d'une commission pour Keith, que j'ai exécutée. Cet honnête homme ne demanderait pas mieux que de servir V. M.; mais il voudrait ne pas être dans l'oisiveté, à son âge, tandis que ses amis sont à l'armée; il regarde son état comme un état de honte. Il proteste d'ailleurs qu'avec son revenu il n'est pas en état de vivre à Berlin, où effectivement tout est fort cher.

V. M. m'a renvoyé la requête du jeune philosophe de Vattel, sans m'ordonner ce que je dois lui répondre.

Vous m'ordonnez, Sire, de faire vos compliments à vos amis et à vos amies. Je ne saurais exécuter les ordres de V. M., parce que le nombre en est trop grand. Je n'ai été que chez les élus. Dieu veuille conserver V. M.! Mes prières éjaculatoires n'ont d'autre but.

J'ai l'honneur d'être, etc.

112. A M. JORDAN.

Selowitz, 3 avril 1742.

Pour aujourd'hui, je n'ai pas à me plaindre de votre bavardage, mais bien de ce que vous parlez beaucoup de l'univers et très-peu de<187> Berlin. Je voudrais que vous me dissiez des nouvelles de ce qui se passe chez vous, parce qu'elles intéressent beaucoup ma curiosité.

Les nouvelles d'ici sont que les Autrichiens font les incendiaires dans leur propre pays; il ne se passe pas de jour qu'ils ne brûlent deux ou trois villages.

La faiblesse et l'envie,
La haine et la fureur
Arma leur main impie
Du flambeau destructeur.
Ainsi la triste Moravie,
De Troie essuyant le destin,
Périt victime de Vulcain.

Vous badinez spirituellement sur la gloire, et fort à votre aise, travaillant cependant avec beaucoup de soin pour votre réputation; et vous voulez que d'autres restent les bras croisés, sans rien faire.

C'est, Jordan, votre bon exemple
Qui m'anime à remplir la carrière d'honneur;
Les lauriers d'Apollon vous ceignent dans ce temple,
Les chênes verts de Mars seraient un salaire ample
Pour votre petit serviteur.

Laissez-moi les chênes, et jouissez des lauriers, et permettez que mon ambition fasse son chemin comme la vôtre dans ces carrières très-différentes. Vous vous servez de l'appât du plaisir pour me conduire de cette aimable voie vers la paix plus aimable encore.

Qui me fait des plaisirs ces peintures naïves?
Quel est cet épicurien
Qui fait voir le souverain bien
Avecque des couleurs si vives?
C'est Jordan le stoïcien.

La contradiction est peut-être aussi manifeste sur ce fait que celle<188> que vous me reprochez touchant la liberté, que j'aime, et dont je me prive.

Oui, le monde est la Petite-Maison
Où cinq mille ans la folle espèce habite
Qui sans bon sens dirige sa conduite,
Et qui toujours parle de sa raison.

Je vous envoie une peinture, parce que je suppose que vous en ornerez votre bibliothèque, et je suppose en même temps que vous regretterez le port de lettre. Tout est contradiction, hors l'amitié avec laquelle je suis votre sincère ami. Adieu.

Dites à Knobelsdorff188-a que pour me divertir il m'écrive sur mes bâtiments, mes meubles, mes jardins, et la maison d'opéra.

113. AU MÊME.

Wischau. 5 avril 1742.

Peut-être mes observations sur votre état sont-elles aussi peu certaines que celles de ces astronomes qui se disputent entre eux sur l'existence, la forme, le temps et la figure de cette comète qui a fait tant de bruit à Vienne, et qui a tant fait prophétiser de fous. Ayant appris de vous le grand art de douter, vous ne devez pas trouver mauvais que j'en étende les branches jusqu'à votre maladie, d'autant plus que votre santé m'est chère, et mérite bien mes attentions.

Au dieu réservé du mystère
Je recommande votre affaire, Non pas à ce dieu charlatan,
Cet empirique d'Épidaure
<189>Qui, par son baume et son onguent,
Augmente, embellit et décore,
Des gens que son poison dévore,
La cour de messire Satan.

Je vous recommanderais bien encore au dieu de l'amour et des plaisirs, si je ne craignais pour vous les flèches empoisonnées dont ce petit traître ailé se sert quelquefois.

Si l'on vous voit estropié,
Ce ne fut point à cette guerre
Que l'orgueil et l'inimitié
Se font en embrasant la terre.
Mais sur l'amour voyez vos droits;
Vous le servîtes sans subsides,
Il vous doit donc, pour vos exploits,
Placer parmi ses invalides.

Je compte bien de vous y voir un jour, en vous félicitant sur la bonté de votre établissement et sur l'agrément du voisinage, car je crois que Césarion vous y tiendra bonne compagnie, et que ce qu'on appelle gens aimables dans le monde ne tarderont pas à vous suivre.

Je suis à présent à Wischau, d'où je marche en Bohême par des raisons qui m'ennuieraient à vous déduire. Je compte d'être le 20 de ce mois au plus tard, avec toute l'armée, à quelques milles de Prague. Vous comprenez bien que c'est pour défendre cette capitale de la Bohême contre les Autrichiens, et pour soutenir la faiblesse des Français, qui ne sauraient la défendre.

Voilà un raisonnement militaire qui vous vaut une prise de quinquina, ou dont vous vous embarrassez très-peu. Adieu, cher Jordan. Écrivez-moi souvent, beaucoup de détails, et de tous les riens que vous pouvez apprendre barbouillez vos cahiers.

Je suis votre fidèle ami et admirateur.

<190>

114. DE M. JORDAN.

Berlin, 6 avril 1742.



Sire,

J'ai été enchanté des derniers vers qu'il a plu à Votre Majesté de m'envoyer. Quelque accoutumé que je sois à être surpris de vos talents, je ne puis cependant comprendre

Comment on peut, en occupant le trône,
Faisant tapage en l'univers,
N'ayant de soins que pour Mars et Bellone,
Avoir esprit et faire de beaux vers.

Le Pégase de V. M. est infatigable, et ce qui me fait donner au diable, c'est qu'il ne bronche point dans son allure. Celui des autres est haletant dès qu'il est un peu fatigué. Il n'en est pas de même du vôtre.

Je sais qu'Apollon le protége;
Le mien ne peut souffrir les lois
D'un pas régulier de manége,
Qu'il ne soit d'abord aux abois.

J'ai beau lui donner de l'éperon dans les reins, il est aussi immobile que le cheval de Troie; j'ai beau lire vos vers pour animer mon esprit et pour le monter sur le bon ton, tout devient inutile.

J'ai beau m'asseoir sur fauteuil velouté
Qui, suivant vous, ressemble au Pinde,
Mon esprit est toujours rétif et dégoûté
De voir qu'en vain il se gêne et se guinde.

Ma vieille raison vient alors à mon secours, qui me conseille de ne plus faire de vers, et de me contenter de la prose. Je lui réponds dans l'accès de ma colère :

Apprenez, raison, à vous taire;
Mon héros veut absolument
<191>De moi des vers, en dépit du talent :
Que ne fait-on pas pour lui plaire?

Bayle dit de la Bourignon qu'elle avait une chasteté pénétrative.

Votre esprit est pénétratif;
En m'échauffant par sa divine flamme,
Il porte l'esprit dans mon âme
Par un pouvoir qui me rend plus actif.

Que je plains V. M. d'être engagée, par des circonstances inévitables, dans un genre de vie qui ne peut que lui déplaire à la longue et altérer sa santé! C'est le motif qui me fait souhaiter passionnément la paix, quelque intérêt que je prenne à la gloire de V. M. Je m'attends toujours à quelque grand coup de théâtre de sa part.

Tel qu'un nocher qui craindrait le naufrage,
Nous vous verrons arriver dans le port;
Vous ferez seul, par un secret ressort,
Succéder le calme à l'orage.

Que je serai heureux quand j'aurai l'honneur, à Rheinsberg ou à Charlottenbourg, de faire ma cour à V. M., de la voir, dépouillée de ce foudre qui fait frémir l'Europe, goûter les agréments d'une paix solide! Je me représente ce plaisir comme les dévots celui d'être à table avec Abraham et Jacob. Quand je le goûterai, je ne troquerai pas mon bonheur contre celui de savourer l'ambroisie.

Quelque plaisir qu'on ait à la table des dieux,
Pareil plaisir n'est fait que pour une ombre;
Ceux que l'on goûte sous votre ombre
Sont moins divins, mais plus délicieux.

Dieu veuille garantir la santé de V. M. et la conserver! C'est le principal objet qui m'occupe. L'homme n'est jamais sans une idée favorite qui tient le rang entre celles qui se promènent dans le vaste pays de l'esprit; celle-là marche à la tête des autres, parce qu'elle a le droit de prééminence. Je vais assez souvent chez le Tourbillon, pour<192> parler raison et pour m'entretenir sur ce sujet. Nous sommes alors comme ces dévots qui ne sont jamais plus heureux que quand ils parlent de leur patron.

J'ai l'honneur d'être, etc.

115. A M. JORDAN.

Prossnitz, 8 avril 1742.

Je ne puis te faire des vers aujourd'hui, car nous marchons sur ces chemins montagneux où l'on voit

Des poteaux avec leurs merlettes,
Qui disent aux passants : En Bohême vous êtes;
Où les saints, partout ennichés,
Sur ponts et rochers sont perchés;
Où les gueux en grosse cohorte,
Le chapelet en main et bien fort nasillant,
Pensent par leurs chansons émouvoir le passant;
Où, si vous marchez sans escorte,
Les pandours de mauvaise humeur
Vous déshabillent monseigneur.

C'est par ces routes que la plus grande partie de notre armée marche pour se joindre au prince d'Anhalt et au prince Léopold auprès de Pardubitz et

Non loin de ces lieux qu'habita
Wallenstein et le grand Ziska,
Près de ce camp si fort célèbre
Où le héros bohémien
Démit en un jour la vertèbre
A ces troupes, le fier soutien
De ceux qui, lui faisant la guerre,
Comme lui ravageaient la terre.

<193>Voici des vers qui sont venus au bout de ma plume je ne sais comment, et que vous trouverez, je crois, très-mauvais.

Ce sont les bons qui me sont difficiles;
Pour les mauvais, ils ne me coûtent rien.
Tous les auteurs ne sont pas si habiles
Que l'est Jordan Tindalien.
Les Muses sont quinteuses, indociles,
Lorsque la cour on ne leur fait pas bien;
Et moi, qui cours par les camps, par les villes,
Comme un bandit, comme un maître vaurien,
J'y perds mon temps et tous mes soins futiles.

Ainsi n'est pas favori du dieu qui veut; il faut être son courtisan assidu, et avoir par-dessus tout une physionomie sémillante et un certain je ne sais quoi du goût d'Apollon.

Adieu, mon cher; je n'ai pas le temps de vous dire d'autres pauvretés.

116. DE M. JORDAN.

Le 12 (17?) avril 1742, le second beau jour de l'année.



Sire,

J'ai reçu la lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer, qui était de Prossnitz. Comme je porte ordinairement en poche la Silésie, la Moravie, la Bohême, l'Autriche, la Bavière, la Hongrie et la Turquie, je suis toujours à portée de suivre l'armée redoutable de V. M.

Je crains qu'augmentant vos conquêtes,
Il ne faille grossir un peu trop mon atlas,
Et que tous les progrès qu'heureusement vous faites
Ne soient pour vous de séduisants appas.

<194>C'est bien alors que je pourrais dire comme Bias, Je porte tout avec moi, puisque j'aurais toute l'Europe en poche.

Les Bohémiens, qui vous voient entrer dans leur pays sans chapelets ni rosaires, doivent avoir une bien mauvaise idée de leurs saints, qui ne branlent point, et qui voient fort tranquillement agir l'armée de V. M.

Et que font donc ces célestes maroufles
Dans leur riant et splendide manoir?
Ils n'ont pas plus d'esprit que mes pantoufles,
Puisqu'ils n'ont pas l'art de vous décevoir.

Je crois que vous avez le secret de les enchanter, comme les sirènes, qui enchantent par la douceur de leur mélodie. Je me défie diablement des poëtes et de l'effet de leur poésie. Vous leur adressez sans doute quelques prières en beaux vers par lesquels vous captivez leur bienveillance.

Je connais l'effet de vos vers
Et leur séduisante harmonie;
J'adoucirais par eux tous mes revers.
Si j'en avais dans cette vie.

Mais on n'en a point quand on vous sert. Mes vers sont si rudes, qu'ils sont propres à faire fuir ceux qui voudraient en entreprendre la lecture, ou à produire l'effet que produisait la peau de Ziska. Aussi ne coulent-ils pas de source; je ne les enfante qu'à force de contorsions et de mouvements convulsifs.

Quand j'ai des vers l'inquiétante manie,
De leur accès je suis si fortement épris,
Que, tel qu'est un dévot au tombeau de Paris,
J'ai de vrais accès de pythie.

Or, avec bien des contorsions, la pythie sur le trépied ne disait que des pauvretés.

<195>A propos de Ziska et de Wallenstein, je demande en grâce à V. M. de ne les pas prendre pour modèles.

Ils savaient aux humains faire sanglante guerre,
Vous savez l'art de les rendre contents;
Ils étaient fléaux de la terre,
Et vos vertus en sont les ornements.

L'habileté de Jordan Tindalien consiste dans une chose bien réelle : c'est qu'il sent son ignorance, et qu'il en connaît toute l'étendue. Je demande pardon à V. M. de ce petit trait de louange que je me donne en passant, parce qu'il faut être fort savant pour bien connaître l'ignorance.

Hélas! Jordan Tindalien
N'est pas formé pour la science;
On est heureux dans l'ignorance,
On ne l'est pas lorsqu'on n'ignore rien.

On commence à reparler de la paix; la raison qu'on en allègue, c'est que les affaires sont si fortement embrouillées, qu'elles ne peuvent pas rester longtemps dans cet état de crise.

J'ai l'honneur d'être, etc.

117. DU MÊME.

Berlin, 14 avril 1742.



Sire,

Le pyrrhonisme de Votre Majesté est un ennemi dangereux à combattre; on ne sait par quel endroit le prendre.

Dans l'art de douter fort expert,
Vous savez aux raisons donner de l'apparence;
C'est une anguille qui se perd,
En la serrant à toute outrance.

<196>Je ne me serais jamais imaginé que le pyrrhonisme serait employé pour démontrer l'accusation, que je crois fausse dans toutes ses parties. J'ai cru, au contraire, que rien ne m'était plus favorable que ce pyrrhonisme même.

Ce phénomène rubicond
Qui s'était placé sur ma face
Indique à des yeux de Pyrrhon
Que du venin il est douteuse trace.

Je suis, à cet égard, sain comme l'enfant qui est à naître; il y a aussi peu de venin dans mon corps qu'il y a de vertu guerrière dans mon âme.

Vous, dont l'esprit est si dispos
Pour soutenir les droits du pyrrhonisme,
Prouverez-vous par congru syllogisme
Que je puis passer pour héros?

Il y a longtemps qu'on peut me ranger au nombre des invalides du dieu de l'amour, dont je ne prononce cependant jamais le nom qu'en tremblant, non parce que je suis tout à fait inhabile à son service, mais parce que, en général, nos facultés s'usent et dépérissent.

Tout dépérit et s'use dans le monde,
L'esprit vieillit, et perd de sa vigueur;
Or je conclus par raison très-profonde
Que je ne puis éviter ce malheur.

D'ailleurs, le pourpoint de Scarron s'usait;196-a d'où vient mes facultés ne s'useraient-elles point? J'emploie le reste des forces qui me sont restées dans l'esprit, de l'attachement que j'ai eu pour l'amour, en faveur de l'amitié, qui ne procure que du plaisir et de la satisfaction. Je connais des maîtres pour lesquels on ne saurait avoir assez de ces sentiments.

<197>Je suis persuadé qu'on a instruit V. M. de la dispute du marquis d'Argens avec madame la duchesse. Cette dispute a été vive, la séparation bruyante, et le raccommodement très-éclatant. Les savants et les femmes sont partagés sur la cause de cette dispute. Les uns disent que c'est la jalousie,

Ce dieu qu'on nomme Jalousie,
Qui redoute un culte étranger,
Et qu'on doit toujours ménager
Pour le repos de notre vie.

C'est ce dieu qui les a brouillés. On dit que le marquis d'Argens est amoureux, et on veut qu'il ne le soit que de sa femme et de ses livres. Il jure son grand juron qu'il ne l'est point; on ne l'en croit pas. On veut qu'il reste trois ans à Stuttgart.

Sacrifier raison et liberté,
Qui font le charme de la vie,
Aux faibles de l'humanité,
Serait-ce donc philosophie?

Lui, qui aime le séjour de Berlin, qui croit que c'est le seul qui lui convienne, ne veut s'en absenter que pendant trois semaines. Voilà la vraie origine de cette dispute. On s'est raccommodé d'une façon assez marquée. D'Argens, aux genoux de la duchesse, lui a redemandé son estime; cette entrevue a tiré des larmes des assistants. Ils ne logent cependant plus ensemble; on se voit, mais c'est avec une froideur réfléchie.

On est toujours prêt à montrer
Qu'on hait d'Argens par féminin caprice;
Le philosophe est prêt à démontrer
Que la raison veut ainsi qu'il agisse.

Leur haine est systématique, c'est là la bonne. Le marquis d'Argens travaille à une comédie sur l'Embarras de la cour; je lui ai conseillé que la scène soit dans l'antichambre de la duchesse,

<198>

Puisque c'est là que l'on voit tour à tour
Les passions jouer toutes leurs rôles,
Qu'on sacrifie à la haine, à l'amour,
Que la raison n'y vaut pas deux oboles.

J'ai cru ne pouvoir mieux faire qu'en engageant le marquis d'Argens à composer lui-même une relation de tout ce qui s'est passé, pour divertir V. M.; personne ne le peut mieux que lui.

J'ai l'honneur, etc.

118. A M. JORDAN.

Leutomischl, 15 avril 1742.

Ton Pégase fécond en rimes redoublées
Laisse arrière de toi mes Muses essoufflées;
En vain d'un feu divin me croirai-je animé;
Que tes vers me font voir que j'ai trop présumé!
Ébloui par l'éclat de ta vive lumière,
Je m'arrête, tremblant, tout court dans ma carrière;
Et, voyant à quel point ton vol t'a su porter,
Je ne puis que t'aimer, te lire et t'admirer.

Ce sont les sentiments que divus Jordanus Tindaliorum a su m'inspirer par ses deux spirituelles lettres, où il a mis, sans exagération, autant d'esprit qu'il m'en faudrait pour tout un mois dans ma dépense ordinaire. Vous avez le diable au corps avec vos vers, et vous en ferez si bien, que je n'en ferai plus.

On dit qu'à Rome un architecte ignare,
Voyant ce temple où l'orgueil de la tiare
Sut étaler son faste et sa grandeur,
<199>Où l'art surtout paraît en sa splendeur,
Surpris, frappé de ce bel édifice,
Dès ce moment abjura son office,
A l'admirer bornant tout son bonheur.

Je vous laisse faire l'application de ces vers, dont la comparaison cadre si bien avec vos vers et le cas que j'en fais.

Voulez-vous que ma muse chante
Le train de ma vie ambulante?
Tantôt rôti, tantôt glacé,
Tantôt haut, tantôt bas percé,
Souvent nageant dans l'abondance,
Et souvent usant d'abstinence,
Par les fatigues harassé,
Jamais rebuté ni lassé,
Quelque sort que le ciel m'envoie,
Méprisant les vaines erreurs,
Et toujours simple dans mes mœurs.
Je suis plus enclin à la joie
Qu'aux mélancoliques vapeurs
Dont la cruelle frénésie
Empoisonne de ses noirceurs
Les plus beaux jours de notre vie.

Si vous voyiez couleur de chair, vous seriez le plus aimable et le plus heureux mortel que Dieu eût créé; mais comme il n'y a rien de parfait dans ce monde, vous ne serez qu'aimable. Je vous prie, mettez-vous l'esprit en repos sur l'Europe. Si l'on voulait prendre à cœur toutes les infortunes des particuliers, la vie humaine entière ne serait qu'un tissu d'afflictions. Laissez à chacun le soin de démêler sa fusée comme il pourra, et bornez-vous à partager le sort de vos amis, c'est-à-dire, d'un petit nombre de personnes. C'est, en honneur, tout ce que la nature a droit de demander d'un bon citoyen; sans quoi notre cerveau ne fournirait point assez d'humidités pour les larmes que nous aurions à répandre.

<200>

L'Europe, qu'un lutin lutine,
A, dit-on, perdu la raison;
Il est vrai qu'elle en a la mine,
Et mérite bien ce soupçon.

L'abbé de Saint-Pierre se fait fort d'ajuster l'intérêt des princes de l'Europe aussi facilement que vous composez vos vers. Ce grand ouvrage200-a ne s'accroche à rien qu'au consentement des parties intéressées. Vous connaissez ces visions d'arbitrage et ces folies synonymes.

Je n'ai rien à vous dire d'un endroit où il ne se passe rien, sinon que nos soldats sont autant de Césars, et que je vous aime toujours, malade, mélancolique, ou gai et sain, également. Adieu.

119. AU MÊME.

Chrudim, 21 avril 1742.

Dive Jordane, à présent les vers coulent chez vous comme un torrent. Je crois que vous avez Apollon à gage, et les neuf Sœurs pour servantes; il n'est pas possible autrement de travailler comme vous faites. Il faut de plus que vous ayez trouvé une mine de jolies choses dans le Pinde, et quelque nouvelle veine de belles pensées.

Pas même la moindre saillie,
Ni vaudeville, ni bon mot,
Ne me vient à ma fantaisie;
<201>Vous gardez pour vous seul l'esprit et le génie.
Les agréments sont votre lot;
Hélas! le mien est d'être un sot.

Voilà ce qu'on gagne à faire la vie de chien que nous menons ici pour l'amour de la gloire, comme disait notre ami Chaulieu.

De cet aimable trépassé
Célébrons encor la mémoire;
Pour vous, qui l'avez surpassé,
Méritez encor plus de gloire.

Il n'en est point qui ne doive ceindre votre front. Cette prudence inséparable de votre courage n'est pas une des moindres qualités qu'il faut admirer en vous.

La prudence du vrai courage
Est la source et le sûr appui;
Le reste est une aveugle rage
Que, d'un instinct brutal séduits,
Admirent tant de faux esprits.

Vous savez trop bien que l'on ne peut jamais être plus brave que lorsque la circonspection ne nous expose aux dangers que par nécessité ou par raison, et, comme vous êtes extrêmement prévoyant, vous ne vous y exposez jamais; d'où je dois conclure que peu de héros vous égalent en valeur. Votre bravoure conserve encore son pucelage, et, comme toutes les nouvelles choses sont meilleures que les vieilles, il s'ensuit que votre courage doit être quelque chose de tout à fait admirable. C'est une fleur qui est près d'éclore, qui n'a encore souffert ni des ardeurs du soleil, ni des vents du nord; enfin c'est un être si digne d'estime, qu'il est digne de la métaphysique et des dissertations de la marquise201-a sur la nature du feu. Il ne vous manque qu'un plumet blanc pour ombrager les bords de vos audaces, une longue rapière, de grands éperons, une voix un peu moins grêle,<202> et voilà mon héros tout trouvé. Je vous en fais mes compliments, divin et héroïque Jordan, et je vous prie de jeter du haut de votre gloire quelque regard débonnaire sur vos amis, qui rampent ici dans les fanges de la Bohême avec le reste du troupeau des humains.

Je crois que d'Argens est fou; ne lui en dis rien cependant, et garde-toi bien d'aigrir la bile de notre philosophe, qui me paraît avoir plus de cette marchandise que de bon sens.

Adieu; tu connais tous les sentiments que j'ai pour toi.

120. DE M. JORDAN.

Berlin, 22 avril 1742.



Sire,

Je suis au bout de mon latin, et je ne sais par où commencer la lettre que je dois écrire à V. M.

Je ne sais plus que vous écrire,
Je n'ai pas brin de nouveauté;
Tout est tranquille en la cité,
Où l'on attend la paix pour rire.

Les gazettes nous flattent de la paix. Celle de Cologne plaint le monde de ce que le dévoiement du cardinal, qui continue, pourrait être un obstacle à cette paix, qui marche aussi lentement que le messager du Mans. Je me souviens, à cette occasion, des remarques de Bayle sur le dévoiement de Jules César, où il prouve, à sa façon ordinaire, que V. M. imite si bien, que les plus grands événements sont souvent causés par de pures vétilles. La dispute de la duchesse avec le philosophe, quoique causée par une vétille, n'en est pas moins sé<203>rieuse; on pousse la vengeance jusqu'au point de ne vouloir point manger sur des assiettes d'argent, parce que ce dernier mot réveille des idées de vengeance et de haine qui font manquer l'appétit.

Le marquis soutient tout sans fiel et sans venin;
On a beau s'emporter, rien du tout ne l'étonne.
Son ennemi le frappe au moment qu'il pardonne :
Entre-t-il tant de fiel dans un cœur féminin?

Tout le monde attend avec beaucoup d'impatience le jugement de V. M. sur cet important différend. Pour moi, je ne dis rien, mais je sais bien ce que j'en pense.

On dit ici que les Russes ont pris le parti de la France, cela me fait plaisir; que les Autrichiens ont été étrillés devant Schärding, cela me remplit de joie; que la reine de Hongrie persiste à ne vouloir point céder, cela me fait peur; que le roi d'Angleterre envoie un corps de troupes en Allemagne, que la Hollande suit son exemple, cela me fait frémir. On ajoute que le roi de Pologne a fortement la goutte, qu'il est cependant attendu à Glogau, où le roi de Prusse doit le recevoir pour l'y régaler magnifiquement. Voilà ma gazette, qui me paraît aussi sèche qu'elle est peu intéressante. C'est par cette raison que je me hâte de finir.

J'ai l'honneur d'être, etc.

121. DU MÊME.

Berlin, 24 avril 1742, temps pluvieux.



Sire,

La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer est arrivée heureusement pour moi, car j'étais au bout de mon latin; mon Apollon<204> s'en était allé au diable, et il y a en ville une tranquillité qui ne peut que désoler tous ceux qui ont besoin de nouvelles pour écrire.

Vos vers charmants, ingénieux,
Ont ranimé mon languissant génie,
Le feu, l'esprit de votre poésie,
Me font parler le langage des dieux.

C'est, à la vérité, un langage qui ressemble beaucoup à la lingua franc,, et avec lequel je ne serais pas fort en état de me faire entendre, si j'étais condamné à séjourner pendant quelque temps sur le mont Parnasse. Malgré tout cela, V. M. daigne louer mes vers; il m'est bien difficile de ne pas envisager cela comme une satire fine et délicate.

Je connais le roi Frédéric :
Aux dépens du prochain parfois il aime à rire;
Il eut toujours un peu le tic
De la noble et fine satire.

C'est en effet de la satire la plus fine que la résolution prise de ne plus faire de vers parce que le Tindalien en fait de bons; le langage des vers est devenu pour V. M. un langage ordinaire, parce qu'elle a su se le rendre familier.

L'architecte de Rome qui, voyant la régularité d'un superbe édifice, renonça pour toujours à son art, pour ne se livrer qu'à l'admiration, me ressemble comme deux gouttes d'eau; il ne me reste, pour rendre la ressemblance plus parfaite, que de l'imiter entièrement.

Quitter des vers l'inquiétante marotte
Et renoncer à langage éloquent,
De tout parti c'est le plus conséquent
Pour quiconque a cervelle sous calotte.

Or, grâce à Dieu, je m'efforcerai toujours à conserver le peu que j'en ai.

La description que V. M. fait de sa présente manière de vivre<205> paraîtrait poétique à celui qui ne connaîtrait pas la façon de penser de V. M. quand elle est à l'armée; car

Qui dit un roi dit un mortel heureux
Qui ne connaît ni peines, ni fatigue,
Qui n'a de soins, dans ces bas lieux,
Que d'éloigner tout souci qui l'intrigue.
Le roi est fait pour les plaisirs,
Et le savant est né pour la misère;
Le premier, quand il veut, satisfait ses désirs,
Tandis que le dernier de faim se désespère.

La comète a jugé à propos de changer les choses. Il est un pays commandé par un roi qui fait la guerre en hiver, qui souffre les injures de l'air, tandis que, par sa grâce, son homme de lettres est mollement assis dans un canapé, jurant contre sa maladie, qui lui défend l'usage des plaisirs qu'il serait en état de se procurer.

Ne pense pas qui veut couleur de chair. L'esprit humain est si peu maître de soi, que cela fait pitié; j'en ai vraiment compassion. J'ai tort de m'affliger du mal qui m'arrive dans la société, par la même raison qui me porte à me chagriner de ce que la récolte des vins n'est pas bonne en France. La société ne fait qu'un corps. La Fontaine a bien prouvé, dans la fable de l'Estomac, la nécessité qu'il y a que ses parties réciproquement s'affligent du mal que ressent le tout dont elles dépendent.

Je ne sais si l'Europe a perdu la raison; mais une chose sais-je bien, c'est qu'elle est fort à plaindre de ce qu'on la lui a fait perdre.

Si l'on refuse à l'homme sain
Ses plaisirs et sa nourriture,
Et que, du soir jusqu'au matin,
On le tourmente sans mesure,
Cet homme sain perd à l'instant
Cette santé dont il abonde,
Et n'a plus de contentement
Ni de plaisirs dedans ce monde.

<206>Il faudrait que l'Europe eût la cervelle bien forte pour résister à deux têtes qui lui donnent de la tablature.

Il est permis au nonagénaire abbé de Saint-Pierre de vouloir entreprendre d'ajuster les intérêts des princes de l'Europe, comme on permet aux jeunes gens de faire des folies en faveur de leurs maîtresses. J'excuse le dessein de cet abbé comme j'excuse Alexandre, qui pleurait de ce que le monde était trop petit.

Enfin, la maison de travail aura lieu; il fallait l'activité de M. le ministre d'État de Happe pour le succès d'une pareille entreprise, à laquelle V. M. a bien voulu contribuer. Je lui en rends grâce en mon particulier, par l'intérêt que je prends à ce qui regarde la société. La police sera bien réglée; il manque encore une chose, c'est que V. M. commette au chef de police le soin du pavé et des bâtiments de la ville.

J'ai l'honneur d'être, etc.

122. A M. JORDAN.

Chrudim, 27 avril 1742.

Doctissime Jordane Tindaliensis,

Phébus, qui dans tous vos écrits
Sait répandre son abondance,
Econome dans sa dépense,
Il en refuse à mes esprits.
Phébus imite l'Eminence,206-2
Qui n'accorde qu'à ses amis
Le droit lucratif d'être admis
Dans les faveurs de la finance.

<207>Après cela, je ne m'étonne point que vous m'écriviez tant de vers et si peu de nouvelles. Vous êtes plus inspiré par les neuf aimables Sœurs, protectrices des arts et des sciences, que par ce monstre aux yeux de lynx, aux oreilles de lévrier et à la chevelure de Méduse.

Amant favorisé des Grâces,
Elles vous bercent dans leurs bras;
Vous estimez plus leurs appas
Que ce monstre qui dans les places,
Aux halles et dans les villaces
Répand avec un grand fracas
Ce qu'il sait ou qu'il ne sait pas.

Tout cela fait que j'apprends peu de nouvelles de Berlin, et que je reçois beaucoup de vers; un peu de l'un et un peu de l'autre me ferait un grand plaisir. Vous ne me dites rien de toutes les sottises qui se font régulièrement et périodiquement. Vous ne m'apprenez rien de vos correspondances de savants, de mes édifices, de mes jardins, de mes amis, en un mot, de toutes les choses qui m'intéressent.

Tous les divers événements
Du grand théâtre politique
Ressemblent à ces changements
Que fait la lanterne magique.
Marquez-en donc vos sentiments;
Du moins, d'une sempiternelle
Contez-moi les égarements;
L'histoire de la bagatelle
Par vous reçoit des agréments,
Car tout ce qu'on nomme nouvelle
De la demeure paternelle
A du charme pour les absents.

Vous me croyez peut-être trop occupé pour penser à mes amis; mais vous devez sentir qu'ils vont de pair avec les plus grandes affaires.

<208>

Ce sont les intérêts du cœur
Que l'on préfère, à la durée,
A l'ambition égarée,
Et même au plaisir suborneur
Dont souvent l'âme est animée,
Et qui pour un peu de fumée
Abandonne son vrai bonheur.
Amitié, chaste et pure flamme,
Amitié, présent que les cieux
Nous firent pour nous rendre heureux,
Régnez à jamais dans mon âme.

J'en viens à présent à notre itinéraire. Je suis avec la grande armée en Bohême. Le prince d'Anhalt va commander en Haute-Silésie; le prince Didier a quitté la Moravie, faute d'y trouver de quoi subsister. Nous resterons apparemment dans cette situation jusqu'à ce que le vert vienne, ce qui peut encore aller à deux mois. Voilà tout ce que j'avais à vous dire, en vous assurant des sentiments que j'ai pour vous. Adieu.

123. DE M. JORDAN.

Berlin, 29 avril 1742.



Sire,

Vous comparez, mais très-malignement,
Ma façon de vers ordinaire
Au cours impétueux d'un rapide torrent;
Mais convenez que l'eau n'en est pas toujours claire.

V. M. n'aura pas beaucoup de peine à en convenir, si elle veut être dans ce moment plus philosophe que poëte, et avouer que cette<209> comparaison ne cadre qu'autant que la conclusion lui est annexée. Ce qui me console et me justifie, c'est que souvent l'eau de l'Hippocrène, quand je la puise, est fort trouble, et que je ne connais point l'art de la tirer au clair. V. M. fait, en me louant, ce qu'on fait à un perroquet auquel on donne du sucre.

Souvent par telle nourriture
On fait jaser son perroquet;
Je vous tiens lieu, par mon caquet,
D'animal de cette nature.

Qu'importe? Pourvu que j'aie l'honneur d'amuser V. M., je suis content; d'ailleurs, j'en tire un avantage réel, c'est que je reçois des lettres pleines d'esprit et de vers, qui sont charmantes,

Marquées au coin de Chaulieu,
A ce bon coin qui rend inimitable,
Qui vous fait chérir de ce dieu
Que servent les neuf Sœurs, à ce que dit la Fable.

Tout le monde ne peut pas posséder cette prérogative. Il en est de la poésie comme du courage. Tous les hommes ne sont pas braves; aussi tous les hommes ne sont-ils pas poëtes. La nature fait un homme brave, comme elle fait un homme avec des talents supérieurs pour la poésie. Un poltron peut faire une action de valeur, au moins à ce que l'on m'a dit, car je ne le sais point par ma propre expérience. Un homme qui n'est pas né poëte peut faire une fois en sa vie quelques bons vers, parce que la nature se plaît quelquefois à faire de l'extraordinaire. Je me rends justice sur la prudence, en avouant que je possède cette qualité.

Je n'eus jamais occasion
De faire essai de mon courage.
Peut-être en ai-je davantage
Qu'Annibal ou que Scipion;
Mais, soit prudence, ou modestie,

<210>

Je ne veux point me mettre dans le cas
Qu'on reproche à ma prud'homie
Qu'elle a du cœur, ou qu'elle n'en a pas.

Je vois par là l'affaire indécise, et j'en conclus que, poétiquement parlant, je puis passer pour poltron, mais non pas philosophiquement; car, en due forme de syllogisme, la chose ne saurait être démontrée. D'ailleurs, à quoi diable me servirait le courage? Je n'ai point d'ennemis à combattre que les faiblesses de la nature humaine, que je serais bien fâché de détruire; car, quoique souvent elles me fassent du mal, j'avouerai cependant que, eussé-je autant de courage qu'Alexandre, je ne voudrais pas les combattre dans un combat régulier. Ce que j'aurais le courage de vaincre, ce serait la faiblesse pour la gloire, si cet ennemi me faisait ombrage, puisque cette faiblesse nous coûte la tranquillité et le repos.

On dit ici qu'Ingolstadt est pris d'assaut par les Autrichiens, qui ont passé même la bourgeoisie au fil de l'épée. On ajoute que la chancellerie de V. M. va être transportée à Glatz;

Que le pauvre Tindalien,
Par très-occulte maladie,
Possède un corps qui ne vaut rien
Pour le séjour de cette vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

124. A M. JORDAN.

Chrudim, 29 avril 1742, jour satirique, d'un soleil clair, et le premier du bourgeonnement de quelques arbustes.

Enfin, la demeure éthérée,
Aux astronomes consacrée,
<211>Qu'une troupe d'Autrichiens
Gardait à ses fiers souverains,
De tout le monde séparée,
Fréquentant, au lieu des humains,
Les chats-huants de la contrée,
Ou quelque ombre triste, égarée.
Qui plaignait encor ses destins,
Environnée de Prussiens,
De tout secours désespérée,
Ses tours, ses forts, ses ravelins,
Sont tombés, ce jour, dans nos mains.

C'est-à-dire que Glatz211-a s'est rendu le 26 de ce mois, par capitulation, de sorte que je suis à présent maître sans réserve de toute la Silésie.

M...., mauvaise copie de quelque chétif original anglais,211-b vient de prendre le parti décisif de nous quitter. Vous pouvez vous imaginer jusqu à quel point je regrette sa perte.

Cet imitateur sans génie
De l'extérieur des Anglais
En a copié la folie,
Mais il manqua leurs meilleurs traits.
Sans le vrai, tout est ridicule;
Mars n'a jamais l'air d'Alcidon,
Sans la force on n'est point Hercule,
Ni sans la sagesse un Caton.

Pardonnez à ce trait qui m'est échappé contre un homme que<212> vous honorez de votre estime; mais je crois que cette estime est du nombre de celles

Que tous les jours de nouvel an
L'on se débite en compliment,
Qu'on se jure et qu'on se proteste,
Quand sous la barbe, doucement,
L'on voudrait plus sérieusement
Que l'autre crevât de la peste.

Vous ne me dites rien des nouvelles berlinoises, du Tourbillon,212-a de Césarion, ni de l'histoire de la galanterie,

Ni de votre aimable goutteux,
Qui devient si fort amoureux,
Que cette violente flamme
Aux incurables met son âme,
Ni de son vigoureux tendron,
Qui, lorsqu'on joue au corbillon,
Répond, de sa bouche de rose,
Avec connaissance de cause
Quand on demande, Qu'y met-on?

Tenez, voilà assez de sottises pour une fois; contentez-vous-en, cher Jordan, jusqu'au premier ordinaire, où j'espère de ne point demeurer en reste. Adieu.

125. DE M. JORDAN.

Berlin, 1er mai 1742.



Sire,

Je ne parlerai aujourd'hui à Votre Majesté que politique et que guerre, et je serai dans la règle, puisque ce sont là vos plaisirs chéris;<213> ces occupations sont aussi chères à V. M. que l'est à une coquette l'assortiment de sa toilette, car

Toujours combattre vaillamment,
En politique éviter la surprise,
Et découvrir adroitement
Ce qu'envoyé cache et déguise,
Dans un travail même accablant
Se reposer, occupant son génie,
Regarder tout comme un amusement,
Savoir quitter les plaisirs de la vie,

c'est là le sort de V. M.

Le goût de la politique commence pareillement à s'introduire à Berlin. On commence toutes les conversations par se demander : Que font les armées? où sont-elles? Les gens de lettres quittent leurs livres pour lire les gazettes, qui mentent, et qui ne nous sont jamais favorables, je ne sais pourquoi.

On dit ici que l'armée ennemie s'est emparée d'Olmütz; d'autres disent, au contraire, qu'elle s'est retirée en Autriche, parce qu'elle craint d'être attaquée par devant et par derrière. Les plus raffinés politiques assurent que dans moins d'un mois MM. les Autrichiens auront la bonté de déguerpir de la Bavière.

On ne parle à présent que de la harangue de mylord Stair aux états de Hollande. On fait un commentaire sur ces paroles : « Quand Vos Hautes Puissances auront ainsi mis toutes leurs frontières en état de ne craindre aucune surprise, elles pourront protéger leurs alliés de la manière qu'elles le trouveront le plus convenable; et, par là, d'autres princes qui auront envie de se joindre aux puissances maritimes pour maintenir la liberté de l'Europe pourront le faire plus librement et sans crainte. » On demande de qui on veut ici parler; c'est là-dessus que les raisonnements varient. C'est une énigme dont chacun croit avoir le mot.

<214>

Certain quidam à mine politique
Sur ce sujet voulait mon sentiment.
Je répondis, sans nul détour oblique,
Que je pouvais assurer par serment
N'en rien savoir, mais qu'avec assurance,
Quoique jamais je n'eusse été devin,
Je pouvais bien en toute confiance
Lui déclarer qu'on campait à Chrudim.

J'ai lu une relation que l'on dit venir de l'armée, aussi circonstanciée que relation puisse l'être, d'un fait que je crois faux dans toutes ses parties, dans laquelle on parle du dessein qu'un commandant d'une place autrichienne avait formé contre la vie de V. M., dessein échoué par la dextérité d'un juif.

V. M. veut-elle une nouvelle aussi comique qu'elle est fausse? C'est que le père de Maupertuis a fait mettre son fils dans un couvent, parce que ce fils voulait épouser une fille qui ne lui convenait point.

Que j'aime à voir une telle faiblesse
Dans le cœur d'un mathématicien!
Fût-on même stoïcien,
Jamais, en pareil cas, la raison n'est maîtresse.

J'ai l'honneur d'être avec un très-profond respect et un dévouement parfait, auxquels m'engagent la raison et la reconnaissance, etc.

126. A M. JORDAN.

Chrudim, 5 mai 1742.

Doctissime doctor Jordane, je vous demande des nouvelles de Berlin à cor et à cri, et vous avez la dureté de me les refuser. Je ne reçois<215> de vous que des gazettes du Pinde et les oracles d'Apollon. Vos vers sont charmants; mais je veux des nouvelles. Mandez-moi donc quel temps il fait à Berlin, ce qu'on y fait, ce qu'on y dit; et si toutes les sources sont taries, parlez-moi au moins du cheval de bronze,

Et de cet équestre héros
Que l'on a décoré d'esclaves,
Pour avoir mis dans ses entraves
Les Suédois, les Visigoths.

Entretenez-moi de toutes les bagatelles qu'il vous plaira, pourvu que ce que vous me direz soit relatif à ma patrie; et daignez entrer un peu plus dans les détails.

Vous qui si poliment habillez la satire,
Tenez pour un temps son journal;
Permettez aux absents de badiner et rire
Sur quelque sot original,
Que très-abondamment Berlin peut vous produire.
Marquez-en le trait principal,
Et sachez, lorsqu'on veut plaire en se faisant lire,
Qu'au lieu d'un style doctoral,
Élégant, simple, ou trop égal,
Il faut que la malice, en écrivant, inspire.

Peut-être avez-vous trouvé de cette malice en trop copieuse portion dans la dernière lettre que je vous ai écrite; je vous en fais bien des excuses, en ce cas, quoique vous sachiez bien qu'il ne dépend pas de nous d'être tristes ou gais, et que c'est un effet du tempérament, comme tant d'autres opérations machinales de notre corps. Peut-être croyez-vous qu'il en est autrement de la satire, et que cette drogue se trouve toujours en même abondance chez les personnes qui y inclinent.

Jamais je ne fus entiché
De cette bavarde folie.
Pour l'avoir il faut du génie;
Je n'en ai point, j'en suis fâché.

<216>Il ne me reste qu'à ramper géométriquement sur les pas de l'usage, et à suivre en gros l'exemple de notre bon et ridicule genre humain,

Qui, sans afficher son dessein,
Soit ennui, soit par complaisance,
Déchire entre soi le prochain,
Et, dans les bras de l'indolence,
Distille ce mortel venin
Dont il nourrit sa médisance,
Ce qui vraiment n'est pas chrétien.

Mais nous ne nous piquons pas trop de l'être, nous autres, et l'on pense assez communément qu'il vaut mieux être père d'un bon mot que frère en Jésus-Christ. On oublie un peu ce qu'est cette tendresse fraternelle, quand on a fait la guerre.

Tous ces talpachs et ces pandours,
Qui nous entourent tous les jours,
Sur mon Dieu, ne sont pas mes frères;
De Satan je les crois vicaires,
Et bâtards de singes et d'ours.

Comment voulez-vous qu'on respecte l'humanité dans les gens qui n'en ont tout au plus que de légers vestiges? Je crois qu'une ressemblance de mœurs fait plus de liaison parmi les hommes qu'une structure de corps égale; je dispute l'un et l'autre à nos ennemis. Le moyen, après cela, de les aimer!

Nous nous préparons à l'ouverture de la campagne, qui n'aura pas encore lieu sitôt, et il se pourrait fort bien que nous passassions encore le 20 de ce mois sous les toits. Nous sommes assez tranquilles à présent. Le vieux prince d'Anhalt couvre la Haute-Silésie, et votre serviteur rassemble ici ses principales forces pour tomber avec une grande supériorité sur l'ennemi, ce qui ne peut se faire qu'à l'arrivée du fourrage.

<217>Tenez, voici une petite leçon militaire pour vous arranger les idées de ce que vous devez penser sur nos opérations, et pour que, si l'on en parle devant vous, vous sachiez que dire.

La Moravie, qui est un très-mauvais pays, ne pouvait être soutenue, faute de vivres, et la ville de Brünn ne pouvait être prise, à cause que les Saxons n'avaient pas de canons, et que, lorsqu'on veut entrer dans une ville, il faut faire un trou pour y passer. D'ailleurs, ce pays est mis en tel état, que l'ennemi ne saurait y subsister, et que dans peu vous l'en verrez ressortir.

Adieu, doctissime Jordane. Travaillez bien à l'honneur de la science, et comptez-moi au premier rang de vos admirateurs et de vos amis. Vale.

127. DE M. JORDAN.

Berlin, 5 mai 1742.



Sire,

J'ai reçu deux lettres de Votre Majesté, également spirituelles, comme le sont toutes celles qui partent de sa main. La dernière est pleine d'esprit, mais de cet esprit qui assaisonne ce qu'il dit d'un sel préparé par la Satire même.

Vous connaissez également
L'art de toucher parfaitement la lyre,
Vous guerroyez habilement,
Vous excellez dans la satire.

V. M. veut des nouvelles? On dit que le roi de Pologne a acheté un brillant à Leipzig, qui coûte huit cent mille écus; qu'il y a un abbé à Vienne, de la part de la France, nommé Fargé, qui y négocie, et qui y est très-incognito; qu'il y aura une suspension d'armes.

<218>Pour ce qui regarde les nouvelles littéraires,

Grâces je rends à Votre Majesté
De demander nouvelles littéraires;
J'en suis fourni, je puis, sans vanité,
Vous en donner, et des moins ordinaires.

On a pris la défense de Machiavel, que l'auteur de l'Antimachiavel a fort dénigré; le défenseur est anonyme, et son ouvrage est imprimé en Hollande.

Son anonyme qualité
Est un effet de sa prudence,
Car il mérite en vérité
D'être réduit à pénitence.

Voltaire y est furieusement maltraité. V. M. a reçu quelques livres qu'il ne sera pas nécessaire de lui envoyer : de nouveaux tomes de l'édition in-quarto de Rollin, le beau poëme de Racine sur la Religion, un nouveau recueil de pièces d'éloquence et de poésie. Tout cela attendra dans la chambre de V. M. le moment d'être feuilleté par ses royales mains.

Quand viendra cet heureux moment
Où, la paix faite et confirmée,
Nous vous verrons tranquillement
Bien profiter de votre destinée?

Le Tourbillon a été malade, et a gardé la chambre pendant quinze jours. J'ai eu l'honneur de la voir quelquefois. Je vais faire chez le Tourbillon une partie de raison, comme on va ailleurs faire une partie d'hombre. La dispute de la duchesse avec son philosophe a occupé presque tout le monde, surtout les dames; le Tourbillon a su s'y soustraire, en prenant souvent le parti de la retraite.

Knobelsdorff partit hier pour Rheinsberg. Césarion est toujours le même; mais ce qui m'afflige, c'est qu'il perd sa gaieté, et peut-être sa santé.

<219>Voici une lettre de Voltaire, écrite à un ecclésiastique de Londres, qui est charmante. J'espère, par la poste de mardi, envoyer à V. M. le commencement d'un poëme dans le goût de Scarron, sur les Travaux d'Hercule, qui me paraît charmant. L'auteur lui-même me l'a communiqué. On m'a demandé mon sentiment sur cette question : s'il faut user du plaisir toutes les fois qu'on le peut. Je soutiens que oui, et qu'on pèche en agissant autrement. J'exposerai mon sentiment à la critique également sûre et fine de V. M.

J'ai l'honneur d'être, etc.

128. A M. JORDAN.

Chrudim, 8 mai 1740.

Federicus Jordano, salut. J'ai reçu une lettre de Knobelsdorff dont je suis assez content; mais tout en est trop sec, il n'y a pas de détails. Je voudrais que la description de chaque astragale de Charlottenbourg contînt quatre pages in-quarto, ce qui m'amuserait fort.

Vous voilà donc enfin devenu politique, et plus Mazarin que Mazarin même.

Le roman de la conjecture
Et la fureur des intérêts
Font la monstrueuse figure
D'un politique à grands projets.
Sur tout il combine, il augure,
Et ses soupçons, rêves inquiets,
Qui fouillent tout en vrais furets,
Même en la plus simple aventure
Pensent découvrir des secrets.
<220>Toujours, sous l'emprunt d'autres traits,
Au public, sot de sa nature,
Il donne de la tablature;
Sous les voiles les plus épais
Il cache sa noirceur impure
Et ses dangereux trébuchets.

C'est cette politique sur laquelle vous raisonnez selon la façon des hommes qui imputent toujours à leur prochain tout le mal qu'ils feraient, s'ils étaient en leur place; mais enfin il est permis à Jordan de faire ma satire, le temps me justifiera devant le public.

Jordan, votre esprit de poëte
Débite poétiquement
Que, de fait, politiquement
Je fais un peu la girouette.
Ah! si c'était assurément,
La Renommée eût hautement
Sonné le cas sur sa trompette.

Vous voyez par tout ceci que votre esprit court un peu trop en avant dans la campagne des événements.

Nos destins sont cachés aux cieux,
Et toute la science humaine
Pour les approfondir est vaine;
Nul tube jusque dans ces lieux
Ne rend les objets à nos yeux,
Et la politique incertaine
Suspend ses désirs curieux.
Les gazetiers nécessiteux
De la fable que l'on promène
Font des événements pour eux;
Les sots, que leur suffrage entraîne,
Ajoutent foi, ne sachant mieux.
Mais vous, que les eaux d'Hippocrène Ont soûlé de leurs flots vineux,
<221>Mais vous, dont la raison est saine,
Croirez-vous encor de Lorraine
Tous les contes fastidieux?

Tenez, voilà toute la politique en vers; il ne nous manque plus, pour nous achever de peindre, qu'un traité de paix avec ses préliminaires, en poëme dramatique.

Je vous ai fait dans ma lettre d'avant-hier votre catéchisme sur nos opérations, et je vous ai détaillé au long et au large ce qui se passait ici; j'ajoute aujourd'hui que mon pronostic s'est accompli, puisque les Autrichiens ont quitté la Moravie, faute de subsistances. Vous verrez bientôt les suites qu'auront toutes ces grandes affaires, et ce que tant de mouvements compliqués des deux armées causeront d'effets.

Adieu, dive Jordane Tindaliensis.

129. DE M. JORDAN.

Berlin, 8 mai 1742.



Sire,

N'est-il pas surprenant qu'on me demande mon avis sur cette question : s'il faut user du plaisir quand il se présente à nous? Je serais tenté de ne point répondre, car

Il faut penser bien gaîment
Pour décider cet important problème;
Quand on est triste par soi-même,
On ne peut du plaisir parler que faiblement.

Et j'avouerai à V. M. que, si j'ai de la joie, ce n'est que dans l'esprit : je n'en ai point dans le cœur. Ainsi cette joie n'est point naturelle;<222> c'est une joie aussi fausse que l'était l'air majestueux de Baron quand il jouait le rôle de Mithridate. J'entreprendrai la décision de cette question, moyennant que je ne consulte que l'esprit; je prouverai sous ses auspices non seulement qu'il faut user du plaisir quand il se présente à nous, mais même qu'on commet un péché quand on ne le fait pas.

Fuir le plaisir, c'est hérésie;
En profiter, c'est agir sagement
L'un est péché, qui damne sûrement,
L'autre a son prix en l'une et l'autre vie.

Je n'aurai pas beaucoup de peine à prouver qu'il faut user du plaisir quand il se présente, puisque notre inclination nous y porte tous, à la vérité les uns plus fortement que les autres. Vouloir prouver cette vérité, c'est vouloir prouver qu'il est nécessaire de boire quand on a bien soif.

Le sentiment est toujours écouté,
Nous le suivons même avec complaisance;
Ce précepteur n'est jamais rebuté,
Et son autorité jamais ne nous offense,

parce que le sentiment nous prescrit des devoirs qui conviennent non seulement à notre goût, mais même à nos besoins. J'ai une foule de raisons à alléguer à V. M. pour prouver ma thèse. La première, c'est que nous devons remplir les devoirs de notre vocation. Qui pourrait douter que nous ne soyons faits pour le plaisir? Ce n'est que par son secours que nous conservons nos organes, et que nous les fortifions. Chaque organe a une portion déterminée de plaisir qui lui est adjugée. Les uns ont, à la vérité, été plus avantagés que les autres; mais comme il y a des plaisirs auxquels ils participent tous, ils se trouvent, en cela, dédommagés de ce qu'ils ont reçu de moins. Cette compensation forme une espèce d'égalité entre eux. Ce plaisir que nos organes ressentent est un aliment qui les entretient. Dès qu'il<223> est ménagé à proportion de la capacité de chacun, il ne nuit jamais. Un mouvement proportionné à nos forces rétablit nos organes; est-il excessif, il les affaiblit, et les détruit ensuite.

Qui voudrait imiter Hercule,
Qui satisfit cent filles en un jour?
On craint toujours pareil émule
Dans la carrière de l'amour.

A beau mentir qui vient de loin; or cette histoire nous est venue du pays de la Fable, pays aussi éloigné de nous que le sont les terres australes de notre continent. Nous sommes donc faits pour le plaisir, comme le poisson est fait pour l'eau. La disposition de nos organes à la vue du plaisir prouve que nous sommes faits pour lui; cette disposition change à proportion de la force de l'impression qu'occasionne la présence du plaisir. Nous sentons de la répugnance pour ce qui peut nous nuire, et nous sentons une force qui nous entraîne vers les objets qui peuvent nous causer de la satisfaction.

Un pouvoir secret nous entraîne
Vers le plaisir, malgré notre raison;
Elle a beau susciter obstacles à foison,
Nature sait les surmonter sans peine.

Cette force est si puissante, qu'elle dissipe même la crainte naturelle au beau sexe; l'amour inspire du courage et de la fermeté aux personnes qui naturellement en ont le moins. Cette passion fait plus de héros que l'ambition et l'amour de la gloire. La présence du plaisir a cet avantage, c'est que par son influence, dont j'ignore l'origine, elle concentre tellement l'homme, qu'il n'est plus occupé que des moyens de rendre les hommages qu'on exige. A la vue du danger, la raison de notre conservation et l'amour de la gloire se trouvent dans un conflit de juridiction; chacun se croit en droit de la prééminence, et se récrie sur ses prérogatives. Il n'en est pas de même du plaisir; il étouffe toutes les idées qui ne se rapportent point à son ser<224>vice, et il en bannit toutes celles qui n'y sont pas accessoires. Personne n'ose lui contester l'avantage de la supériorité.

Quand l'amour une fois s'est emparé du cœur,
On ose alors tout entreprendre;
On ne connaît, dans le pays de Tendre,
Ni la crainte ni la terreur.

Tout cela prouve que nous sommes faits pour le plaisir. Je prouverai dans la lettre suivante qu'on peut aussi peu se refuser au plaisir sans commettre un péché que je puis me soustraire à l'obligation des nouvelles. Voici des vers d'un M. de Saint-André qui est à Berlin; j'y joins la comédie du marquis d'Argens sur l'Embarras de la cour, qui, à mon avis, est trop sérieuse.

Pourquoi d'Argens dans cette comédie
Semble du rire ignorer les appas?
C'est que jamais philosophe, en sa vie,
N'a de la cour mieux senti l'embarras.

D'Argens partit avant-hier. Ginkel, à ce qu'on dit, a reçu une lettre de Pétersbourg, dans laquelle on marque que notre ministre est fort lié avec celui de la reine de Hongrie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

130. DU MÊME.

Berlin, 10 mai 1742.



Sire,

Ce n'est pas la dernière lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer qui pourra me combler de joie et dissiper les vapeurs d'une<225> tristesse anglaise; elle est toute propre à en répandre. Les Autrichiens avancent vers l'armée que V. M. commande; c'est le désespoir qui les guide. Les armes sont journalières; ce n'est qu'à travers un océan de sang qu'on parvient à la victoire. Ces objets me paraissent peu récréatifs; j'avouerai que je n'en connais pas de plus tristes, puisqu'on se voit en proie à tout ce que le sort, souvent bizarre, a de plus funeste, et qu'on risque d'être frustré du bien que l'on aime et que l'on chérit le plus. Mais tirons le rideau sur ce sujet.

Ginkel a reçu son rappel; il part dans peu de temps, à ce que l'on dit. La duchesse est partie; voici des vers que l'on dit être de sa composition, contre la comédie de l'Embarras de la cour.

Pendant au croc toute philosophie
Pour se livrer aux appas de l'amour,
Frère d'Argens fit très-humble folie,
Et se rendit l'embarras de la cour.
Sur ce sujet jamais sa comédie
N'a pu paraître au coin d'un bon auteur,
Ni réjouir, malgré tout son génie,
Un public las de rire de l'acteur.

J'ai lu une pièce qui me paraît assez ingénieuse, sur l'état présent des affaires de l'Europe, qui est représenté sous l'idée d'un bal que V. M. ouvre avec la reine de Hongrie, qui se plaint que cette danse l'a mise sur les dents. Le Duc son époux ne danse pas, parce qu'il a fait venir des souliers de France qui le blessent. Pour les Hollandais, ils ne jugent à propos de danser qu'à la danse des flambeaux. L'allégorie est poussée assez loin; ma mémoire ne m'en fournit pas toutes les circonstances.

On dit que la Hollande a accordé cent mille écus par mois à la reine de Hongrie; que les Anglais vont beaucoup au delà, qu'ils lui ont accordé deux cent mille livres sterling.

<226>On m'a assuré que le général Praetorius226-a entrait au service des états de Hollande, qui manquent d'officiers d'état-major. J'ai l'honneur d'être, etc.

131. A M. JORDAN.

Chrudim, 11 mai 1742.

Cher Jordan, j'ai la tête si étourdie par un chaos d'affaires qui m'est survenu tout à la fois, que je te demande quartier pour le coup. Je suis si occupé, j'ai tant à penser, tant à écrire, tant d'ordres à expédier, qu'il m'est impossible de te parler beaucoup raison. Tout ce que je puis te dire, c'est que nous camperons le 13 de ce mois, que les Autrichiens marchent à nous, et que certainement, s'il n'arrive pas quelque miracle, je ne pourrai revenir à Berlin que vers la fin d'octobre ou le commencement de novembre.

Adieu; je te recommande à la garde de la philosophie et du dieu de la santé.

<227>

132. DE M. JORDAN.

Berlin, 12 mai 1742.



Sire,

J'ai séquestré mon Apollon,
Adieu j'ai dit aux neuf pucelles,
J'ai quitté le sacré vallon,
Pour vous débiter des nouvelles.

V. M. doit avoir reçu deux ou trois de mes lettres remplies de nouvelles de politique, de littérature et de ville. La précédente roulait sur le plaisir; mais, à parler naturellement, ce n'est qu'afin d'en entendre parler V. M.

C'est l'esprit qui nous fait connaître
Ce que plaisirs ont de plus séduisant.
Vous en avez infiniment;
Qui pourrait mieux que vous nous en parler en maître?

On dit ici que Brühl, de la cour de Saxe, est entièrement disgracié, que le prince de Weissenfels en est l'unique cause, qu'il a représenté au Roi que l'armée saxonne manquait de tout.

Oui, le bonheur de Brühl nous est vanté partout,
Car il a tout le bien qu'en ce monde il désire;
Les Saxons cependant n'ont rien, manquent de tout :
Ah! le beau champ pour la satire!

On ajoute que Rutowski a eu le même sort, qu'il a quitté l'armée. Voilà des discours que je ne garantis point, et qu'on débite ici d'un air mystérieux.

Il fait fort mauvais temps à Berlin. Le vent du nord semble avoir pris à tâche de nous faire donner tous au diable, et le soleil est allé je ne sais où; s'il paraît, ce n'est qu'en rechignant. Je soupçonne qu'il paraît dans son beau à Chrudim, parce que V. M. y est, et que le soleil connaît le dévouement que vous avez pour lui.

<228>Le cheval de bronze porte toujours son héros, devant lequel je ne passe guère sans faire un salamalec, car, pour ne rien déguiser à V. M., c'est des princes morts celui que j'honore et que j'estime le plus; s'il y avait des saints parmi les électeurs, je n'en choisirais point d'autre.

On bénit Dieu de ce qu'on ne voit plus de pauvres en ville, et de ce qu'on a su délivrer le public de cette engeance.

La duchesse part dimanche pour les terres du comte de Gotter; tout le monde lui donne sa bénédiction, et lui souhaite un bon voyage. D'Argens est le précurseur; il partit il y a trois jours, en jurant contre les bienséances qui lui font faire cent milles d'Allemagne fort inutilement. Il en appelle toujours à la raison, que les hommes ne connaissent plus. D'Argens ne connaît pas si bien le pays de la raison que V. M. connaît celui de la satire, qui est pour moi un labyrinthe dont je redoute même l'entrée. Tout le monde n'a pas le secret du fil d'Ariane : c'est un présent que les dieux ne font qu'aux princes, quand ils leur accordent la prérogative de l'autorité.

La Knyphausen est fort triste de voir que Keith, auquel elle a promis sa fille aînée, et qu'elle regardait comme le soutien futur de sa famille, est sur le point de partir. Je crois qu'elle cherche à se retirer sur ses terres en Ost-Frise, et qu'elle en demandera la permission. J'avouerai naturellement à V. M. que je plains son sort. Keith ne peut digérer la mortification de rester à Berlin tandis que tout le monde est à l'armée.

Je ne sais si V. M. a reçu tous les livres que j'ai expédiés pour l'armée conformément à ses ordres.

J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.

<229>

133. DU MÊME.

Berlin, 15 mai 1742.



Sire,

J'ai reçu la dernière lettre de Votre Majesté, qui est écrite d'un style politique qui renferme beaucoup de sens sous peu de paroles. Le portrait du politique y est tracé au vrai. J'en entendis hier un avec autant de soumission et de docilité que V. M entendrait le sieur Épicure, s'il revenait au monde pour y prêcher la volupté. Il prétendait que l'Angleterre faisait à V. M. des propositions très-avantageuses; qu'elles tendaient à affermir la possession de la Silésie; qu'on ne voyait point qu'il fût de l'intérêt de la maison de Prusse que la guerre continuât, puisqu'elle possède actuellement au delà même de ce qu'elle prétendait. Tout mauvais politique que je suis, je jurais qu'il n'y avait pas, dans tout ce discours, de bon sens, et qu'il en était des actions des princes à peu près comme des énigmes, dont le sens paraît contradictoire, tant qu'on en ignore le mot.

On croit assez généralement qu'il y a une suspension d'armes sur le tapis. Pour moi, je n'en sais rien du tout. Ce que je sais bien, c'est que tout le monde loue et admire Charlottenbourg, et qu'on est charmé des réparations faites au parc.

J'ai eu l'honneur d'apprendre à V. M. la mort de l'abbé Du Bos. Une particularité nécessaire à cette nouvelle, c'est qu'on a trouvé vingt-cinq mille jetons de l'Académie dans sa chambre, qu'il a su s'approprier.

En voici une assez divertissante. Le père Patau, abbé de Sainte-Geneviève, reçoit un présent de confitures et de fleurs, accompagné d'une lettre arabe, sans qu'on lui dise de quelle part elle vient. L'abbé Fourmont ambitionne l'honneur d'en être lui seul l'interprète; il y travaille pendant quatre jours, feuillette pour cela dictionnaires arabes, turcs et persans. Il trouve enfin fort heureusement que la lettre est<230> écrite par des Turcs de la suite de l'ambassadeur, qui veulent se faire chrétiens. L'abbé Patau en fait grand bruit, en parle à la reine d'Espagne. La Reine fait de grands éclats de rire, et proteste qu'il n'y a pas un mot de tout cela dans la lettre. On s'adresse à M. de Fiennes, qui l'interprète sur-le-champ, et y trouve un compliment à la turque, où Dieu et Mahomet sont invoqués en faveur de l'abbé, et où on lui marque que ces fleurs et ces fruits contenteront le goût et les yeux. Pour couper court, c'est la reine d'Espagne qui avait joué ce tour à l'abbé, en lui faisant écrire une pareille lettre par un petit marchand d'Alep qui vend des bijoux au Palais-Royal.

J'ai l'honneur d'être, etc.

134. A M. JORDAN.

Champ de bataille de Chotusitz, 17 mai 1742.

Cher Jordan, je te dirai gaiement que nous avons bien battu l'ennemi. Nous nous portons tous bien. Le pauvre Rottembourg est blessé à la poitrine et au bras, mais sans danger, à ce que l'on croit.

Adieu; tu seras bien aise, je crois, de la bonne nouvelle que je t'apprends. Mes compliments à Césarion.

<231>

135. AU MÊME.

Camp de Zleby, 20 mai 1742.

Federicus Jordano, salut. Sans doute que vous aurez déjà reçu la lettre où je vous ai appris notre victoire. Aujourd'hui j'ai la satisfaction de vous apprendre qu'elle n'a pas été fort sanglante pour nos troupes, ce qui me la rend d'autant plus agréable, et permet que l'on s'en réjouisse de tout son cœur. Nos avantages sont complets, et la déroute de l'ennemi, que nous avons poursuivi deux jours, est si terrible, la consternation, la douleur et l'abattement si universels, que rien n'en approche.

Personne n'est mort de notre connaissance. Le cher Rottembourg, qui est blessé, en reviendra, et l'on compte tout au plus que nos morts montent à mille ou douze cents hommes; la perte de l'ennemi est taxée entre six et sept mille hommes. La relation qui paraîtra de ce qui a précédé et suivi la bataille est dressée par moi-même,231-a et elle est conforme à la plus sévère vérité.

Je crois que la paix nous viendra dans peu, et que je reviendrai à Berlin plus tôt que vous n'avez osé l'espérer.

Dites à Knobelsdorff qu'il m'arrange mon cher Charlottenbourg, qu'il finisse ma maison d'opéra; et pour vous, faites provision d'une humeur gaie et contente.

Adieu, cher Jordan; tu vois que je ne t'oublie pas, puisque j'ai songé à toi le moment d'après la victoire. Vale.

Mes compliments à Césarion; dites-lui que nos cavaliers ont été autant de Césars.

<232>

136. DE M. JORDAN.

Berlin, 22 mai 1742.



Sire,

Je félicite Votre Majesté de la victoire remportée sur ses ennemis; les Prussiens sont faits pour vaincre, comme les Autrichiens le sont pour être battus. Jamais prince ne fit campagne plus glorieus.

Tirer son bien des mains de l'ennemi,
Deux fois sur lui remporter la victoire,
Et tout cela dans un an et demi,
C'est, ma foi, là le comble de la gloire.

V. M. ne saurait imaginer la joie générale que cela cause à tous ses sujets. Pour moi, quand la nouvelle en est venue, j'ai couru la publier, pour qu'elle se répandît plus tôt; j'ai fait arrêter des personnes dans des voitures pour la leur annoncer, et j'arrêtais les passants pour les engager à participer à ma joie. Je trouvai le Tourbillon dans une joie excessive, qui me décocha, en entrant, ces paroles : Parlez-moi d'un tel roi. Le secrétaire de Bavière, dès qu'il en eut appris la nouvelle, vint courir chez une personne pour en attendre la confirmation. Cette personne, d'un air grave et sérieux, lui dit : Voilà encore une couronne que le roi de Prusse donne à votre maître.

Vous avez l'art de faire un empereur;
Par vos exploits vous savez nous convaincre
Que sous vos lois on parvient au bonheur,
Que vous avez l'art de régner et vaincre.

Que V. M. ne soit point surprise de ce que ma lettre est irrégulièrement composée; la joie s'est emparée de ma raison, et il en est de la joie comme de l'ivresse causée par le vin de Champagne, qui fournit à l'esprit des idées qui amusent. Je crois voir le roi d'Angleterre, qui est mortifié du premier transport de ses troupes, jaloux<233> des succès étonnants de son cher neveu. Les Hollandais ne savent de quel côté se tourner.

On a fait une chanson que l'on chante à Paris, et qui marque bien la légèreté de ce peuple.

Par le conseil de l'Éminence,
En diminuant sa dépense
Louis croit soulager nos maux.
Conseils indécents et profanes!
Ah! Sire, gardez vos chevaux,
Mais défaites-vous de vos ânes.
Que, comme un vrai foudre de guerre,
Broglio soit armé du tonnerre,
On en est surpris, et comment
Radote-t-on sous la calotte?
Non, il ne va précisément
Que pour rechercher sa culotte.
J'ai l'honneur d'être, etc.

137. DU MÊME.

Berlin, 26 mai 1742.



Sire,

On attend ici avec une très-grande impatience l'arrivée d'un second courrier qui nous donne un détail circonstancié de la bataille; l'on est même extrêmement curieux d'apprendre quelle a été l'issue de la poursuite des ennemis. On regarde cette bataille comme décisive, et elle est d'autant plus glorieuse à V. M., que ni la France ni la Saxe n'y ont part. Les seuls Prussiens ont jusqu'ici soutenu avec gloire tout le poids de la guerre, et ils ont conduit les choses au point où elles<234> sont présentement. Si la paix se fait, c'est à V. M. seule que l'Europe en est redevable. Pendant que V. M. gagne des batailles, on chansonne en France, on danse à Moscou, on peste à Londres, et on calcule en Hollande.

Il passe ici tous les jours des comédiens, des musiciens, des artistes, des peintres, qui vont à Moscou. Les artistes vont voir Knobelsdorff.234-a Le fameux Valeriani lui a rendu visite, et a été extrêmement content des dessins qu'il lui a montrés de l'Opéra, etc. Cet Italien convenait que tout y ressentait l'antique et le goût du Palladio.

Voici des vers du jeune Vattel, qui attend la décision de son sort, présentés à Sa Majesté la Reine mère à l'occasion de la dernière bataille.

On dit ici le comte de Rottembourg mort. Je n'en crois rien; je me flatte qu'il se rétablira, puisque V. M. m'a fait l'honneur de me dire que l'on avait espérance qu'il se rétablirait. N'est-il pas fâcheux que les hommages que l'on rend à la gloire soient accompagnés de tant de risques?

J'ai l'honneur d'être, etc.

138. A M. JORDAN.

Camp de Brzezy, (24 ou) 27 mai 1742.

Federicus Jordano, salut. J'ai vu tous les caractères d'une joie sincère dans la lettre que vous m'écrivez; j'y reconnais bien et l'ami, et le philosophe. Nous allons nous mettre à présent en quartiers de cantonnement, et je crois, vu la situation présente et les avantages que les<235> Français viennent de remporter récemment sur le prince Lobkowitz, que cette guerre touche à son dernier période.

Adieu, cher Jordan. Dès que je serai cantonné, je vous écrirai de plus longues lettres, et peut-être pourrai-je, plus tôt que je n'ai osé l'espérer, t'entretenir dans le nouveau Lycée de Charlottenbourg, et t'assurer de vive voix que je t'aime et t'estime de tout mon cœur. Vale.

139. DE M. JORDAN.

Berlin, 27 (ou 29) mai 1742.



Sire,

Un ne parle ici que de la victoire remportée sur les Autrichiens, quoique dans cette joie il y entre un peu d'inquiétude sur ce qu'on n'a pas de nouvelles des suites de cette action glorieuse aux troupes de V. M. Le peuple conte l'histoire suivante. Un jeune homme inconnu, au plus fort du combat, s'est mis à la tête de quelques escadrons, et a combattu avec une valeur qui a tellement surpris V. M., qu'elle lui a fait demander son nom pour le récompenser. Ce jeune homme n'a jamais voulu le dire, et s'est retiré, sans que jusqu'ici on ait pu découvrir qui il était.235-a Voilà une histoire sur laquelle le peuple, qui est toujours superstitieux, fait des commentaires.

<236>Voici une chanson qui, par sa naïveté, divertira V. M. L'auteur n'en veut pas être connu; j'ai eu beaucoup de peine à la lui arracher.

Les deux plus jeunes princes de Würtemberg ont beaucoup diverti leur gouverneur par la joie excessive qu'ils ont témoignée à l'ouïe de la bataille; mais dès qu'ils ont appris que le comte de Rottembourg était blessé, ils se sont mis à pleurer très-amèrement, en déplorant le malheur qu'ils avaient de se voir exposés à la perte de leur meilleur ami.

Le pauvre Keyserlingk est au lit depuis huit jours; c'est un violent accès de goutte qui l'y oblige. Il m'a chargé de le mettre aux pieds de V. M.

Je ne sais si V. M. reçoit toutes les pièces que je lui envoie; elle recevra la semaine prochaine la suite des Travaux d'Hercule, avec une comédie où le portrait du philosophe brouillé est représenté au naturel.

Il y a ici un homme qui a fait un vase de fleurs en haute lisse que tous les connaisseurs admirent. Knobelsdorff et Pesne souhaiteraient bien que V. M. pût le voir; c'est un morceau achevé. L'ouvrier est des Gobelins; la misère ne lui permet pas d'attendre le retour de V. M. Pesne travaille à force aux plafonds de Charlottenbourg.

J'ai, etc.

<237>

140. A M. JORDAN.

Camp de (Brzezy).

Federicus Jordano, salut. Il est arrivé ce que vous avez prévu : nous avons eu une bataille décisive; vous en savez le succès. Les suites en sont que le prince Charles quitte la Bohême, et qu'il va vers Brünn ou vers Wittingau.

Rottembourg se remet de ses blessures, et nos pertes ne sont pas excessives.

Voilà ton ami vainqueur pour la seconde fois dans l'espace de treize mois. Qui aurait dit, il y a quelques années, que ton écolier en philosophie, celui de Cicéron en rhétorique et de Bayle en raison, jouerait un rôle militaire dans le monde? Qui aurait dit que la Providence eût choisi un poëte pour bouleverser le système de l'Europe et changer en entier les combinaisons politiques des rois qui y gouvernent? Il arrive tant d'événements dont il est difficile de rendre raison, que celui-ci peut être hardiment compté de ce nombre. C'est une comète qui traverse cette orbite, et qui, dans sa direction, suit un cours différent de toutes les autres planètes.

J'attends de tes nouvelles avec impatience, mais écris-moi force bâtiments, meubles et danseurs. Cela me récrée et me délasse de mes occupations, qui, pour être toutes importantes, deviennent difficiles et sérieuses. Je lis ce que je puis, et je t'assure que dans ma tente je suis autant philosophe que Sénèque, ou plus encore.

Quand nous verrons-nous sous ces beaux et paisibles hêtres de Remusberg, ou sous les superbes tilleuls de Charlottenbourg? Quand pourrons-nous raisonner à notre aise sur le ridicule des humains et sur le néant de notre condition? J'attends ces heureux moments avec bien de l'impatience, d'autant plus que, pour avoir essayé de tout dans le monde, on en revient pour l'ordinaire au meilleur.

<238>Adieu, cher Jordan; n'oublie point ton ami, et conserve-moi dans ton cœur avec toute la fidélité qu'Oreste devait à Pylade.

141. DE M. JORDAN.



Sire,

On est impatient de voir l'effet que la dernière victoire aura produit. La Gazette de Leyde marquait que cette nouvelle avait causé de la consternation dans l'esprit du peuple anglais. On cherche en Hollande à se persuader que cette bataille n'est point décisive. On dit, avec tout cela, qu'il y a un peu de mésintelligence entre la Hollande et l'Angleterre. On ne comprend point les raisons du cantonnement. Voilà des nouvelles échappées par hasard de la bouche des maîtres politiques, qui souvent sont aussi silencieux que l'étaient autrefois les disciples de Pythagore.

Les réflexions que fait V. M. sur les révolutions qu'un seul homme peut occasionner sont également justes et ingénieuses. Je parlerai franchement à V. M. Ces révolutions ne m'ont pas surpris. Je n'ai pas eu l'honneur de lui faire ma cour pendant quatre semaines, que j'ai été convaincu que V. M. était destinée à faire de grandes choses. Tout le monde était alarmé de voir une guerre au commencement du règne de V. M., parce qu'on ne prévoyait pas que cette carrière serait glorieusement parcourue. V. M. a fait voir à l'Europe ses talents dans l'art militaire et dans la politique. V. M. montrera toujours à son peuple que, si elle sait être le destructeur acharné de ses ennemis, elle sait aussi être le père tendre de ses peuples. V. M. a, par cette guerre, montré qu'on ne l'attaque point impunément, et qu'elle a des troupes redoutables.

<239>Les bâtiments croissent à vue d'œil, le poëte a presque fini son premier opéra, les danseurs sont attendus, les pauvres disparaissent des rues, on file beaucoup à la maison de travail. Le nouveau directeur, sensible au souvenir de V. M., ira soigneusement visiter la maison qui lui est confiée, quoiqu'elle soit, pour son malheur, au bout de la Wilhelmsstrasse.

J'ai l'honneur, etc.

142. A M. JORDAN.

Camp de (Brzezy).

Federicus Jordano, salut. Si je suivais mon inclination, je vous écrirais : Venez, mon cher Jordan, me tenir compagnie, et raisonner avec moi sur l'incertitude de nos connaissances et sur le néant de la vie humaine. Mais comme je suis pour règle de préférer le bien-être de mes amis à ma satisfaction particulière, je vous dirai : Mon cher Jordan, demeurez paisible citadin de Berlin, fréquentez bien Haude, donnez audience aux savants dans votre bibliothèque, achetez des livres à tous les encans, écrivez-moi lorsque vous n'avez rien de mieux à faire. Je suis sûr d'être obéi en vous parlant sur ce ton, au lieu que tout ce que je pourrais dire à un poltron pour l'inviter à venir dans une armée ne serait qu'en pure perte.

Le pauvre Rottembourg n'est point dangereusement blessé, mais il souffre beaucoup de la gravelle. J'espère que dans huit jours cela se dissipera. Je n'ai point encore eu jusqu'à présent assez de tranquillité d'âme pour rimer, car j'ai continuellement affaire, et ce n'ont été jusqu'à présent que des arrangements perpétuels.

<240>Nos pertes de la dernière bataille se montent en tout à mille sept cents hommes, six officiers d'infanterie et quinze de cavalerie, ce qui n'est pas beaucoup pour une bataille aussi décisive que l'a été celle de Chotusitz.

Adieu, ami. Faites donc que ce gros Knobelsdorff me mande comment se portent Charlottenbourg, ma maison d'opéra et mes jardins. Je suis enfant sur ce sujet; ce sont mes poupées, dont je m'amuse.

Vous savez tout ce que je pense sur votre sujet, ainsi il est inutile de le répéter. Vale.

Mes compliments à la bonne Montbail240-a et au Tourbillon, à la petite Tettau240-b aussi.

143. DE M. JORDAN.

Berlin, 2 juin 1742.



Sire,

Toutes les gazettes sont remplies des faits glorieux de l'armée prussienne, qui, dans l'histoire, figurera côte à côte de la légion fulminante, sous l'épithète d'invincible. On dit ici que, nonobstant la défaite de l'armée autrichienne, on a chanté le Te Deum à Vienne. Je ne saurais m'imaginer que cela soit vrai; on n'en dit rien dans les nouvelles publiques. Il y a une feuille qui paraît en Hollande, qu'on nomme le Magasin politique, qui n'a pas l'art de ménager ses expressions. Le Spectateur en Allemagne, qui se fait à Berlin, lui donnera sur les doigts comme il le mérite.

<241>On fait ici des gageures sur l'arrivée du transport des troupes anglaises; il y en a qui prétendent que le premier en est arrivé à Ostende, et d'autres qui disent le contraire. S'il n'est pas fait encore, la victoire de V. M. pourrait bien l'empêcher pour toujours.

On dit ici que le maréchal de Belle-Isle ira à Vienne, après avoir été à Dresde, à Prague et au camp de V. M. Cette démarche fait entrevoir une lueur de paix qui fait plaisir à tout le monde.

Algarotti quitte Dresde, et s'en va en Italie, fort dégoûté de l'Allemagne. Ses amis croient qu'il se jettera dans l'Église.

On dit ici les Français devant Passau. On voudrait voir les troupes de V. M. dans l'inaction pendant le reste de la campagne; c'est une belle qu'il faut ménager et ne pas mettre sur les dents. V. M. a supporté jusqu'ici tout le poids de la guerre; ses alliés n'ont rien fait. C'est à eux, à présent, à payer leur quote-part. Voilà les discours du public politique. Tous les francs-maçons m'ont chargé de demander à V. M. la permission de faire, le jour de la Saint-Jean, une procession avec la musique, comme cela se pratique en Angleterre. J'attends les ordres de V. M. sur ce sujet, pour les leur communiquer.

Césarion continue toujours à tenir le lit. Que l'espérance de voir bientôt ici V. M. est une espérance agréable! Qu'elle a de vertu et d'efficace sur mon esprit!

J'ai l'honneur d'être, etc.

144. A M. JORDAN.

Camp de Kuttenberg, 4 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. Je suis si affairé, que, bien loin d'avoir l'esprit libre, je l'ai plus embarrassé que jamais. Nous avons ici les

<242>deux Belle-Isle et quelques officiers français. Le pauvre Pritzen242-a a payé son tribut à la nature; je le regrette beaucoup, comme un fort brave garçon et une ancienne connaissance. Rottembourg est tout a fait hors de danger. Les victimes de la patrie qui ont en dernier lieu si généreusement combattu se remettent en grande partie; les chirurgiens me donnent très-bonne espérance de leur guérison.

Je ne sais pas trop quand je vous reverrai. A parler franchement, je ne présume point que ce soit avant la fin de la campagne.

Adieu, dive Jordane. Je n'ai l'esprit ni gai, ni épique. Aime-moi toujours, et sois persuadé de mon estime et de mon amitié. Mes compliments à Césarion, au Tourbillon et à l'architecte.

145. AU MÊME.

Camp de Kuttenberg, 5 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. Vous serez sans doute à présent informé des heureuses suites de notre victoire. Les ennemis se sont retirés jusqu'à Budweis, où ils se sont joints avec le prince Lobkowitz. Vous voyez par là que le fait est incontestable, et que rien ne confirme si fort notre supériorité que la fuite de l'ennemi et une retraite de seize milles d'Allemagne.

La relation imprimée de Berlin, qui sans doute court à présent tous les cafés de l'Europe, est sortie de ma plume. J'ai détaillé toute l'action avec exactitude et avec vérité. L'histoire de l'inconnu est une fable en pure perte; un maître de poste y a donné lieu, qui, se trou<243>vant auprès des équipages, crut trouver plus de sûreté en combattant avec les autres qu'en demeurant seul auprès des équipages.243-a

Je plains le pauvre Césarion. Avouez-moi qu'il est bien fait, lui, pour se marier. Il me fait cependant beaucoup de compassion et par le corps, et par l'esprit. Rottembourg se rétablit tout à fait, et nous sommes ici assez tranquilles. Je lis beaucoup lorsque je n'ai pas d'ouvrages plus sérieux à faire; enfin ma tente ressemble infiniment plus à la demeure d'un philosophe que le tonneau ridicule de Diogène ou le bouge indécent de Leibniz.

J'ai reçu les vers que vous m'envoyez. L'Hercule travesti me paraît assez trivial; j'espère que la comédie que vous me promettez vaudra mieux.

Adieu, Jordan Tindalien,
Fidèle ami, bon citoyen,
Mais qui, par prudente sagesse,
Se ménage plus d'un moyen
Pour cacher sa grande faiblesse,
L'attachement pour son espèce,
Dans les antres poudreux du vieux pays latin.

146. DE M. JORDAN.

Berlin, 5 juin 1742.



Sire,

J'ai reçu deux lettres de Votre Majesté en même temps; voilà plus d'honneur et de plaisir que je n'en mérite. Cet avantage me sert de remède; c'est un excellent lénitif pour un homme qui, depuis le mois<244> de novembre, est entre les mains de la Faculté meurtrière. Mon corps est très-cacochyme, et l'esprit qui le sert. Je sens, malgré tout cela, de la joie dans le cœur depuis le gain de la bataille et depuis le moment où l'on a commencé à se flatter que V. M. reviendrait à Berlin. Haude ne bat que d'une aile; Francheville faisait une feuille périodique qui aurait pu devenir fort intéressante, mais il n'est point encouragé, et le censeur le rebute. Ma bibliothèque fait mes délices, parce que, en la feuilletant, je me persuade de plus en plus que tout est frivole dans le monde littéraire. La seule étude salutaire aux hommes est celle qui nous apprend à vivre avec eux, à les connaître, et celle qui contribue à notre conservation et à notre plaisir. Je regarde les autres comme des jouets qui amusent les enfants. Personne n'est plus convaincu de tout cela que V. M., qui a tant philosophé en sa vie.

Le bâtiment de l'Opéra croît à vue d'œil; c'est une observation que tout le monde fait. Les plafonds de Charlottenbourg avancent, et Pesne y travaille avec beaucoup d'assiduité.

On était impatient de voir une relation de la bataille, faite par la cour de Vienne; elle a enfin paru dans les gazettes. On voit, par cette relation, que les Autrichiens avouent qu'ils ont été battus par les redoutables Prussiens en due et bonne forme.

On prétend que le comte de Törring va à Vienne.

Dieu veuille conserver V. M., et que j'aie la consolation de la voir bientôt dans les superbes jardins du riant Charlottenbourg!

J'ai l'honneur d'être, etc.

<245>

147. A M. JORDAN.

Camp de Kuttenberg, 7 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. Nos maudits Français gâtent tout, pendant que je raccommode tout. Voilà deux oisons que l'Empereur et le roi de France avaient choisis avec bien du soin pour commander en Bavière, qui laissent passer à Khevenhüller le Danube en leur présence. Il est impossible de compter toutes les fautes qu'ont faites ces généraux. Qu'en résultera-t-il? Que tout le poids de la guerre tombera sur moi. Belle consolation que de faire des conquêtes pour les autres! Le prince Charles a marché vers la Moldau pour attaquer le maréchal de Broglie, qui se tient à Frauenberg. Belle-Isle est à Dresde, les Saxons sur leurs frontières. Quelle bigarrure! Voici le point critique de cette année. Dans quinze jours, la scène des événements sera plus éclaircie.

Mandez-moi ce que l'on dit de cette bataille, si elle fait grand bruit dans le monde, si le peuple y prend part, si l'on croit que l'armée est en état de battre mes ennemis, si l'on me suppose de l'entendement en fait, de guerre, en un mot, tout ce qui peut être relatif à cette matière.

Écrivez-moi beaucoup au sujet de Charlottenbourg, du parc, de la maison d'opéra, et faites de grandes descriptions, afin de m'entretenir longtemps sur des sujets agréables et divertissants.

Dieu sait quand je pourrai vous entretenir dans ces charmantes retraites, et parler raison hors du tourbillon du monde et des embarras. Je crains fort que ce temps désiré ne soit encore plus éloigné qu'on ne le croit. En attendant, je lis et pense beaucoup. Peut-être me trouverez-vous plus raisonnable que je ne l'ai été; savoir si j'en vaudrai mieux. C'est un latus per se.

Faites mes compliments à cet ami qui a le cœur et le corps ma<246>lades. Dites à Pöllnitz que je ne lui écris point, à cause que j'ai affaire, mais que ses lettres me font plaisir, et qu'il fera bien de m'en écrire souvent.

Je vous conjure de me faire avoir une bonne lorgnette, qui découvre les objets de loin, et à peu près pour votre vue.

Adieu, dive Jordane. N'oublie pas le pauvre Ixion qui tourne comme un forcené à la roue des événements de l'Europe, et sois sûr que je te consacre une amitié égale à ma durée.

148. AU MÊME.

Camp de Kuttenberg, 10 juin 1742.

J'étais né pour les arts; nourrisson des neuf Sœurs,
Tout y conviait ma jeunesse.
Un cœur compatissant, avec de simples mœurs,
M'inspiraient peu de goût pour l'orgueil des grandeurs;
Je n'estimais point la prouesse
D'un héros tyrannique entouré de flatteurs.
Les grâces, la délicatesse,
Les folâtres erreurs d'un cœur plein de tendresse,
Le dieu des doux plaisirs, les charmes séducteurs,
La volupté de toute espèce,
Dans l'île de Cypris me parèrent de fleurs.
De cet état heureux j'ai goûté les douceurs.
Bientôt un coup du sort sur un plus grand théâtre,
Sujet à des revers fameux,
M'a fait monter malgré mes vœux.
Là, d'un air triomphant, altier, opiniâtre,
D'un lustre éblouissant, bouillant et valeureux,
La Gloire, ce fantôme, apparut à mes yeux;
J'encensai ses autels, et ce culte idolâtre,
<247>Brillant dans ses erreurs, non moins que dangereux,
Rendit mes pas audacieux.
Mais la Gloire, bientôt, me traitant en marâtre,
Me rappelant à moi, dans ses plaisirs affreux
Me fit voir les malheurs des humains furieux;
Et ce hideux monstre, qui nage
Dans des torrents de sang répandus par sa rage,
Immole les humains pour illustrer son nom,
Pour humer de l'encens, ou pour ceindre son front.
Que périsse plutôt à jamais ma mémoire!
Non, je n'ai point l'esprit farouche de Néron;
Le sang de mes amis, versé pour ma victoire,
Me pénètre le cœur du plus affreux poison.
Serai-je plus heureux en vivant dans l'histoire?
Un seul siècle écoulé, que dis-je? une saison
Replonge dans l'oubli le plus fameux renom.
Dans ce monde étonnant que contient l'Élysée,
De tous ceux dont la mort trancha la destinée,
Pensez-vous que les morts nouveaux
Auront le pas sur ces héros?
Vous mourez; votre nom, que déchire l'envie,
Même après le trépas ne peut trouver de port
Contre la noire calomnie.
Heureux est le mortel de qui le bon génie
Sait vivre dans l'oubli, satisfait de son sort!
On m'ignorait avant ma vie;
Que l'on m'ignore après ma mort.

Voilà de la morale cadencée et toisée; j'espère que vous en serez content. Je me flatte quelquefois de pouvoir encore passer un bout d'automne à Charlottenbourg, et raisonner avec vous sur le vide et la nullité de toutes les choses de cette vie. J'ai conclu le marché pour le fameux cabinet du cardinal de Polignac; je l'aurai en entier. On l'enverra par Rouen à Hambourg. Ce sera pour Charlottenbourg un ornement de plus, et qui vous amusera autant que votre bibliothèque.

Encouragez Francheville jusqu'à mon retour.

<248>

GAZETTE.

Charles de Lorraine et Lobkowitz se sont joints; ils ont passé la Moldau, et chassent devant eux un troupeau de Français dont Broglie est le berger. Les Prussiens vont marcher à Prague pour remettre les Français dans le bon chemin, ou pour faire la paix.

Adieu, cher Jordan; je ne vous dis rien de l'estime, de l'amitié et de tous les sentiments de votre serviteur.

149. DE M. JORDAN.

Berlin, 12 juin 1742.



Sire,

Je me flattais que nous aurions bientôt l'honneur de voir Votre Majesté jouir tranquillement à Charlottenbourg du fruit de ses travaux militaires; mais la lettre dont il a plu à V. M. de m'honorer semble m'avoir envié le bonheur de cette espérance. On dit que le maréchal de Belle-Isle ne quittera V. M. que pour aller à Vienne. Je voudrais pouvoir me le persuader, ce serait un lénitif toujours bon à prendre; mais ma diable de raison, toujours ennemie de la tranquillité de mon âme, m'objecte que, si le maréchal allait à Vienne, les préliminaires de la paix seraient au moins signés. Je regrette le pauvre Pritzen et tant d'honnêtes gens, victimes volontaires de l'amour de la gloire.

On prétend que les ennemis sont dans le dessein de hasarder une seconde bataille; on assure la chose très-positivement. Quoique je ne les craigne plus, je voudrais bien cependant qu'ils se tinssent en repos.

On dit ici qu'un jeune officier a été tué dans un duel en faveur des beaux yeux de la galante comtesse de Breslau. Cela m'a surpris.<249> La salle de musique sera faite samedi prochain, elle représente le Parnasse et les Muses; dans une quinzaine de jours il y en aura encore deux d'achevées. On ne saurait être plus assidu à son travail que ne l'est Pesne.

La goutte de Césarion est à la main; il me paraît d'ailleurs assez bien depuis huit jours, soit pour la santé, soit pour l'humeur.

La Knyphausen ira, je crois, sur ses terres; elle continue à être malade. Je la plains : ne pas se bien porter, avoir cinq filles à marier, un fils qui fait le vagabond, ne pouvoir pas disposer d'un homme dont on voudrait faire son gendre, il y a dans tout cela de quoi se chagriner.

J'ai reçu des bijoux de la part de V. M. pour les vendre; ils ont été expédiés le 23 de mai, et ne sont arrivés ici que le 12. J'en rends raison à Fredersdorf pour ne pas importuner V. M. Les francs-maçons attendent avec impatience la permission de V. M., et d'Argens l'exemption des droits d'accise pour ses effets.

J'ai l'honneur d'être, etc.

150. A M. JORDAN.

Camp de Kuttenberg, 13 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. A la fin, je vous apprends cette nouvelle tant attendue, tant désirée, le but de la guerre, cette grande nouvelle, en un mot, la conclusion d'une bonne et avantageuse paix. .. .....................................................................

Je vous laisse du temps pour respirer. Je conçois qu'une nouvelle si peu attendue et si agréable ne laissera pas que de vous réjouir<250> beaucoup. Cependant, que votre joie ne vous rende pas indiscret; je vous défends de parler de ceci jusqu'au temps où la nouvelle en sera publique.

J'ai fait ce que j'ai cru devoir à la gloire de ma nation; je fais à présent ce que je dois à son bonheur. Le sang de mes troupes m'est précieux, j'arrête tous les canaux d'une plus grande effusion, qu'une guerre faite par des barbares n'aurait pas laissé d'entraîner après soi, et je vais me livrer de nouveau à la volupté du corps et à la philosophie de l'esprit. Je serai environ le 15 ou le 20 de juillet à Berlin. Portez-vous bien vers ce temps-là, et faites provision de tout ce que votre esprit peut imaginer de plus divertissant et de plus agréable; en un mot, que je retrouve en vous la sagesse de Platon, l'éloquence de Cicéron, l'esprit serviable d'Atticus et le support d'Épicure.

Adieu, très-pacifique Jordan; ton ami le fier-à-bras te saluera bientôt sous l'appareil modeste et simple d'un philosophe.

151. AU MÊME.

Camp de Kuttenberg, 15 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. Enfin, voilà la paix venue, cette paix après laquelle vous avez tant soupiré, pour laquelle tant de sang a été répandu, et dont toute l'Europe commençait à désespérer. Je ne sais ce que l'on dira de moi; je m'attends, à la vérité, à quelques traits de satire et à ces propos ordinaires, ces lieux communs que les sots et les ignorants, en un mot, les gens qui ne pensent point, répètent sans cesse après les autres. Mais je m'embarrasse peu du jargon insensé du public, et j'en appelle à tous les docteurs de la jurisprudence<251> et de la morale politique, si, après avoir fait humainement ce qui dépend de moi pour remplir mes engagements, je suis obligé de ne m'en point départir, lorsque je vois, d'un côté, un allié qui n'agit point, de l'autre, un allié qui agit mal, et que, pour surcroît, j'ai l'appréhension, au premier mauvais succès, d'être abandonné, moyennant une paix fourrée, par celui de mes alliés qui est le plus fort et le plus puissant.

Je demande si, dans un cas où je prévois la ruine de mon armée, l'épuisement de mes trésors, la perte de mes conquêtes, le dépeuplement de l'État, le malheur de mes peuples, et, en un mot, toutes les mauvaises fortunes auxquelles exposent le hasard des armes et la duplicité des politiques; je demande si, dans un cas semblable, un souverain n'a pas raison de se garantir par une sage retraite d'un naufrage certain ou d'un péril évident.

Nous demandez-vous de la gloire? Mes troupes en ont suffisamment acquis. Nous demandez-vous des avantages? Les conquêtes en font foi. Désirez-vous que les troupes s'aguerrissent? J'en appelle au témoignage de nos ennemis, qui est irrévocable. En un mot, rien ne surpasse cette armée en valeur, en force, en patience dans le travail et dans toutes les parties qui constituent des troupes invincibles.

Si l'on trouve de la prudence à un joueur qui, après avoir gagné un sept-leva, quitte la partie, combien plus ne doit-on point approuver un guerrier qui sait se mettre à l'abri des caprices de la fortune après une suite triomphante de prospérités!

Ce ne sera pas vous qui me condamnerez, mais ce seront ces stoïciens dont le tempérament sec et la cervelle brûlée inclinent à la morale rigide. Je leur réponds qu'ils feront bien de suivre leurs maximes, mais que le pays des romans est plus fait pour cette pratique sévère que le continent que nous habitons, et que, après tout, un particulier a de tout autres raisons pour être honnête homme qu'un souverain. Chez un particulier, il ne s'agit que de l'avantage<252> de son individu; il le doit constamment sacrifier au bien de la société. Ainsi l'observation rigide de la morale lui devient un devoir, la règle étant : Il vaut mieux qu'un homme souffre que si tout le peuple périssait. Chez un souverain, l'avantage d'une grande nation fait son objet, c'est son devoir de le procurer; pour y parvenir, il doit se sacrifier lui-même, à plus forte raison ses engagements, lorsqu'ils commencent à devenir contraires au bien-être de ses peuples.

Voilà ce que j'avais à vous dire, et dont vous pourrez faire usage en temps et lieu dans les compagnies et les conversations, sans faire remarquer que la paix est faite.

Pressez Knobelsdorff d'achever Charlottenbourg, car je compte y passer une bonne partie de mon temps.

Adieu, cher Jordan; ne doutez point de toute la tendre amitié que j'ai eue, que j'ai, et que j'aurai pour vous jusqu'au dernier soupir de ma vie.

152. DE M. JORDAN.

Berlin, 16 juin 1742.



Sire,

J'ai vu par la lettre de Votre Majesté qu'elle n'est point du tout contente des Français. Ils viennent de faire une bévue bien grande à l'égard du corps de Khevenhüller; les gazettes de Leipzig disent même qu'ils ont été battus par les Autrichiens. V. M. m'ordonne de lui dire ce que pense le public sur les affaires présentes. Comme je ne sais qu'obéir, je parlerai sur ce sujet avec toute la franchise dont mon âme est capable, et je rapporterai scrupuleusement les différents ouï-dire.

<253>V. M. peut déjà être assurée d'une chose, c'est qu'en général les Français ne sont point aimés. On voit avec peine qu'ils soient dans le cœur de l'Allemagne pour y porter le désordre et pour y pêcher ensuite en eau trouble. On n'a pas vu avec plaisir que V. M. se soit alliée à la France, qui, à ce que l'on prétend, voudrait voir la puissance de V. M. affaiblie. On le présume, parce qu'ils n'ont envoyé que de fort mauvaises troupes en Allemagne, qu'ils n'ont encore rien fait en faveur de leurs alliés depuis le commencement de la guerre, que tout le poids en a été sur V. M. seule. Avec tout cela, bien des gens croient que V. M. dupera le cardinal, qu'il n'est pas encore où il croit en être. Les plus raffinés politiques disent que V. M. pourrait tirer plus d'avantages de l'alliance avec la Hollande et l'Angleterre, qui accorderaient tout ce qu'il plairait à V. M. pour la faire entrer dans leur parti. On compare V. M. à une belle que tout le monde recherche, et qui est en droit de vendre ses faveurs à un fort haut prix. Voilà, foi d'homme d'honneur, la quintessence de ce que j'entends dire depuis fort longtemps. J'ai toujours répondu par les paroles de la Sévigné : « On ne peut juger des événements, à moins qu'on ne connaisse le dessous des cartes. »

La dernière victoire fait encore beaucoup d'honneur à V. M. Toutes les relations vantent l'intrépidité qu'elle y a fait paraître; on est surpris des talents de V. M. dans l'art militaire. Le peuple a témoigné beaucoup de joie à l'ouïe de cette victoire, et, s'il y a une raison qui l'engage à souhaiter que V. M. revienne, c'est afin de ne la plus voir exposée aux risques de la guerre.

Voici des lorgnettes de toutes les façons; V. M. aura la bonté de choisir celle qu'elle croit lui pouvoir convenir, et de me renvoyer les autres. J'ai eu de la peine à les trouver.

Le tapissier dont j'ai eu l'honneur de parler à V. M., qui a fait ce beau vase de fleurs en haute lisse, attend la décision de son sort.

Dieu veuille conserver la santé de V. M. et la ramener bientôt au<254> milieu de nous! Si je croyais aux messes, je vendrais jusqu'à mes livres pour en faire dire, et je ne bougerais des autels. J'ai l'honneur d'être, etc.

153. A M. JORDAN.

Camp de Kuttenberg, 18 juin 1742.

Les palmes de la paix254-a font cesser les alarmes,
Au tranquille olivier nous suspendons nos armes.
Déjà l'on n'entend plus le sanguinaire son
Du tambour redoutable et du tonnant clairon;
Et ces champs que la Gloire, en exerçant sa rage,
Souillait de sang humain, de morts et de carnage,
Cultivés avec soin, fourniront en trois mois
L'heureuse et l'abondante image
D'un pays régi sous des lois.
Ces vaillants guerriers que l'intérêt des maîtres
Ou rendait ennemis, ou tels faisait paraître,
De la douce amitié resserrant les liens,
Se prêtent des secours et partagent leurs biens.
La Mort l'apprend, frémit, et ce monstre barbare,
De la Discorde en vain secouant les flambeaux.
Se replonge dans le Tartare,
Attendant des crimes nouveaux.
O Paix! heureuse Paix! répare sur la terre
Tous les maux que lui fit la destructive guerre;
Et que ton front paré de renaissantes fleurs,
Jusqu'à jamais serein, prodigue tes faveurs!
Mais, quel que soit l'espoir sur lequel tu te fonde,
<255>Je le dis sans détour, et tu n'auras rien fait,
Si tu ne peux bannir deux monstres de ce monde.
L'Ambition et l'Intérêt.255-a

Ma muse, qui s'emporte quelquefois, vient de produire ces stances; l'imagination se réchauffe encore de temps en temps chez moi, lorsque les affaires dont je suis souvent surchargé le permettent. Ce sera à Charlottenbourg que je compte retrouver mon Apollon, quoique les soins et l'âge en doivent diminuer le feu. Si je vois qu'il me refuse totalement, je me jetterai dans l'éloquence et la morale. Nous passerons des jours heureux, du moins raisonnables, car nous raisonnerons beaucoup.

Là, sous le studieux ombrage
De ces tilleuls verts et fleuris,
Nous rirons du frivole ouvrage
Des mortels par des riens épris,
Et des catins et des Fleurys,
Et des fous qui se jugent sages,
Et font de pompeux étalages
De leurs puérils écrits.
Que nous rirons de ces maris
De qui le bruyant cocuage
Fait la fable du voisinage,
Et n'est ignoré que par eux,
Et des autres qui, plus heureux,
Se sont fait ce maquerellage!
Nous passerons devant nos yeux
La bigarrure de ce monde,
Les projets sur quoi l'on se fonde.
Et les vains objets de nos vœux,
Enfin, cette erreur si commune
Aux souverains, aux conquérants,
La gloire, objet de leur encens,
De leurs malheurs, de leur fortune.
<256>Hélas! de cette illusion
Mon cœur a trop senti les charmes.
J'ai fait renaître d'Ilion
L'illustre conspiration
De tant de rois ligués pour former les alarmes.
Hélas! qu'il m'en coûta de larmes!
Mais à présent que la raison
De mes mains fait tomber les armes.
Ainsi qu'un frénétique à peine revenu
D'un long et véhément délire,
De mes revers tout confondu,
Et retournant à la vertu,
Je me repose et je respire.

Adieu, cher Jordan; je suis de tous vos admirateurs le moins flatteur, et de tous vos amis le plus sincère.

154. DE M. JORDAN.

Berlin, 19 juin 1742.



Sire,

J'avouerai à Votre Majesté que, depuis samedi dernier, mon corps a subi une agréable métamorphose.

Je n'ai, Sire, plus de douleur,
Je réfléchis couleur de rose,
Mon âme est exempte de peur :
Ah! l'heureuse métamorphose!

La paix faite, le cabinet du cardinal de Polignac acheté, sont des événements contre lesquels la mauvaise humeur la plus anglaise ne saurait tenir.

<257>Le peuple débite que le ministre de Podewils est allé à Vienne; je ne sais sur quel fondement cette fausse nouvelle s'est répandue. Une chose sais-je bien, et qui me comble de joie, c'est que V. M. finit bien glorieusement une carrière qu'elle avait glorieusement commencée. Le beau morceau d'histoire que celui de la conquête de la Silésie!

Voici une lettre qu'un inconnu a écrite au Tourbillon; elle donnerait tout au monde pour en savoir l'auteur. Je lui en ai demandé copie; elle a eu la bonté de me l'envoyer. J'ai cru devoir la communiquer à V. M., qui aura bien la bonté de n'en point parler. J'y joins plusieurs autres pièces qui pourront amuser V. M.

Mes occupations présentes ne m'ont pas laissé le temps de répondre aux beaux vers de V. M.; je puis lui assurer qu'elles se multiplient tous les jours.

Tantôt il faut placer un professeur,
Puis ordonner qu'aucun gueux dans la rue.
Que cependant faim ou soif exténue,
N'aille troubler le bourgeois promeneur.
Il faut signer les ordres salutaires,
Frais émanés du grand conseil français.
Quand on a tant de troubles à la fois,
On peut gémir sous le poids des affaires.
Bientôt il faut arpenter long chemin
Sur mes deux pieds, voiture apostolique,
Pour visiter les pauvres qu'au matin
On a tirés d'une place publique.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<258>

155. A M. JORDAN.

Camp de Kuttenberg, 20 juin 1742.

Tirez-vous des barbares mains
De vos maladroits médecins,
Et laissez au vulgaire ignare
Boire le poison que prépare
La Faculté des assassins.
Auriez-vous foi à des pilules,
Vous que, parmi les incrédules,
Nous comptons pour un des plus fins?
Telle est la raison des humains,
Incertaine et contradictoire,
Par des effets fort clandestins
Vous plaçant, dans un consistoire,
En rang d'oignon parmi les saints,
Et le soir, dans un réfectoire,
Chez des diables et des lutins.
Ainsi raisonnent les robins :
Cette erreur paraît bonne à croire;
Mais celle-ci, c'est autre histoire,
J'en ris avec les libertins.

J'espère qu'avec toute votre sagesse vous reviendrez une bonne fois de l'erreur des médecins. Croyez-moi, ils n'entendent rien ou presque rien au métier qu'ils font de nous guérir; j'aimerais autant entretenir un joueur de gobelets pour m'enseigner la philosophie qu'un médecin pour me rendre la santé. Je suis bien aise que celle de Césarion se remette. Je me flatte de vous revoir bientôt tous ensemble. Tout part d'ici journellement pour retourner chez soi.

Adieu, cher Jordan; n'oubliez pas vos amis, et aimez-moi toujours.

<259>

156. DE M. JORDAN.

Berlin, 23 juin 1742.



Sire,

On ne parle ici depuis quelques jours que de la paix; je ne sais d'où ce bruit s'est répandu. On dit que V. M. a donné des ordres qui la supposent infailliblement; que les gardes vont à Ruppin; qu'on a pris des arrangements nécessaires pour les régiments qui reviennent de l'armée. On nomme même ceux qui seront à Berlin en garnison. On dit que V. M. arrive le 25 à Breslau; enfin une infinité de choses semblables.

La dernière lettre dont il a plu à V. M. de m'honorer mérite d'être gravée sur l'airain. C'est la lettre la plus sensée qu'on puisse écrire; elle figurerait placée dans Jules César et Cicéron; j'en suis enthousiasmé. La démarche de V. M. porte avec soi sa justification; il en est des alliances comme des contrats, ils ne valent qu'autant que les parties contractantes en remplissent les conditions réciproquement. Le bon sens, le droit naturel, sont et seront les apologistes de cette conduite, qu'a tenue autrefois le Grand Électeur à l'égard de la France. D'ailleurs, les moralistes ne conviennent-ils pas généralement qu'on est autorisé à faire un petit mal pour en éviter un plus grand? Je défie les casuistes les plus rigides de pouvoir répondre d'une manière sensée aux raisons que V. M. allègue dans sa lettre.

Quand je considère en gros les différents événements arrivés depuis la mort de l'Empereur, ils me paraissent tous concourir à la gloire de V. M. Le roi de Prusse, qu'on ne croit occupé que de ses plaisirs et de la lecture, commence le premier à faire tête à une puissance redoutable, dans un temps où l'on devait s'y attendre le moins. L'Europe est frappée de la témérité de cette entreprise; la bataille de Mollwitz, des villes rendues, en font entrevoir la réussite. Il n'est aucune puissance qui ne travaille à mettre dans son parti le jeune<260> vainqueur de la Silésie. La France réussit à le gagner, et se croit à l'abri de tout sous les auspices heureux de cette alliance. L'électeur de Bavière est placé sur le trône impérial, et obtient la couronne de Bohême par la valeur des troupes prussiennes et par la négociation de la France. Les Autrichiens semblent, par un coup heureux, mais imprévu, de la Providence, se relever de leur chute. Le roi de Prusse, jaloux de cette espèce de gloire, les remet, par une victoire nouvelle, dans l'état d'abaissement. Ses conquêtes, que le temps multipliait, ses succès heureux, demandaient, pour être affermis et confirmés, d'abandonner des alliés dont les démarches sourdes indiquaient des desseins peu favorables à la gloire de la maison de Prusse; on abandonne incontinent ces alliés, sans craindre leur puissance, qu'on affaiblit par là, et dont on dérange tout d'un coup les desseins. Ce tableau, que mon imagination peint mieux que ma plume, se présente toujours à mon esprit; je ne puis le perdre de vue.

Harper260-a a été invité par l'impératrice de Russie à venir à Moscou; Chétardie lui a écrit sur ce sujet une lettre que j'ai vue. Knobelsdorff l'a détourné de ce dessein.

Le maître des ballets260-b est arrivé avec la danseuse Roland et quelques autres. On travaille à force à Charlottenbourg, où je fus dernièrement. J'y trouvai des architectes qui venaient de Dresde pour s'y former le goût. Cela flattait ma vanité, je ne sais pourquoi.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<261>

157. A M. JORDAN.

Kuttenberg, 23 juin 1742.

Federicus Jordario, salut. Hier la paix fut publiée au son des timbales et des trompettes. J'espère que cette nouvelle ne vous fera pas moins de plaisir que la première que je vous annonçai. Mandez-moi, avec toutes les circonstances, ce qu'en dit le public, et ne me cachez rien du tableau.

Je pars après-demain d'ici pour Kolin; de là nous marchons à Chlumetz, et de Chlumetz je prends la poste pour Glatz, où j'arriverai le 28. Je m'y arrêterai le temps qu'il faudra pour régler les affaires militaires qui regardent les fortifications, et les affaires civiles qui regardent l'économie et la justice. De là je pars pour Neisse, où je réglerai de même ce qui regarde les réparations de cette fortification, et ce qui est du ressort des arrangements nouveaux que je suis obligé de faire en Haute-Silésie. De là je pars pour Brieg, faisant toujours fortifier. J'arrive à Breslau le 4 de juillet, et j'y resterai jusqu'au 9, où j'irai à Glogau, encore pour fortifier. J'en partirai le 11 pour Francfort, et le 12, à midi, votre très-humble serviteur aura l'honneur de vous assurer de ses devoirs. Vous et Pöllnitz partirez encore l'après-midi pour Charlottenbourg; Césarion de même, si sa santé et l'amour le lui permettent. Voilà mon itinéraire et l'histoire de ce qui se fera du 23 de juin jusqu'au 12 juillet inclusivement.

Je vous rends grâce des yeux que vous m'envoyez; c'en sont de véritables pour un aveugle comme moi.

Adieu, cher Jordan; la tête me tourne des affaires que j'ai expédiées aujourd'hui.

Mes compliments à Pöllnitz. Ne m'oublie pas, cher Jordan, et dis<262> au Tourbillon que son mari nous a assigné un champ de bataille où il est impossible de combattre, faute de terrain.

158. AU MÊME.

Camp de Kuttenberg, où je ne resterai pas longtemps,
24 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. Enfin, nous voici au moment de notre départ, et près d'évacuer cette Bohême où nos officiers ont recruté leurs bourses et leurs compagnies, où nous avons battu les Autrichiens, et dont nous les aurions chassés, si je n'avais préféré la conservation du sang prussien à la vaine gloire d'accabler une femme malheureuse et un pays ruiné. C'est sous ces auspices que je rentre dans mon pays, où rien n'interrompra l'ordre de la paix et de la tranquillité publique que la violence et l'audace de mes voisins. Je suis sensible à l'approbation que vous donnez à ma conduite, et j'espère que le vulgaire léger, volage, inconsidéré, commencera du moins à prendre quelque confiance en moi, et ne me croira point aussi insensé que l'on m'accusait de l'être au commencement de la guerre.

Ce n'est point par huit jours d'ouvrage que l'on peut juger de la capacité d'un homme, et principalement dans les affaires. Le public n'en connaît point les ressorts; il se fait des idées grossières des choses; de fausses préventions l'offusquent; il ajoutera foi à des bruits de ville sans fondement, et, sur des notions aussi frivoles, il se fera un système qu'il trouvera très-mauvais que le gouvernement ne suive point. Mais si l'on comparait les fausses démarches que ferait un politique qui suivrait aveuglément les conseils du public, avec les tours<263> différents que prennent ceux qui sont chargés des affaires, on verrait bientôt les lourdes fautes que les uns auraient fait commettre, et que la conduite des autres est un système raisonné et suivi. Mais comme la plupart des gens ne sont point raisonnables, il est impossible qu'ils entrent dans des sentiments qui demandent du bon sens; il est par là même impossible qu'ils jugent bien de la conduite de ceux dont ils ne connaissent ni les projets ni les moyens.

Il est fâcheux que les actions des hommes d'État soient soumises à la critique de tant de juges aussi peu capables que le sont ces gens décisifs que la fainéantise et l'esprit de médisance rendent politiques; mais ce ne sont que les moindres désagréments qu'ont à essuyer ceux qui, comme moi, sont dévoués au service de l'État. Vous avez bien à vous plaindre du soin que vous donnent vingt gueux sur lesquels vous avez inspection! J'en ai des millions à conduire et à nourrir, et je ne m'en plains point. Mais vous êtes paresseux, et vous ne vous êtes aperçu qu'à présent que les affaires du Parnasse sont plus faciles à terminer que celles qui regardent la société.

Je crois que les vers du Poméranien à la Morrien sont de Manteuffel. Je ne sais pas trop ce qu'ils veulent dire, mais j'ai admiré le tour de l'épisode qui se trouve au bas de la lettre; je crois même que madame Morrien a composé elle-même ces vers pour servir de véhicule à des choses qu'elle était bien aise que j'apprisse. Les vers sur l'âne sont misérables, ceux au comte Podewils sont ordinaires, mais ceux du faune sont jolis. J'ai reçu de Gresset une Épître charmante, dont je vous régalerai à mon retour.

Il fallait la paix en Bohême,
De Polignac le cabinet.
Pour changer votre face blême
Et votre chagrin de carême
En air ouvert et satisfait.
Jordan, votre joie est extrême :
<264>Mais je vous plains de tout mon cœur
De rechercher votre bonheur
En tout autre lieu qu'en vous-même.

Je n'ose en dire davantage après ce trait de morale. Recevez, en attendant, mes protestations de la sincère estime et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc., etc., etc.

159. AU MÊME.

Glatz, 28 juin 1742.

Federicus Jordano, salut. Écoute, l'ami Jordan, j'ai trop à faire ici, fortification, justice, économie, militaire, pour l'écrire beaucoup; mais je te parlerai davantage à Berlin.

Adieu. Tes vers allemands sont de l'hébreu pour moi.

160. DE M. JORDAN.

Berlin, 30 juin 1742.



Sire,

Votre Majesté traite bien mal les médecins. Il est sûr qu'ils vont souvent à tâtons dans tout ce qu'ils font; le pays dans lequel ils marchent est un pays de ténèbres et d'obscurité; la nature leur est peu connue. Il en est cependant qui, par leur habileté, savent prévenir les dangers. Rien de plus utile dans un pays qu'un bon chirurgien. Si j'étais prince, je voudrais avoir à cet égard ce qu'il y a de meilleur en Europe.

<265>J'ai eu l'honneur d'entretenir V. M. des discours que tient le public sur la grande et intéressante nouvelle de la paix. V. M. peut être assurée d'une chose, c'est que généralement tout le monde en est pénétré de joie. On est en particulier charmé de voir le cardinal éloigné de ses vues, et ses desseins échoués. Il n'y a sur ce sujet qu'une seule voix.

On doit publier ici la paix ce matin; je me prépare à assistera cette cérémonie. J'aurai la consolation d'être le témoin de la joie qu'en ressent le peuple.

Le Tourbillon ne peut comprendre quel est ce terrain assigné par son époux, où il est impossible de combattre. Cette énigme, à coup sûr ingénieuse, est pour nous indéchiffrable.

V. M. fait de bien belles réflexions sur l'esprit léger et inconsidéré du peuple. Sa légèreté peut cependant être fixée, V. M. en a l'art. Il est de certains coups de théâtre qui savent fixer l'esprit par le secours de l'admiration. Les succès heureux de la campagne charmaient le peuple; mais, comme ces succès semblaient éloigner le moment désiré de la paix, on se livrait à la crainte. Ce moment est arrivé dans le temps qu'on y pensait le moins, et V. M. l'a fait naître par des moyens qu'on n'avait pas lieu de prévoir. C'est là le coup de théâtre qui frappe.

V. M. me fait tort, si elle me croit capable de me plaindre de l'occupation que me donne la direction de la maison de travail. Je n'ai qu'un but dans ce monde, auquel je suis toujours prêt à tout sacrifier : c'est de montrer mon parfait dévouement au service de V. M., et de me rendre utile à ma patrie, si l'on m'en croit capable. Mon esprit, indéterminé quelquefois, ne varie point sur ce sujet.

J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.

<266>

161. A M. JORDAN.

Neisse, 1er juillet 1742.

Federicus Jordano, salut. Votre lettre m'a beaucoup diverti par rapport aux propos du public. Je ne connais point le Magasin dont vous me parlez, et personne ne l'a même ici. Les vers de Francheville sont traînants et ennuyeux. La pointe du conte n'est pas assez aiguisée; en un mot, il ne fait point rire, c'est pourquoi je le condamne. Vous voyez, par les lieux d'où je date mes lettres, comme je m'approche tout doucement de chez vous, et comme les événements se succèdent.

Je fais travailler ici à de grands ouvrages; cet endroit doit devenir la barrière de l'État et la sûreté de mes nouvelles conquêtes. Je dirige d'ici les nouveaux arrangements de la province; je règle les affaires de droit, et j'arrange les économiques, peut-être aussi dérangées que les premières.

Enfin, je compte toujours être à Berlin le 12 de ce mois, et vous y assurer verbalement de tout le galimatias de tendresses et protestations que l'on fait à ses amis lorsqu'on ne les a vus de longtemps. Vale.

162. AU MÊME.

Breslau, 5 juillet 1742.

Federicus Jordano, salut. Voici la dernière lettre que je vous écrirai de ce voyage. J'ai rempli ma tâche en entier, j'ai fini toutes mes affaires, et je reviens dans ma patrie avec la consolation de n'avoir aucun reproche à me faire envers elle.

<267>Vous me trouverez plus philosophe que je ne l'ai jamais été, et plus encore praticien que spéculatif. J'ai eu beaucoup à faire depuis que je ne vous ai vu; aussi suis-je si étourdi de tout cet ouvrage, que je rendrai grâce à Dieu d'en être délivré. Il y a de quoi faire tourner la cervelle à un honnête homme. Préparez-vous à bien philosopher avec moi dans les belles allées de Charlottenbourg.

Adieu, cher Jordan : le 12, je vous en dirai davantage.

163. DE M. JORDAN.

Berlin, 8 septembre 1742.



Sire,

D'Argens et moi avons entendu déclamer à Francheville le premier chant et une partie du second sur la Guerre de Silésie. Je puis assurer à V. M. qu'il y a plusieurs endroits dont Voltaire même tirerait vanité. Ce qui nous divertit, c'est l'enthousiasme avec lequel il les récite : cela m'engage à faire ces quatre vers.

L'autre jour, j'entendis Damon
Déclamer ses beaux vers d'une façon étrange.
S'il fait, dis-je, des vers comme en ferait un ange,
Il les récite en vrai démon.

On se dit à l'oreille qu'il y a des régiments qui ont reçu ordre de marcher. Je ne saurais me l'imaginer. Peut-être est-ce uniquement parce que je suis partisan de la paix? Qui ne le serait pas?

J'aurai l'honneur de faire ma cour à V. M. à Potsdam, suivant l'ordre qu'elle m'a fait la grâce de me donner. Je m'en fais un plaisir d'avance, puisqu'on assure que les eaux d'Aix et les bains ont produit sur la précieuse santé de V. M. des effets merveilleux.

<268>Tous les ministres étrangers ont été, il y a deux jours, voir la maison royale d'Oranienbourg. Le lord Hyndford, à ce qu'on m'a dit, n'a pu assez admirer la beauté de la situation du château, et le malheur de la destruction du jardin l'a affligé. Les spéculatifs font de grands raisonnements sur l'union qui semble régner entre les ministres des différentes cours respectives.

On a gravé à Paris le dernier portrait que Pesne a fait de V. M.; je n'y ai pu découvrir que peu de ressemblance. Il y a au-dessous ces quatre vers, faits par le chevalier de Neuville :

S'il fut par sa naissance au trône destiné,
Les droits de ses vertus sont-ils moins légitimes?
Héros dans ses actions, héros dans ses maximes.
Il est roi philosophe et soldat couronné.

J'ai l'honneur d'être, etc.

164. A M. JORDAN.

Breslau, 21 septembre 1742.

Federicus Jordano, salut. J'ai reçu et lu le premier chant du poëme silésien, trop mauvais pour que j'en parle, et d'une louange trop effrontée pour que je permette qu'on l'imprime.268-a Je souhaite que l'opéra268-b réussisse mieux; du moins le poëte a-t-il été instruit de l'idée que j'ai sur ce sujet.

<269>J'ai trouvé beaucoup d'affaires qui pourront prolonger mon séjour ici de quelques jours. Je fais à présent quelques vers; mais je suis encore trop répandu pour en faire de bons.

Les bustes du cardinal de Polignac269-a arriveront bientôt à Berlin, et les chanteurs de même. Je me réjouis de l'un et de l'autre, mais plus encore de revoir mon cher Jordan de bonne humeur et plein de ce contentement d'esprit qui va si bien à tout le monde, et principalement aux philosophes. Vale.

165. AU MÊME.

Breslau, 27 septembre.

Federicus Jordano, salut. J'ai reçu la lettre que l'érudit, le charitable, le théologique, l'impeccable, le politique Jordan m'a écrite, et je me suis fort diverti des on dit, où, pour l'ordinaire, l'oisiveté ou la malignité du public fait que je trouve ma part. J'aurai achevé dans peu de temps ma tournée silésienne, où je n'ai pas laissé que de trouver une occupation infinie. J'ai dépêché plus d'affaires en huit jours que les commissions de la maison d'Autriche n'en ont terminé en huit années, et j'ai réussi presque généralement en tout. Ma tête ne contient à présent que des calculs et des nombres; je la viderai de tout cela à mon retour, pour y faire entrer des matières plus choisies.

J'ai fait des vers que j'ai perdus, j'ai commencé à lire un livre que l'on a brûlé, j'ai joué sur un clavecin qui s'est cassé, et j'ai monté un cheval qui est devenu estropié. Il ne me manque plus, pour m'ache<270>ver de peindre, que de vous voir payer d'ingratitude l'amitié que j'ai pour vous. Vale.

166. AU MÊME.

Au fier Jordan qui se rebèque
Quand il doit quitter pour un temps
L'appât de sa bibliothèque
Pour d'autres plaisirs moins piquants.
On dirait qu'il part pour la Mecque
Quand de ses savants errements
Il s'éloigne de quelques milles;
Car hors Berlin point d'agréments,
Et dans ces petits nids de villes
Il ne vit que des imbéciles,
Comme moi, votre serviteur,
Et bien d'autres de ma valeur.
Cet appât ne peut faire mordre
La crême, la perle, la fleur
Des savantas du premier ordre
Pour nous honorer de l'honneur
De sa présence tant aimable.
S'il le fait, c'est à contre-cœur,
Et se vouant cent fois au diable.

Envoie-moi, s'il te plaît, Mahomet, que je n'ai ni vu, ni ouï. Tu as raison de croire que je travaille beaucoup; je le fais pour vivre, car rien ne ressemble tant à la mort que l'oisiveté.270-a

Je suis le très-humble serviteur des ...., des Césars,270-b du chevalier<271> Bernin,271-a de M. des Éguilles,271-b et du propriétaire de ces pièces; ainsi, que l'on ne compte pas sur moi pour les vendre. Fais mes plaisanteries au satyre boiteux,271-c mes regrets à Brandt, mes compliments à madame de Katsch,271-d et mes amours à Finette.271-e Au moins, fripon, ne fais pas trop bien le dernier article, car tu sais qu'en cela peu de gens te ressemblent. Adieu.

167. AU MÊME.

Potsdam. 5 mai 1743.

Je croyais, Jordan, qu'en prophète
Vous m'annonceriez la comète
Homicide de l'univers,
Cette sanguinaire planète
Qui nous enverrait aux enfers.
Mais, au lieu de telles nouvelles.
Vous faites des contes divers,
Que le papillon sur ses ailes
Vous a rassemblés dans les airs.
Tout cela n'a rien qui nous presse;
Hélas! qu'est-ce qui m'intéresse
Au prix de ces plus grands objets.
Si cette comète traîtresse
Abîme nos plus beaux projets?

<272>Tâchez de dissuader Pesne272-a de son émigration. C'est un fou qui va être payé, et qui, après avoir habité trente années à Berlin, n'a pu encore se corriger de l'inconstance et de la légèreté de sa nation.

J'ai pris aujourd'hui de la rhubarbe, dont j'avais grand besoin. Si la comète vous en laisse le temps, prenez-en aussi. Je ne vous dirai point de venir ici, car je serais au désespoir que vous y fussiez à contre-cœur. Adieu.

168. AU MÊME.

Potsdam, 12 mai 1743.

JORDANOMANIE.

Jordan, perfide ami, dont l'humeur se rebèque
Lorsqu'une fois tu sors de ta bibliothèque,
Toujours enseveli dessous un tas poudreux
De livres ignorés par nous, par nos neveux,
Hypocondre par goût, amoureux par semestre,
Chez qui tantôt prévaut le ciel, ou le terrestre,
Veuille ce ciel, par ses bienfaits fameux,
En te rendant plus gai, te priver de tes yeux!
Alors enfin, alors, flattant mon espérance,
Ce Potsdam négligé verrait Ton Excellence;
On irait te hucher sur notre sacré mont,
Et tu serais le seul bel esprit du canton.

S'entend, tu aurais le privilége de l'être; mais c'est peine perdue : tant que ta bibliothèque subsistera, il n'y aura pas moyen de te tirer de Berlin, et comme j'ai vu que cela te ferait de la peine, j'ai renoncé à l'envie que j'avais de te voir. Adieu.

<273>

169. AU MÊME.273-a

Potsdam, 27 juin 1743.

Je vois que vous tremblez encor,
Vous craignez pour vous, pour le monde,
Que le grand phénomène Hétor,
Que le ciel à jamais confonde!
Vienne terminer notre sort.
Pour vous, ce serait grand dommage :
Dans la fleur encor de votre âge,
Vous avez fait au genre humain
Au moins mille fois plus de bien
Que ce prélat273-3 qu'en beau langage
La Neuville a rendu divin.273-b
Partout votre bon cœur opère :273-4
Par vos soins l'école s'éclaire,
Le pauvre par vous est nourri,
Les fous vous appellent leur père,
Les Madeleines leur mari.

Voilà pourquoi il est bon que cette vilaine comète se passe encore pour quelque temps de l'appétit de vous rôtir. Pour moi, il n'y aurait pas tant de perdu pour le monde;

Car vous savez que, jeune fou,
J'ai renversé ces vieux systèmes
Que les marins, peuple jaloux,
Avaient élevés pour eux-mêmes,
Que nos aïeux topinamboux,273-c
<274>Qui les vénéraient à genoux,
Auraient cru que c'était blasphème
De penser à les voir dissous.
Ainsi, quand sur moi, misérable,
Cette affreuse comète Hétor
Lancerait son feu redoutable,
Elle n'aurait, ma foi, pas tort.

Du moins tu vois que je sais me rendre justice, et que, si je connais ton mérite, j'ai encore la vertu de t'estimer et de t'aimer sans jalousie. Voltaire, je crois, va quitter la France tout de bon. Adieu.

170. AU MÊME.

Potsdam, 12 juillet 1743.

Paris et la belle Émilie
A la fin ont pourtant eu tort;
Boyer avec 1'Académie
Ont, malgré sa palinodie,
De Voltaire fixé le sort.
Berlin, quoi qu'il puisse nous dire,
A bien prendre, est son pis aller.
Mais qu'importe? Il nous fera rire
Lorsque nous l'entendrons parler
De Maurepas et de Boyer,
Plein du venin de la satire.274-a

Il arrivera bientôt, car je lui ai envoyé un passe-port pour des chevaux. J'ai tracassé comme un vrai lutin depuis que je ne t'ai vu. Je ne saurais te dire des nouvelles de la république des lettres, sinon<275> que Mauclerc275-a n'est plus à Stettin,275-b que les Poméraniens sont peu lettrés, que les Rheinsbergeois le sont moins depuis qu'Étienne Jordan n'y est plus, mais que, en revanche, on y mange de meilleures cerises qu'autrefois, et cela, par la raison que l'air devenait tout soporifique des exhalaisons grecques et latines qui sortaient d'une certaine chambre où un certain savant étudiait beaucoup. Adieu.

171. AU MÊME.275-c

(Neisse, 4 août 1743.)

Lorsque tu parles de canons,
Colin doit parler d'astrolabes,
Lise, des courbes, des Newtons,
Et moi, je ferai des chansons
En langues grecques et arabes.
Qu'un chacun garde ses oisons,
Crois-moi, c'est le seul parti sage :
Trop heureux, si nous remplissons
Comme il faut un seul personnage!

Je ne dis point que tu ne sois pas un excellent scribe, un Atlas de bibliothèque, un savant jovial, un terrible Grec, un galant doué de tous les talents que possédait défunt l'âne de Lucien : je me renferme modestement à soutenir que tu n'es point un Bélidor en artillerie. J'ai pensé étouffer de rire en lisant ta lettre. Un tourneur s'offre à faire des canons, et s'adresse à Jordan. Crois-moi, mon ami, ne com<276>munique point ce secret, et fais travailler cet artiste pour ton arsenal. A la première dispute littéraire qui te surviendra, braque ta grosse artillerie contre ton adversaire, et crie-lui : Ultima ratio Jordani!

Je suis ici depuis quelques jours; je ne vois que des remparts, je n'entends que le tonnerre des fusils, je ne me promène que dans des mines, et je ne respire que du soufre. Que peux-tu attendre de moi, sinon une lettre bien martiale? Cependant je compte de retrouver à Berlin des plaisirs plus doux et d'y souper gaiement entre Mécène-Jordan et Pollion-Césarion. Adieu, mon ami; profite du temps, car il s'envole.

Federic.

172. AU MÊME.

Potsdam, 20 août 1743.

Federicus Jordano, salut. Fais-moi venir des quinze espèces de figues de Marseille, savoir, en tout quatre cents figuiers, tous en caissons et tous en état de porter du fruit la même année. Cependant je souhaiterais plus de figuiers verts que des autres. Je voudrais aussi que l'on m'envoyât trois cents ceps de vigne qui soient tous en état de porter du fruit la seconde année; pour ceux-là, il faudrait les faire partir cet hiver, très-bien empaquetés cependant. Je t'envoie, d'ailleurs, l'étiquette des choses et raretés provençales que je souhaiterais avoir. J ai fait un article de gazette pour Berlin, où Poitier est tympanisé de la belle manière.276-a J'ai déjà écrit pour avoir un autre maître de ballets, et j'en aurai assurément un moins fou, car il est impossible de l'être plus que Poitier. Je suis bien aise d'être défait de cet extra<277>vagant, et fâché que la Roland ait quitté avec lui; mais nous vivrons sans Poitiers et Rolands, et nous ne nous en divertirons pas moins. Ta philosophie dit que j'ai raison, et moi, j'en conclus que j'ai très-fort raison, puisqu'un sage m'approuve. Vale.

173. AU MÊME.

Potsdam, 24 août 1743.

Que fait notre infirme satyre,
Ce bon et fiévreux chambellan
Qui sait si plaisamment médire
De tout homme qu'il entreprend?
Depuis qu'il n'est plus courtisan,
Qu'il est auteur, qu'il doit écrire,
Qu'il est enrôlé par d'Argens,
Et même à titre de génie,
Devant son savoir prudemment
Mon ignorance s'humilie,
Car vous savez assurément
A quel point l'on est ignorant
Quand on n'est pas reçu dans votre Académie.
Mais pourquoi cette compagnie
N'a-t- elle pas très-sagement
A quelque médecin savant
Ordonné que la maladie
Évacuât le corps souffrant?
Sur le status morbi on ferait deux volumes;
Dieu! l'on verrait briller quelque savante plume.
Tandis que l'on raisonnera,
Que le pouls on lui tâtera,
Que sur sa pédantesque enclume
<278>Des remèdes on forgera.
Tout doucement dans l'autre monde.
Faisant révérence profonde,
Le vieux satyre s'en ira.

Gare que je ne prophétise, car je crains pour le cacochyme Pöllnitz. Ce serait dommage pour nous, et ce serait une banqueroute pour les anges, car, selon les saints, son âme sera dévolue aux griffes de messire Satanas.

Je serai mercredi à Berlin; prépare-moi une plaisante comédie, et fais la chose galamment.

Voltaire viendra ici dans huit jours. Je te prie, fais mettre l'article de Poitier dans la gazette de Paris et de Londres.

Adieu, messire Jacques-Étienne;278-a je suis ton grand et petit serviteur.

174. AU MÊME.

Potsdam, 26 août 1743.

Lorsque Voltaire viendra
Avec sa valeur intrinsèque, Doctissime le logera
Dans sa belle bibliothèque.

Voilà tout ce que j'ai à te dire pour le logement de Voltaire. Quel plaisir pour un Jordan de posséder en même temps le bel Horace relié en maroquin rouge, et le cacochyme Voltaire relié en veste de drap d'or! M. Achard et M. Boistiger278-b diront : Ah! le grand homme<279> que Jordan! Il loge chez lui ce qu'il y a de plus célèbre. On te fera une ode comme au cabaretier des Muses. Que de belles productions vont éclore! Jordan, divin Jordan, je touche au moment de ton apothéose, à ce moment que j'attends avec tant d'impatience, à ce moment où tous ces titres de livres appris par cœur, tout ce fatras immonde de littérature va enfin illustrer mon savantasse.

Je te vois, mon cher coryphée,
Sur un tas de livres poudreux,
Tous symétrisés en trophée,
Placé comme un vainqueur heureux.

Mon idiotisme se mettra mercredi très-humblement aux pieds de Ta Sapience. Je me flatte de te voir alors chez moi et de t'assurer, etc.

175. AU MÊME.

Crois-tu, Jordan, mon cher enfant,
Qu'à ce maudit frère d'Argens
Je rumine à chaque moment?
Chez moi sont d'éternels tourments :
L'un me dit un mot un instant,
Un autre me présente un plan.
Là le procès d'un paysan.
Ici dégoûts d'un courtisan;
Et moi, que ce bruit insolent,
Ce vrai tapage de Satan,
Étourdit tout le long de l'an,
Malgré ce fracas que j'entends.
Puis-je encor penser à d'Argens?

<280>Fais donc venir de d'Argens ce que tu jugeras à propos, sans me donner la question pour une douzaine de bouteilles de vin de plus ou de moins, et sans me fatiguer des vétilles de la Provence. Voici d'autres vers en réponse à Voltaire :280-a

Je ne fais cas que de la vérité;
Mon cœur n'est pas flatté d'un séduisant mensonge.
Je ne regrette point, dans l'erreur de ce songe,
La perte du haut rang où vous étiez monté;
Mais ce qui vous en reste, et que vous n'osez dire,
S'il est vrai que jamais il ne vous soit ôté,
Vaut à mes yeux le plus puissant empire.

Nos deux faquins de cabrioleurs ont été rattrapés, et leur procès sera instruit dans les formes. Ces coquins ont voulu espadonner; il faut une punition pour mettre des bornes à leur impertinence.

Adieu; je t'admire et me tais.

176. AU MÊME.

Potsdam, 17 novembre 1743.

Quand d'Argens contrefait l'habitant d'Idumée,280-b
Il me tromperait tout de bon,
Et son habileté me semble consommée.
Mais quand il veut parler la langue d'Apollon,
On ne comprend point son jargon;
Et pour l'Académie, et pour sa renommée,
Qu'il renonce au sacré vallon.

<281>Es-tu encore d'une humeur de chien? Es-tu triste, sombre, rêveur, plus fou de ta bibliothèque qu'il ne te convient de l'être, si attaché à ton Boistiger, Achard, aux beaux esprits de la Ville-neuve et aux marmousets des des Champs, que l'on ne puisse te parler sans te voir vaincu par l'impatience de les rejoindre? Si tout cela subsiste encore, je ne veux point te voir; mais si tu es sage, viens chez moi, mardi après dîner, recueillir mes éloges et mes caresses. Vale.

177. AU MÊME.

Potsdam, 22 novembre 1743.

Avare de ses jours, harpagon des instants.
De lui je n'ai point de nouvelle;
A sa bibliothèque uniquement fidèle,
Il est mort pour tous les vivants,
Sans m'écrire une bagatelle,
Ou quelques mots en prose ou en vers élégants.
Au siége d'Apollon je te cite en justice,
Si tu ne te veux point résoudre au sacrifice
De quelques-uns de tes moments.
Lime, travaille, écris, et que tous tes ouvrages
Échappent, mis au jour, aux dangereux naufrages
Que prépare à jamais et l'oubli, et le temps;
Et que de ton esprit la brillante étincelle
Rende ta science immortelle,
Ainsi que le sont tes talents.

Si tu ne m'écris point, et que tu te contentes de deux mots de lettre, je ferai une satire contre ton silence, pire que les Philippiques et les Catilinaires. Vale.

<282>

178. DE M. JORDAN.

Berlin, 1744.



Sire,

On attend avec bien de l'impatience la nouvelle de la prise de Prague. Dieu veuille qu'elle arrive bientôt, et celle de la conservation de la santé de V. M.!

On est partout enchanté de l'élégance et de la beauté du rescrit communiqué à la cour d'Angleterre;282-a c'est effectivement une pièce d'une éloquence parfaite.

Ma santé continue toujours à être dérangée.

Le baron de Pöllnitz est arrivé, se portant fort bien; il a écrit à V. M., et il en attend les ordres.

J'ai l'honneur d'être, etc.

179. A M. JORDAN.

Ce 6 mai 1744.

Une tempête.
Dedans ta tète,
De guet-apens
D'un coup te prend,
Pauvre Jordan.
Adieu ma fête
Et mon bon temps,
Car sans toi, mon enfant,
Je ne suis qu'une bête,
Cela s'entend.
<283>Mais ta cervelle
Pourquoi croit-elle
Que d'un abcès
La loi cruelle
Tranche à jamais
Tous les attraits
D'une tête si belle
Et faite à si grands frais?
Parque infidèle,
Si tu le fais,
Je ne t'appelle
Jamais pucelle,
Mais en mutin,
Devant le Tin,
Je te querelle,
Et rime en tin.

Ma muse, se prosternant à tes pieds, t'adresse ces légèretés; incapable de prétendre aux honneurs des grands ouvrages, elle se borne aux petits, satisfaite que le nom de Jordan illustre ses écrits, et qu'il les protége.

A l'abri d'un nom si fameux,
Courez, mes vers, à nos neveux;
Méprisez la vaine critique
Que d'autres l'envieuse clique
Répand sur les auteurs heureux
Qui célèbrent des noms fameux.
Dites à la future race
Que Jordan préside au Parnasse,
Et qu'il met le comble à nos vœux;
Et soutenez avec audace
Que les auteurs sont bien heureux
Qui célèbrent des noms fameux.
Jamais de vers pour les Saumaise,
Ces auteurs de docte fadaise,
<284>Ni pour tant d'autres savants gueux;
Mais les Muses se pâment d'aise
En voyant les auteurs heureux
Qui célèbrent des noms fameux.
Jordan, l'Apollon que j'invoque,
Jordan, l'ami que je provoque
A venir dans ces charmants lieux.
Toi, qui rends ma lyre moins rauque.
Ainsi mes vers ne sont heureux
Qu'en célébrant des noms fameux.

Achète-moi les collections de cartes dont je puis avoir besoin, et fais-moi relier cela par provinces; mais point d'Afrique, d'Asie, ni d'Amérique, ni d'Espagne, ni de Portugal. Adieu.

180. AU MÊME.

Rêveur, grognard, sombre Jordan.
De qui la tristesse profonde
Se consume le long de l'an
Sur le mal qui se fait au monde,
Enfin, dites-moi, jusqu'à quand,
Triste imitateur d'Héraclite,
Dans votre niche hétéroclite
Morfondrez-vous tous vos talents?
Esprit né pour les changements,
Suivez du joyeux Démocrite
L'exemple et les amusements.
J'admire fort votre sagesse;
Mais qu'à Salente l'on me fesse,
<285>Si je n'y préfère le sel
D'un mot plein de délicatesse,
Joyeux, piquant et naturel.

Voilà tout ce que vous aurez de moi, pour le coup.

181. AU MÊME.

Caro Jordano, salut. Je compte, cher ami, de te revoir au mois de novembre. Je désire ta guérison de tout mon cœur. Notre campagne est finie.

Je philosophe, je moralise et je pense beaucoup. Ne m'oublie pas, et sois sûr que je t'aime de tout mon cœur; mais porte-toi mieux, et conserve-toi pour ton ami.

182. AU MÊME.

(Août 1744.)

Mon enfant, donne cette incluse à la Montbail, et assure-la de mon amitié. Tu es bien cruel de ne me pas dire un mot de ta santé. Tu me parles de Prague deux pages de suite, et pas un mot de Jordan. Si tu retombes dans la même faute, je ne te la pardonne pas. Ne t'embarrasse pas de moi; mais n'oublie pas ton ami, qui t'aime bien. Adieu.

<286>

183. DE M. JORDAN.

Berlin, 29 août 1744.



Sire,

L'on est fort impatient d'apprendre des nouvelles du Rhin, mais surtout de la Bohême. Rien de plus singulier que les bruits qui se répandent sur tous ces événements. En voici quelques-uns : que les Autrichiens sont entrés dans le pays de Clèves; que la Saxe est menacée par la cour de Vienne d'un corps de troupes qui entreront dans ce pays pour les punir de ce qu'ils ont accordé le passage libre aux Prussiens; que les Hanovriens sont dans une si grande consternation, qu'ils ne s'aperçoivent pas même qu'elle éclate trop sensiblement; que le prince Charles a passé le Rhin.

Je ne suis point encore sorti de mon réduit littéraire; je commence à me rétablir, mais les progrès que je fais vers la santé sont fort lents.

Le manifeste a été commenté, les notes en ont été fort goûtées; on en soupçonne M. de Spon.286-a

Je me flatte que V. M. a lu l'Observateur hollandais, qui s'imprime à Berlin, et qui y paraît une fois par semaine. J'estime l'auteur heureux, s'il a gagné par ces deux feuilles l'approbation de V. M.

J'ai l'honneur, etc.

<287>

184. A M. JORDAN.

(1744.)

Federicus Jordano, salut. Je te plains, mon cher ami, de ce que tu es encore malade. Je m'intéresse véritablement à ton individu, et je ne sais pourquoi, mais je voudrais que Jordan se portât bien. Ne sois pas inquiet de ce qui me regarde. Nos affaires vont, grâce au ciel, bien; et quant à ma personne, c'est si peu de chose dans l'univers, qu'à peine peut-il s'apercevoir que les atomes qui me composent existent. Tu trouveras ce trait bien métaphysique, mais tu sais que la guerre ne détruit les arts que lorsque ce sont des barbares qui la font. Nous serons dans quelques jours à Prague, où les affaires commenceront à devenir sérieuses. Nous en tirerons bon parti, et je me persuade que, à l'égard de notre militaire, rien ne ternira la réputation des troupes. Nous avons eu bien des fatigues, de mauvais chemins, et un temps bien plus mauvais encore; mais qu'est-ce que la fatigue, les soins et le danger, en comparaison de la gloire? C'est une passion si folle, que je ne conçois point comment elle ne tourne pas la tête à tout le monde.

Tu ne connais jusqu'à ce jour
Que le contentement de boire,
Et tu préféras à la gloire
Les touchants plaisirs de l'amour.

Adieu; en voilà assez. Écris-moi souvent, et sois persuadé que je t'aime toujours, et que, raillerie à part, je m'intéresse à ton bien et à ton bonheur autant et plus que ne le peuvent faire les Boistiger, les Achard, etc., etc., etc.

<288>

185. DE M. JORDAN.

Berlin, 3 septembre 1744.



Sire,

La lettre dont il a plu à Votre Majesté de m'honorer a été un puissant lénitif à mon mal, qui ne m'a point encore quitté. Je bénis le ciel de voir toutes les circonstances favoriser les desseins de V. M. La défaite du prince Charles a répandu une grande joie dans la ville, et soutient l'espérance des âmes timides.288-a

Que cet atome dont parle si modestement V. M. fait de fracas dans le monde! C'est une monade qui forme de grands projets, qui sait surmonter les difficultés qui se présentent, et qui vise toujours au grand.

Je suis impatient d'apprendre le sort de la ville de Prague. Tout retentit ici du combat avec les hussards de Festetitz, et de la prise de Königingrätz.

Dieu veuille seulement, au milieu de ce brillant appareil de gloire, conserver la santé de V. M., dont l'Empereur et les États de Brandebourg et de Prusse ont besoin! Je crains autant cet amour excessif de la gloire qu'un amant passionné les charmes vainqueurs de sa maîtresse.

On dit ici à l'oreille que la reine de Hongrie est brouillée plus que jamais avec la cour de Russie, nouveau sujet de joie pour le pauvre philosophe malade.

J'ai l'honneur d'être, etc.

<289>

186. DU MÊME.

Berlin, 18 septembre 1744.



Sire,

La mort du prince Guillaume289-a m'a extrêmement frappé, et me fait toujours craindre pour V. M. On dit ici qu'un page de monseigneur le prince Henri a été tué à son côté. Au nom de Dieu, Sire, ménagez une santé dont la conservation intéresse tout l'État. J'en frémis, et je pleure les effets sinistres qu'un excès d'amour pour la gloire peut produire.

Hier on débita déjà la nouvelle de la prise de Prague; je la crois prématurée. Le public paraît fort content de la réponse à la déclaration de la cour de Vienne. Je l'ai lue avec plaisir; mais rien ne m'a tant frappé que la déclaration faite à l'Angleterre.

Il paraît une critique de l'Observateur hollandais; cette pièce occasionnera quelque altercation littéraire qui ne laissera pas d'amuser.

V. M. m'ordonne de l'entretenir de ma santé. Elle est toujours mauvaise, et je ne vois point jusqu'ici quelle prenne le train de devenir meilleure. Il faut souscrire aux volontés de la Providence. Dieu veuille seulement conserver V. M.!

J'ai l'honneur d'être, etc.

<290>

187. DU MÊME.

Berlin. 18 octobre 1744.



Sire,

On ne peut être plus sensible que je ne le suis à la paît que veut bien prendre V. M. à ma maladie, qui continue toujours. La prise de Prague,290-a l'heureux accouchement de madame la princesse,290-a sont des événements qui font diversion à l'impression que peut causer mon mal. Il me serait bien difficile de ne pas être inquiet sur le sujet de V. M., qui tous les jours est exposée aux dangers les plus imminents.

On dit ici que le prince Charles est à Pisek; que Y. M. va droit à lui pour l'attaquer; que les Hongrois ne veulent point monter à cheval, comme la reine de Hongrie le demande; que les Français, voyant leur roi malade, cherchent à faire la paix; que l'impératrice de Russie enverra huit mille hommes pour se joindre, Dieu sait quand, à l'armée autrichienne. Voilà les nouvelles qui se débitent.

Dieu veuille conserver V. M., et que j'aie bientôt la consolation de pouvoir l'assurer de bouche que je suis avec un respect profond, etc

188. DU MÊME.

Berlin, 10 octobre 1744.



Sire,

On ne parle ici que des progrès victorieux de V. M.; de telles nouvelles ne contribuent pas peu au rétablissement de ma santé. Ce qui m'afflige cependant quelquefois, ce sont les fausses et impertinentes<291> nouvelles que quelque esprit méchant et malintentionné prend plaisir à forger pour avoir celui de les voir répandues. Suivant ces nouvelles, les Prussiens ont été battus, leur cavalerie entièrement abîmée, le feld-maréchal de Schwerin pris prisonnier, deux cents prisonniers ont été arquebuses, parce qu'ils se sont révoltés, et cent nouvelles de cette nature. Ce qui m'a fait plaisir, c'est de voir la joie de tout le peuple à la naissance du prince, et que j'ai appris que V. M. se portait parfaitement bien. Cette nouvelle est d'une nature à dissiper le spleen le plus opiniâtre, et à réjouir un pauvre philosophe qui crache le sang, et qui aime la vie, parce qu'il a l'avantage d'y être heureux. J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.

189. DU MÊME.

Berlin, 17 octobre 1744.



Sire,

Puisque Votre Majesté m'ordonne si gracieusement de l'entretenir de ma santé, j'ai l'honneur de lui dire qu'elle est toujours très-mauvaise. J'eus, la semaine dernière, un violent crachement de sang, et la toux continue son même train. Nonobstant tout cela, M. Eller me flatte, et me fait espérer ma guérison.

On est ici fort inquiet sur ce qu'on ne reçoit point de nouvelles de l'armée. On dit que le feld-maréchal de Schwerin a eu ordre d'attaquer les Saxons ou de leur proposer de se retirer : que le prince Charles a ordre d'éviter autant qu'il le pourra les occasions d'un combat. Voilà les nouvelles qui se débitent.

Les réflexions naturelles composées par mylord Chesterfield sur la conduite de V. M. paraissent aujourd'hui, imprimées chez Haude,<292> en allemand, en français et en anglais. Il paraît une traduction française de cet ouvrage, faite à Paris, que l'on débite à Leipzig; celle de Bielfeld est fort bonne, et la traduction est exacte. J'ai l'honneur d'être, etc.

190. DU MÊME.

Berlin, 20 mars 1745.

Je suis encore dans le même état où j'étais lorsque j'eus l'honneur et l'avantage de faire ma cour à V. M. Les pas que je fais vers la guérison me paraissent fort lents, ce qui ne laisse pas que d'embarrasser quelquefois la Faculté, qui se voit assez souvent désorientée par des accidents qu'elle ne pouvait prévoir. Malgré tout cela, ils veulent et prétendent que j'entreprenne le voyage de Montpellier sur la fin d'avril ou au commencement de mai. Je laisse à la Providence le soin de déterminer à cet égard ce qui sera convenable. J'ai l'honneur d'être, etc.

191. A M. JORDAN.

Federicus Jordano, salut. J'ai reçu votre lettre avec bien du plaisir, et j'ai vu que votre santé n'est ni si bonne ni si sûre que je le désire. Tu feras, mon enfant, ce que tu trouveras à propos pour ta santé, et tu iras dans la contrée de la terre la plus propre pour la rétablir.

<293>Je vous mande que j'ai fait des vers, mais que je les veux corriger avant que de vous les envoyer. Vous vous attendiez peut-être à recevoir des nouvelles d'un genre tout différent; mais voilà comme est fait le monde, il s'y passe souvent le contraire de ce que l'on imagine. Faites mes compliments à l'aimable témoin goutteux et au perfide Duhan : dites à l'un et à l'autre que je les aime bien.

Je suis ici parmi toutes les contre-gardes, enveloppes, ravelins et avant-fossés de l'univers. J'ai beaucoup d'occupations, de soucis et d'inquiétudes; mais je ne me plaindrai de rien, pourvu que je puisse bien servir la patrie, et lui être aussi utile que j'en ai la volonté.

Adieu, cher Jordan; je vous souhaite tous les biens imaginables, et principalement la santé, sans laquelle il ne nous est pas possible de prendre part à quoi que ce soit. Aimez-moi toujours, et n'oubliez pas les amis absents.

192. DE M. JORDAN.

Berlin. 24 avril 1745.



Sire,

Mon mal augmente d'une façon à me faire croire que je n'ai plus lieu d'espérer ma guérison. Je sens bien, dans la situation où je me trouve, la nécessité d'une religion éclairée et réfléchie. Sans elle, nous sommes les êtres de l'univers les plus à plaindre. V. M. voudra bien, après ma mort, me rendre la justice que, si j'ai combattu la superstition avec acharnement, j'ai toujours soutenu les intérêts de la religion chrétienne, quoique fort éloigné des idées des théologiens. Comme on ne connaît la nécessité de la valeur que dans le péril, on ne peut connaître l'avantage consolant qu'on retire de la religion<294> que dans l'état de souffrance. Les païens en ont su tirer parti, et j'en fais l'expérience, V. M. peut m'en croire. Elle m'a toujours soupçonné de socinianisme. Comme j'ai toujours abhorré le nom de secte, je crois que chaque honnête homme a sa religion formée suivant les lumières de son esprit, et confirmée suivant ses besoins. Que je meure, ou que je vive, je mourrai, je vivrai dans les sentiments de la plus vive reconnaissance due à toutes les grâces dont il a plu à V. M. de m'honorer.

J'ai l'honneur d'être, etc.

193. A M. JORDAN.

Mon cher Jordan, on dit que ta santé s'est dérangée de nouveau; d'autres disent que tu te remets; je ne sais qu'en croire. Je serai dans peu de jours à Berlin, et fais du moins que quelqu'un qui t'aura vu me dise à mon arrivée positivement de tes nouvelles. Adieu; je souhaite qu'elles soient bonnes.

194. AU MÊME.

Mon cher Jordan, ne me chagrine pas par ta maladie. Tu me rends mélancolique, car je t'aime de tout mon cœur. Ménage-toi, et ne<295> t'embarrasse pas de moi; je me porte bien. Tu apprendras par les nouvelles publiques que les affaires de l'État prospèrent.

Adieu : aime-moi un peu, et guéris-toi, s'il y a moyen, pour ma consolation.

<296><297>

III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DUHAN DE JANDUN. (20 JUIN 1727 - 7 DÉCEMBRE 1745.)[Titelblatt]

<298><299>

1. A M. DUHAN.

Potsdam, 20 juin 1727.



Mon cher Duhan,

Je vous promets que, quand j'aurai mon propre argent en main, je vous donnerai annuellement deux mille quatre cents écus par an, et je vous aimerai toujours encore un peu plus qu'à cette heure, s'il m'est possible.

Frideric, P. R.
(L. S.)

2. AU MÊME.

Ber ... (avril 1733).



Mon très-cher ami,

Si jamais j'ai été affligé, cela a bien été en apprenant votre malheureux sort. Je crois que vous me connaissez assez pour me rendre la justice de me croire innocent de votre malheur. Aussi le suis-je véritablement. Je me suis donné bien des mouvements, la plupart inutiles, pour vous tirer de votre triste situation, et à présent j'ai le plaisir de vous dire que le bon Dieu a béni mes soins,299-a et que, dans trois se<300>maines pour le plus, vous sortirez non seulement de votre prison,300-a mais que je vous fais avoir une pension annuelle de quatre cents écus. Je ne m'en tiendrai pas là, et, tant que je vivrai, je m'emploierai avec tout mon crédit et avec tout mon pouvoir pour vous rendre heureux, car je suis toujours le même à votre égard, et j'espère d'avoir occasion de montrer un jour à mon cher Jandun que je suis son ami plus par les actions que par les paroles. Adieu; à nous revoir.

Frederic.

Je vous envoie quelque peu de chose pour votre subsistance, que je vous prie d'accepter; une autre fois, quand je serai mieux rangé, je ferai davantage. Aimez-moi toujours.

3. AU MÊME300-+

Spandow, 15 juillet 1733.

Ce n'est pas faute de volonté, mais bien d'occasion, que je ne vous ai pas pu assurer, mon cher, de ma constante amitié. Je passe exprès sur des temps où la fatalité nous persécuta également tous deux, et je crois qu'en ces sortes de cas il faut penser à un heureux avenir, et oublier tout ce que le passé a eu de funeste et de fâcheux. Cependant, mon cher, je puis vous assurer que vos malheurs m'ont été plus sensibles que les miens propres; et comme vous savez que, quand<301> je suis ami, je le suis véritablement, vous pouvez juger de ce que j'ai souffert sur votre sujet. Mais brisons sur une matière aussi odieuse qu'affligeante, et revenons-en au présent. Vous savez que ma situation a changé de beaucoup à son avantage; mais vous ne savez pas, peut-être, que l'on grave bien profondément dans le marbre, et que cela y reste toujours. Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage, car de là vous pouvez comprendre à peu près l'état de ce qui nous regarde. Pour ce qui me regarde, vous pouvez compter sur mon estime, sur mon amitié et mon assistance. J'ai toujours à votre égard les sentiments que j'ai conservés d'autrefois. J'espère qu'un temps viendra qui m'ouvrira des occasions à vous le témoigner. Comptez, mon cher, que ce ne sont point des paroles, mais des réalités dont je vous donnerai pour preuves mes actions. Adieu, cher ami; je suis tout à vous.

F......c.

Attachez-vous au porteur de celle-ci, qui est mon très-fidèle ami.

4. AU MÊME.

Berlin, 19 mars 1734.



Mon cher Duhan,

Vous savez le risque que l'on court quand on ne peut faire les choses qu'en tremblant. C'est pourquoi je ne vous ai pu répondre qu'à présent, en ayant une bonne occasion par ma sœur.301-a Elle vous dira tout ce que je pense sur votre sujet. Je suis toujours le même, mais semblable à un miroir, qui est obligé de mirer tous les objets qui se<302> présentent devant lui. Je veux dire que, n'osant être ce que la nature l'a fait, il est malheureusement soumis à la triste nécessité de se conformer à la bizarrerie des objets qui se présentent devant lui ..... ..... J'en dis trop, et j'en dirais encore davantage en parlant à un fidèle ami, si je ne me ressouvenais du précepte du sage, qui veut que l'on mette un sceau à sa langue. Adieu, mon cher, jusqu'au temps où je pourrai vous revoir et vous parler sans peur et sans crainte, et où je vous réitérerai l'assurance de ma parfaite estime, et comme je suis tout à vous.

Frederic.

5. AU MÊME.

Remusberg, 2 octobre 1736.



Mon cher Duhan,

A moins que d'avoir des occasions aussi sûres que celle-ci, je n'oserais me hasarder à vous écrire. J'espère que vous me connaissez assez pour ne me point soupçonner de légèreté, ni pour me croire capable d'oublier la reconnaissance que je dois à un homme d'honneur et de probité qui a employé toute la sagacité de son esprit à m'élever et à m'instruire. Je me ressouviens sans cesse de l'illustre témoignage qu'Alexandre le Grand rend à son maître, en déclarant qu'il lui était, en un certain sens, plus redevable qu'à son père même. Je me reconnais beaucoup inférieur à ce grand prince, mais je ne crois pas indigne de moi de l'imiter dans ses bons endroits. Permettez-moi donc, mon cher Duhan, que je vous dise la même chose. Je ne tiens que la vie de mon père; les talents de l'esprit ne sont-ils pas préférables?

<303>

Je vous dois tout, seigneur, il faut que je l'avoue;
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue,
C'est à vous, cher Duhan, à vous que je la dois, etc.303-a

Il me semble de m'être suffisamment justifié sur cet article, et je trois même de vous que, si je ne m'étais aucunement expliqué là-dessus, vous m'auriez fait justice également.

J'avoue que je souhaiterais beaucoup de vous revoir; mais, connaissant trop la disposition des esprits, je ne saurais me flatter d'avoir cette satisfaction de sitôt. Quand on se livre aveuglément à ses préjugés, et sans examiner les choses à fond, l'on est souvent sujet à se tromper grièvement; de là viennent la plupart des fautes que les hommes font. C'est pourquoi il serait à souhaiter que le traité du père Malebranche sur la Recherche de la vérité lût plus connu et plus lu. Les liens du sang m'imposent silence sur un sujet où je pourrais m'expliquer plus fortement, et où la subtile distinction entre haïr la mauvaise action et aimer celui qui la commet pourrait s'évanouir. Ce sont de ces occasions où le respect nous ordonne de donner aux choses mauvaises un tour qui les rende moins odieuses, et où la charité veut que nous palliions les fautes du prochain des meilleures couleurs que nous pouvons.

Mettez-vous, mon cher Duhan, l'esprit en repos, et soumettez-vous aux lois irrévocables de votre destinée, qui ne peut être altérée par le pouvoir d'aucun humain. Imaginez-vous de lire un livre où vous êtes obligé à chaque page de suivre l'auteur qui vous mène, sans pouvoir régler les faits comme vous le désireriez. Et si mon<304> entière estime peut vous être de quelque secours, vous pouvez faire fond sur elle. Mes vœux, mon cher Duhan, et mes souhaits vous accompagneront partout, étant bien constamment

Votre très-affectionné et fidèle ami,
Frederic.

6. AU MÊME.

Rheinsberg, 13 mars 1737.



Mon cher Duhan,

Il est sûr que les plus rudes épreuves par lesquelles nous sommes obligés de passer dans ce monde, c'est de perdre pour toujours des personnes qui nous sont chères. La constance, la fermeté et la raison nous paraissent de faibles secours dans ces tristes circonstances, et nous n'écoutons dans ces moments que notre douleur. Je vous plains de tout mon cœur de vous voir dans un pareil cas. Vous perdez un père qui vous aimait, et qui, vous donnant une excellente éducation, vous a fait un double bienfait. Mais ce père était vieux; son âge devait vous avertir, par sa débilité, de sa fin prochaine. La succession des temps, qui emporte tout, et des actions innombrables qui sont obligées de se succéder sans interruption, doit en quelque sorte vous consoler de la perte que vous venez de faire. La loi irrévocable du destin veut que tous les hommes meurent. Votre père vient de payer ce tribut à la nature; notre tour viendra également. Qu'y a-t-il de plus commun que de voir naître et mourir? Cependant nous nous étonnons toujours de la mort, comme si c'était une chose étrangère à nous-mêmes, et qui ne fût pas en usage.

Consolez-vous, mon cher Duhan, du mieux que vous pouvez. Songez qu'il y a une nécessité qui détermine tous les événements, et<305> qu'il est impossible de lutter contre ce que le sort a résolu. Nous ne faisons que nous rendre malheureux, sans rien changer à notre état, et nous répandons de l'amertume sur les plus beaux jours de notre vie, dont la brièveté devrait nous inviter à ne nous point tant affliger du malheur.

Il n'est rien de plus flatteur pour moi que la confiance que vous me témoignez et le recours que vous voulez bien avoir à moi. Que je serais heureux, si je pouvais être le soutien de tous les affligés et le support des malheureux! Que je serais heureux, si je pouvais amoindrir votre douleur et trouver un baume propre à guérir la plaie que l'affliction vient de vous faire! Si mon amitié vous peut être de quelque secours, je vous prie de compter sur elle et de faire usage des sentiments que j'ai pour vous.

Nous sommes une quinzaine d'amis, retirés ici, qui goûtons les plaisirs de l'amitié et la douceur du repos. Il me semble que je serais parfaitement heureux, si vous pouviez nous venir joindre dans notre solitude. Nous ne connaissons point de passions violentes, et nous nous appliquons uniquement à faire usage de la vie.

Acceptez la bagatelle que je vous envoie. Si mon amitié ne peut se manifester par de grands effets, elle tâche du moins à tracer de légers sillons, qui sont comme les arrhes de sa bonne volonté. Je suis sûr que c'est sur ce pied que vous recevrez ce que je vous envoie, et que vous ne douterez jamais de la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon cher Duhan,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<306>

7. AU MÊME.

Berlin, 22 juin 1737.



Mon cher Duhan,

Votre souvenir m'est toujours fort agréable, et vos lettres me font le plaisir qu'on a quand on reçoit des nouvelles d'un ami qu'on n'a pas vu de longtemps. Ma sœur m'assure que vous êtes bien à Blankenbourg, et que vous prenez votre parti en philosophe.

J'ai vu, ces jours passés, votre frère de Hollande;306-a vos traits, votre physionomie et votre ton de voix se sont représentés si vivement à mon imagination, qu'il m'a semblé dans ce moment que je vous voyais et que je vous entretenais. Mais cette illusion ne dura qu'un moment, et fut succédée par cette espèce de chagrin qu'on nomme regret, et que cause la perte d'un bien que nous avons chéri tendrement.

Notre destin, mon cher Duhan, nous sépare. Il peut empêcher ce qui est matériel en nous de se joindre; mais il ne saurait jamais empêcher cet être pensant qui m'anime de vous aimer et de vous estimer. C'est pour moi qu'on vous a exilé; mais souvenez-vous que Cicéron cultiva dans l'exil son éloquence, qu'Ovide y soupira ses tendres vers, et que Scipion, le vengeur et l'appui de sa patrie, soutint un semblable exil avec toute la fermeté stoïque et la patience que la saine raison inspire aux âmes bien nées.

J'ai recommandé vos intérêts et votre bien-être au Duc et à ma sœur. Vous êtes en bonnes mains, et je ne m'inquiète en aucune manière de votre sort. Ma sœur, qui me connaît, pourra vous assurer que je suis toujours le même, que je suis incapable d'oublier ceux qui ont pris soin de mon jeune âge, ni de manquer de reconnais<307>sance envers ceux qui souffrent pour l'amour de moi. L'ingratitude est un vice auquel je me sens une aversion de tempérament, et j'ose dire, sans blesser les lois de la modestie, que la reconnaissance a toujours été ma vertu favorite.

Puisse un heureux destin nous rejoindre, après qu'une certaine quantité d'actions se seront écoulées! Je suis dans vos dettes, et je brûle d'envie de m'acquitter.

Ne doutez jamais de la parfaite estime et de l'amitié sincère avec laquelle je suis à jamais,



Mon cher Duhan,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

8. AU MÊME.

Remusberg, 9 octobre 1787.



Monsieur,

De mes plus jeunes ans fidèle conducteur,
Cher Duhan, qui sais joindre au savoir d'un docteur
L'aisance, la gaîté, les grâces et la joie,
Qui de la calomnie enfin devins la proie
Lorsque ses noirs serpents, répandant leurs venins,
Semblaient se déchaîner contre tous les humains,
Dans les bras de l'erreur ma timide innocence
Dormait d'un profond somme au sein de l'ignorance,
Quand Minerve, avec toi, le flambeau dans la main,
De l'immortalité m'enseigna le chemin.
De loin tu me montras le temple de la Gloire;
De tous les vrais héros l'on y trouve l'histoire.
<308>L'auguste Vérité, chaste fille des cieux,
Et sa sœur l'Équité, président dans ces lieux.
Là, tant de conquérants, les fléaux de la terre,
Sont tristement chassés par un juge sévère;
Et quiconque prétend y vouloir demeurer
Doit être vertueux pour y pouvoir entrer.
Là, tous les hommes faits d'une semblable pâte
Y sont tous confondus : Aristide et Socrate,
Tite, Auguste, Trajan, Antonin, Julien,
Virgile, Homère, Horace, Ovide et Lucien.
Ils y jouissent tous d'une semblable gloire,
Et l'immortalité conserve leur mémoire;
Au regard des humains ils paraissent des dieux,
Ils sont nourris d'encens ne fumant que pour eux.
Des belles actions c'est là la récompense.
« Que leurs faits sur ta vie aient de l'influence,
Me disait la déesse, et que cet aiguillon
Te rende infatigable au culte d'Apollon.
Mentor te conduira par des routes divines,
Il te fera cueillir des roses sans épines;
Il choisira toujours de faciles sentiers,
Phébus lui prêtera ses rapides coursiers.
Tes études seront ton charme en ta jeunesse,
Tes consolations en ta froide vieillesse;
Chez toi, dans le silence, ou bien chez ton voisin,
Dans la paix, à la guerre, en repos, en chemin,
Elles feront partout le bonheur de ta vie,
Et laisseront leurs traits dans ton âme ravie. »308-5
Ah! si, toujours docile à tes doctes leçons,
J'avais pu me tirer de mes distractions!
Mais ce monstre, rival d'une sage entreprise,
Pour la faire échouer sans cesse se déguise.
D'une voix de sirène et d'un ton imposteur,
Il nous remplit l'esprit d'un mensonge flatteur;

<309>

Et quand, sans le savoir, son appât nous entraîne,
Fous nos soins sont perdus, et notre étude est vaine.
Ainsi, mon cher Duhan, dans l'âge des plaisirs
J'étais le vil jouet d'impétueux désirs.
Dans l'été de mes jours, devenu plus solide,
Minerve de mes pas devrait être le guide;
Mais, hélas! la sagesse est rarement le fruit
D'un concours accablant de tumulte et de bruit.
C'est pourquoi, retiré dans l'ombre du silence,
Je cherche, quoique tard, la vertu et la science.
O toi qui les connais, conduis-les sur ces bords;
Pour les y conserver nous ferons nos efforts.
Leur air majestueux et leur simple parure
Semble de réunir et l'art, et la nature.
Puisse-je, dans ce temple, au regard des mortels,
Leur établir un culte, élever leurs autels,
Tandis qu'à ta vertu rendant un juste hommage.
Je dois m'envisager comme étant ton ouvrage!
Tels qu'on voit dans les champs les arbrisseaux épars,
Les branchages confus dépendre des hasards,
Quand une heureuse main prend soin de leur culture,
Devenir des jardins la plus riche parure :
Ainsi, sur les esprits quand l'éducation
D'un soin laborieux cultive la raison,
Elle abolit en nous les idées confuses,
Et nous forme le goût au commerce des Muses.
Je te dois plus, enfin, qu'à l'auteur de mes jours :
Il me donna la vie en ses jeunes amours;
Mais celui qui m'instruit, dont la raison m'éclaire.
C'est mon nourricier, et c'est là mon seul père.

Le loisir que j'ai eu pendant le séjour que je fais ici m'a donné lieu de vous tenir parole. Voici, mon cher, des vers, puisque vous en voulez. Le malheur est que je ne suis pas poëte, et qu'il fallait sentir tout ce que je sens pour vous, pour le pouvoir exprimer en quelque manière. Ne me faites pas l'injure de prendre les vérités qui sont contenues dans cette pièce pour des fictions poétiques, et ne<310> doutez jamais de la part que je prends à tout ce qui vous regarde, étant avec une sincère amitié,



Mon cher Duhan,

Votre très-affectionné ami,
Federic.

9. AU MÊME.

Remusberg, 10 février 1738.



Mon cher Duhan,

J'ai fait tout ce que vous avez souhaité de moi pour recommander votre frère; il reste à savoir si ma recommandation sera efficace. Je le souhaite pour l'amour de vous et de moi, puisque ce me serait du moins une consolation de vous avoir donné, en quelque manière, des prémices de ma reconnaissance.

Je n'ai pu ni n'ai osé vous répondre sur votre avant-dernière lettre. Tout ce que j'en puis dire, c'est que les vers en sont charmants, qu'ils respirent la liberté, l'enjouement et les grâces. Si vous en faites encore, n'en soyez pas chiche; faites-en parvenir quelque fragment jusqu'à moi; mais servez-vous de l'entremise de ma sœur, et ne hasardez aucune lettre par la poste.

Je suis enseveli parmi les livres plus que jamais. Je cours après le temps que j'ai perdu si inconsidérément dans ma jeunesse, et j'amasse, autant que je le puis, une provision de connaissances et de vérités. Vous ne condamnerez pas, à ce que j'espère, les peines que je me donne; elles sont une suite de la connaissance que j'ai de moi-même. Il faut suppléer à tous les défauts de la nature; il faut prendre l'art à son secours, et puiser jusque dans l'antiquité la plus reculée pour redresser ce qu'on trouve de fautif en soi.

<311>Vous, à qui un naturel heureux épargnerait ce soin, vous l'avez pris indépendamment de ce motif. Les sciences, ainsi que les vertus, vous ont plu par elles-mêmes; vous n'avez eu d'autre but, en les cultivant, que de suivre les impulsions de votre heureux génie. N'oubliez pas, dans vos moments de loisir, que vous avez un élève reconnaissant. Souvenez-vous quelquefois de moi, et ne me privez jamais de l'amitié que vous m'avez vouée si saintement.

Je suis avec tous les sentiments d'estime et de reconnaissance,



Mon cher Duhan,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

10. AU MÊME.

Ruppin, 12 mai 1738.



Mon cher Duhan,

Vos lettres me font toutes un plaisir sensible. Elles me donnent des nouvelles d'un ami que j'aime, et elles me réitèrent les assurances de sa tendresse et de sa constance. Je voudrais cependant beaucoup ne plus recevoir de ces lettres, et entendre proférer de la bouche de leur auteur tout ce que m'expriment leurs caractères muets.

Je m'aperçois très-souvent, mon cher Duhan, qu'il y a plus de huit années que je ne vous ai vu. Ce temps m'a paru bien long par rapport à votre absence, et bien court par rapport à sa rapidité. Vous aurez greffé un jeune arbrisseau, vous aurez émondé ses branches, et, après avoir pris le soin de sa culture, vous ne jouirez pas seulement de ses premiers fruits. Par bonheur, vous n'y perdez pas grand' chose; il n'y a que la seule amitié qui puisse en souffrir.

<312>A ce que je vois, quelqu'un vous aura dit que j'étais un grand philosophe. Je voudrais bien l'être autant que vous me le croyez. Il est toujours bon de vous avertir de n'en pas trop croire le monde. Je me contente de dire avec Lucrèce :

Felix, qui potuit rerum cognoscere causas!312-a

Ce poëte philosophe, tout habile qu'il était, déplorait le peu de connaissances des humains, et voyait l'ignorance dans laquelle ils seraient toujours sur les premiers principes des choses. Lucrèce a jugé juste, et l'on a vu que, dans tous les siècles, celui qui a composé le roman le plus ingénieux sur les effets de la nature a passé pour le meilleur philosophe. Comment me serait-il permis de parler de moi, après avoir parlé de si grands hommes? Il ne me reste qu'à vous dire, sinon que je voudrais mériter ajuste titre le nom de philosophe.

Pour vous rendre en quelque façon compte de mes autres occupations, je vous envoie, pour ce qui est du département de la poésie, une pièce qui, à la vérité, est écrite dans un esprit philosophique, mais où cependant la gravité philosophique est couronnée de fleurs.312-b Le bruit des armes et les enseignes de Mars, lesquelles m'ombragent à présent, m'en ont donné l'idée. Je voudrais que ma muse pût célébrer un jour les charmes de votre société et de ma tendresse; elle n'aurait que le soin d'arranger et de cadencer les mots, mon cœur ferait le reste.

Un homme comme vous figure bien dans toutes les compagnies; il est de tout pays, et ce que j'appelle citoyen de l'univers. La gaieté ne me voit jamais sous ses auspices que je ne vous regrette; mon<313> cœur réclame un ami, mon bon sens un mentor, et mon esprit un...., enfin un vous-même.

Je suis avec une parfaite estime et une véritable reconnaissance,



Mon cher Duhan,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

11. AU MÊME.

Brunswic, 14 août 1738.313-a



Mon cher Duhan,

Il me semble que j'aurais quelque chose à me reprocher, si, passant aussi près de chez vous que l'est Brunswic de Blankenbourg, je ne vous donnais point de mes nouvelles. Je me flatte même que vous y prenez toujours un peu de part, et que mon souvenir ne vous est pas tout à fait indifférent.

Après un voyage assez fatigant, nous sommes arrivés ici en équipage assez délabré. Nous profitons de la foire et des plaisirs qui règnent dans ces cantons. Le jour de notre départ est fixé à demain, et celui de ma retraite ne tardera guère à suivre celui de mon arrivée à Berlin.

Voilà, mon cher, pour nos occupations passées, présentes et futures. Quant à vous, je souhaiterais de tout mon cœur de vous revoir. Ma sœur peut me rendre le témoignage que je lui parle de vous aussi souvent que nous nous voyons, et que c'est toujours en des termes où la tendresse a une bonne part.

<314>Rendez-vous supportable la situation dans laquelle votre destin vous a placé, autant qu'il vous est possible. Effacez mon souvenir de votre esprit, s'il est un obstacle à votre repos, et ne songez uniquement qu'à vous rendre aussi heureux que vous pouvez vous le figurer; c'est le parti de la sagesse, et ce doit être le vôtre. Bannissez, pour cet effet, toute idée d'exil, de patrie et de dieux pénates; entretenez-vous beaucoup avec les livres, et peu avec les gens du monde. Comme vous pouvez trouver cette antique compagnie en tout lieu, vous ne vous apercevrez pas tant du changement d'endroit que vous le feriez sans leur secours. Enfin, élevez vos pensées hors de tout ce qui leur peut donner un air mélancolique ou hypocondre.

Ce n'est pas une des Parques qui nous rend fortunés par le caprice de ses fuseaux; nous sommes nous-mêmes les artisans de notre bonheur, et ce bonheur ne consiste que dans la représentation que nous en fait notre imagination. Mettez donc, s'il vous est possible, une idée de bonheur dans la vôtre; faites régner une illusion flatteuse dans votre esprit, et contribuez à ma tranquillité en vous tranquillisant.

Je prends toujours une part bien sincère à tout ce qui vous regarde, et je suis plus que personne au monde,



Mon cher Duhan,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<315>

12. AU MÊME.

Charlottenbourg, 3 juin 1740.

315-aMonsieur Duhan, j'ai reçu votre lettre, et, pour y répondre, je vous dirai que vous pouvez venir ici, après avoir obtenu votre congé là où vous êtes. Je suis

Votre affectionné roi,
Federic.

315-bMon sort a changé, mon cher. Je vous attends avec impatience; ne me faites pas languir.

13. AU MÊME.

Camp de Strehlen, 15 août 1741.



Mon cher Duhan,

J'ai craint, avec quelque apparence de raison, que le vieux Jandun ne pensât plus à son très-indocile élève; mais je suis bien aise de m'être trompé. Divertissez-vous, cher Duhan, tandis que nous travaillons, et jouissez du repos, tandis que nous ferraillons avec nos ennemis. Vous me parlez de mon retour, lorsque tout le monde se prépare à des batailles, et qu'il paraît que le démon de la guerre décidera du sort de deux puissants États. Le temps nous éclaircira l'événement; c'est ce que disent les gazetiers, et ce que je puis vous dire de mieux sur ce sujet.

<316>Adieu; aimez-moi toujours, et soyez persuadé de la tendresse et de l'estime avec laquelle je suis

Votre fidèle ami,
Federic.

14. AU MÊME.

Camp de Brzezy, 27 mai 1742.



Mon cher Duhan,

Vous apprenez à présent à connaître ce qu'est le monde, et de quels instruments se sert la Providence pour opérer les plus grands événements. Je suis, moi chétif, cet instrument, que vous connaissez d'autant mieux, que vous l'avez vu sortir de dessous l'enclume.

C'est par notre dernière action316-a que l'Empereur est confirmé dans sa dignité de chef de l'Empire et de roi de Bohême. J'ai lieu de croire que cet événement décisif me procurera la satisfaction de vous voir avant que j'avais pu l'espérer.

Votre souvenir, mon cher Duhan, m'est toujours cher. Soyez un peu plus prodigue de vos lettres lorsque je suis absent, et de votre société lorsque je suis chez moi. Ne présumez point que la guerre rende mes mœurs farouches, et sachez que parmi la contagion il se conserve toujours des corps exempts de maladie.

Adieu, cher Duhan; conservez-moi toujours votre amitié, et soyez sûr de mon estime.

Federic.

<317>

15. AU MÊME.

Breslau, 18 mars 1744.

Vous me demandez quel est votre emploi comme directeur de l'Académie de Liegnitz. C'est de tirer tranquillement votre pension, de m'aimer et de vous réjouir. Ce sont des devoirs auxquels j'espère que vous ne vous refuserez point, et qui vous seront d'autant moins pénibles, qu'ils renferment tout ce que l'on exige de vous. Vivez content à Berlin, cher Duhan, et jouissez, dans l'âge, des avantages qui sont dus à votre mérite, et que la fortune vous a refusés dans votre jeunesse. Adieu; je serai le 29 de retour à Berlin, où je me fais un plaisir de vous revoir et de vous assurer que je suis

Votre fidèle élève,
Federic.

16. AU MÊME.

Neisse, 12 avril (sic) 1745.317-a

Votre muse sexagénaire
A les grâces des jeunes ans;
Elle a tous les sons éclatants,
Et surtout l'art heureux de plaire,
Que savent mettre dans leurs chants
Ceux qu'Apollon pour ses enfants
Reconnut dans son sanctuaire.
Au sommet du double coupeau,
Quand ce dieu charmant vous inspire,
<318>Des sons délicats et nouveaux
Font que j'applaudis, que j'admire
Que, dans l'arrière-saison,
Le feu, l'imagination
D'une veine jeune et féconde
Anime, embellisse et seconde
Les efforts de votre Apollon.
C'est ainsi que, malgré votre âge
Et le bras destructeur du Temps,
Les grâces et les agréments
Sont demeurés votre partage.
Que font des cheveux blanchissants
Et quelques rides au visage
Lorsque l'esprit n'a que quinze ans?
C'est un oiseau digne d'encens,
Logé dans une antique cage.
Conservez dans vos charmants vers
Le brillant feu de votre aurore,
Et parez des présents de Flore
Les tristes glaçons des hivers.
Ainsi puissiez-vous vivre encore
Jusqu'à la fin de l'univers!
Tandis que ma muse légère,
Dans sa fantasque carrière,
En badinant fait ces tableaux,
Dieux! quelle douleur immortelle,
De qui l'accablante nouvelle
Glace mon sang dans ses vaisseaux!
La Mort, de ses ailes funèbres,
Vient de couvrir de ses ténèbres
Mon tendre ami, mon cher Jordan.
Je le pleure, hélas! sans ressource,
Il est emporté par la course
Du plus impétueux torrent.
Des arts c'était le tendre amant,
Et, dans les jardins d'Uranie,
Son aimable philosophie
Et ses sceptiques entretiens
<319>Conduisaient mes pas incertains.
Adieu, vains plaisirs de la vie,
Prestiges, frivoles festins,
Adieu, divine poésie,
Nectar, Hippocrène, ambroisie,
Bacchanales et jeux badins,
Et vous, charmante frénésie
Qui de mon âme épanouie
Chantait les hymnes libertins.
Comment, sous la serre cruelle
De l'impitoyable vautour,
La gémissante tourterelle
Peut-elle chanter son amour?
Ainsi, malheureuse colombe,
Dans la douleur où je succombe,
Et dans l'excès de mes regrets,
Je vais suspendre à ses cyprès
Ou briser dans sa triste tombe
Mon luth, et n'en jouer jamais.

Je ne vous fais aucune réparation, car vous n'en méritez point; et je vous appellerai ingrat, volage et perfide, jusqu'au moment où je jouirai plus souvent de votre aimable compagnie, et où je verrai que, en habitant la même ville, vous ne vivrez point comme si vous étiez séparé par cent lieues de moi. Jordan n'en agissait pas ainsi, et l'amitié qu'il avait pour moi était sociable et liante. Je l'ai vu tous les jours, et, lorsqu'il n'était point malade, nous avons vécu sans cesse ensemble.

Adieu, mon cher Duhan; corrigez-vous, et devenez moins sédentaire.

Federic.

<320>

17. AU MÊME.

Nachod, ce 14 (juin 1745).



Mon cher Duhan,

Vous êtes philosophe, et vous me félicitez d'une bataille gagnée!320-a Je ne vous reconnais point à cela, et j'ai cru que vous vous contenteriez de soupirer sur les cruautés que mes ennemis m'ont obligé d'exercer sur eux. Pour moi, je me réjouis d'avoir sauvé mon pays du plus cruel des malheurs, et d'avoir rétabli la réputation de mes troupes, que mes ennemis prenaient à tâche d'obscurcir dans le monde. Mais, d'ailleurs, je vous assure que je pense fort philosophiquement, et que j'ai toujours le véritable bien et la félicité de mes peuples à cœur. Tant d'hommes, plus grands cent fois que moi, ont remporté des victoires plus grandes et aussi complètes que celle du 4! Des succès passagers, et qui n'ont qu'un temps, ne doivent point enfler l'orgueil d'un homme qui pense. La Providence a conservé la plus grande partie de mes amis dans cette carrière de dangers qu'ils ont courue tous également. C'est une grande consolation pour moi, de même que de vous savoir jouir d'une parfaite santé. Conservez-la, mon cher Duhan, et rendez justice à l'ancienne amitié et à la tendresse avec laquelle je suis

Votre fidèle ami,
Federic.

<321>

18. AU MÊME.

Camp de Staudenz, 24 septembre 1745.



Mon cher Duhan,

Je ne reçois de vos lettres que les années climatériques, s'il n'arrive pas quelque événement tout singulier qui m'en fournisse. Pensez quel malheur j'ai d'avoir perdu, en même temps presque, mon pauvre Jordan et mon cher Keyserlingk.321-a C'était ma famille, et je pense être à présent veuf, orphelin, et dans un deuil de cœur plus lugubre et plus sérieux que celui des livrées noires.

Vous vous imaginez, mon cher Duhan, que je puis disposer de moi comme il me plaît; mais bien loin de là. C'est la fin de la campagne qui devient notre point décisif, et lequel m'est si important, qu'il faut redoubler de prudence et d'activité pour ne point faire de faute qui détruise tout l'ouvrage. Je serai tout au plus tôt à Berlin vers la fin de novembre, bien accablé des soucis que j'ai eus ici. et bien aise de donner du repos à mon esprit, qui est depuis dix-huit mois dans une agitation continuelle.

Je sais jusqu'à quel point je dois m'approprier les politesses que vous me dites. Ne pensez point que j'en tire vanité. Il n'y a que la mort qui apprécie la réputation des hommes d'État : et comme probablement je ne serai pas témoin de ce qu'on dira le lendemain que j'aurai rendu mon dernier soupir, je me contente de remplir mes devoirs autant que mes forces me le permettent, et de m'embarrasser fort peu du jugement du public, qui change, et approuve dans un moment ce qu'il désapprouve dans un autre.

Vos fortifications de Berlin, ne vous en déplaise, me paraissent un peu puériles. Si je n'étais pas hors de toute inquiétude pour le sort de cette capitale, toutes vos flèches ne me rassureraient pas.

<322>Conservez votre santé, et pensez que vous êtes à présent presque l'unique de mes vieux amis qui me reste; et, si ce n'est pas vous ruiner en encre et en papier, écrivez-moi plus souvent. Je vous prierai encore de vouloir vous charger de commissions pour des livres et de pareilles choses dont j'ai besoin quelquefois. Je crois que mes amis pensent comme moi, ce qui fait que jamais je n'imagine de pouvoir les importuner.

Adieu, cher Duhan; conservez quelque amitié pour votre élève, et soyez persuadé qu'il ne manque envers vous ni d'amitié, ni d'estime, ni de tendresse.

Federic.

19. AU MÊME.

(Camp de Soor) 2 octobre 1745.



Mon cher Duhan,

Je suis pillé totalement.322-a Je vous prie de m'acheter et faire relier :

Boileau, in-octavo, la belle édition avec les notes; peut-être la trouverez-vous dans la bibliothèque de Jordan :

Le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, octavo;

Les Tusculanes de Cicéron;

Les Philippiques et les Catilinaires;

Lucien, traduit par d'Ablancourt;

L'édition dernière de Voltaire, en cinq petits volumes;

L'édition de la Henriade, de l'an 28 ou 32, à part;

Horace, de la traduction de Pellegrin, deux volumes in-octavo;

<323>Les Poésies de Gresset;

La bonne et dernière édition de Chaulieu, grand octavo;

Rousseau, la belle édition in-octavo, beau papier :

Feuquières, octavo;

Les Deux dernières campagnes de Turenne, petit octavo;

Le Poëme de Fontenoy;

Les Lettres persanes, deux petits volumes.

Faites-moi le plaisir, mon cher, de me trouver ces livres et de me les envoyer promptement; je crois que vous trouverez cet assortiment dans la bibliothèque de mon cher Jordan.

Adieu, mon ami. J'en ai réchappé belle le 30, ce qui me procure le plaisir de vous assurer encore une fois de la tendre amitié et de la reconnaissance que j'ai pour vous.

Federic.

20. AU MÊME.

Camp de Trautenau, 10 octobre 1745.



Mon cher Duhan,

Je crois que vous êtes un antidote pour les batailles, car, l'année passée, nous avons l'ait ce que nous avons pu pour nous battre, sans y pouvoir réussir, et, cette année, il semblait que la journée de Friedeberg devait suffire, et nous avons été obligés, sans en avoir autrement envie, de donner sur les oreilles aux Autrichiens. J'espère que, pour cette fois, ils en auront assez, et que les vœux du public seront satisfaits. Vous savez que je suis philosophe, et vous devez bien penser que je suis aussi modéré à présent que je l'ai toujours été. Vous me trouverez peut-être un peu plus sage que par le passé, moins<324> ambitieux, et toujours dans la constante résolution de faire honneur à mon vieux maître, soit dans la guerre, soit dans la paix.

Adieu, mon ami. Je crains fort que vous ne m'écrirez plus, et qu'il faudra prendre des villes, livrer des batailles, ou attendre jusqu'à quelque jubilé pour recevoir de vos nouvelles. Je vous accuserais volontiers de paresse, si l'ancienne considération que j'ai pour vous ne m'empêchait de qualifier ainsi le silence obstiné d'un homme qui n'a rien à faire.

Ne m'oubliez point, et que je vous trouve à Berlin le 3 de novembre, que je compte d'y être. Je suis avec toute l'estime possible

Votre bien fidèle ami,
Federic.

21. AU MÊME.

Trautenau, 15 octobre 1745.



Mon cher Duhan,

C'est donc à vos soins officieux que je suis redevable de mon amusement! Vos livres sont arrivés à bon port, et je les payerai dès que j'en aurai les comptes. Dites au pauvre Pierre324-a que j'aurai soin de lui. Il vaut mieux faire venir les livres que je demande, de Paris, tout reliés, que de Hollande. Le papier, l'impression et la reliure valent mieux.

Vous vous moquez de moi, en vérité; je n'ai pas toujours ici des occupations étendues, et il se trouve toujours un moment de loisir pour lire un bon livre.

Nous marchons demain à Schatzlar, et nous entrerons dans les<325> quartiers de cantonnement le 20 d'octobre. Ajoutez-y le temps qu'il faut pour faire les dispositions pour la dislocation de l'armée, et vous trouverez que je ne puis être de retour avant le 2 ou le 3 de novembre.

Adieu, mon cher et vieil ami. Quand je reviendrai à Berlin, je compte fort de vous trouver dans ma chambre, et d'embrasser du moins un de mes amis que la mort n'a pas moissonné cette année.

Federic.

22. AU MÊME.

(Camp de Schatzlar) 17 (octobre 1745).



Mon cher Duhan,

Je vous fais mille remercîments de la peine que vous prenez de satisfaire avec tant d'empressement mes fantaisies. L'édition de Gresset n'est pas la bonne; il faut faire venir, toute reliée, la dernière de Paris. Faites écrire à Thieriot pour cet effet. J'espère de vous revoir bientôt à Berlin. N'oubliez pas vos amis, et soyez persuadé que je suis

Votre fidèle ami,
Federic.

<326>

23. AU MÊME.

Rohnstock, 24 octobre 1745.



Mon cher Duhan,

Si vos lettres s'achetaient par des batailles, il faudrait vous tracer en caractères de sang les réponses; mais puisque vous vous humanisez à présent avec moi, nous quitterons les combats et les batailles pour de plus douces occupations.

Je vous avoue que j'ai eu les larmes aux yeux lorsque j'ai ouvert les livres de mon pauvre défunt Jordan, et que cela m'a fait une véritable peine de penser que cet homme que j'ai tant aimé n'est plus. Je crains Berlin pour cette raison, et j'aurai bien de la peine à me sevrer des agréments que me procuraient autrefois dans cette ville l'amitié et la société de deux personnes que je regretterai toute ma vie.326-a

Je ne puis rien vous dire de positif sur mon retour. Je crois que je serai de retour le Ier de novembre au soir; mais je ne réponds de rien, car je dépends absolument des mouvements de l'armée ennemie, et je veux attendre qu'elle soit séparée, pour être tranquille à Berlin et ne point être obligé de revenir ici.

Je vous prie de m'acheter une belle édition de Racine, et de la tenir prête pour mon retour. Adieu, cher Duhan; au moins je compte bien sur le plaisir de vous trouver chez moi à mon débarquement, et de vous assurer que je vous aime et estime autant qu'il est possible.

Federic.

<327>

24. DE M. DUHAN.

Le 22 novembre 1745.



Sire,

Croyant Votre Majesté à la veille de quelque bataille, je lui avoue que je n'ai pas l'esprit assez tranquille pour lui écrire philosophiquement, comme elle me l'avait ordonné. Toute ma philosophie consiste présentement à prier Dieu qu'il conduise V. M., qu'il la préserve de tout accident, et qu'il lui accorde sur ses ennemis des avantages tels, qu'ils soient obligés de lui demander la paix. Je suis persuadé, Sire, que V. M. implore de toute son âme l'assistance de son Créateur, qu'elle le prie de lui pardonner les erreurs où elle peut être tombée, et que, dans une ferme résolution de s'attacher à lui, elle donnera ses ordres avec son intrépidité ordinaire, et attendra tout de la bénédiction du ciel.

Pardonnez-moi, Sire, la brièveté de cette lettre. Je vous écrirai en philosophe quand vous serez vainqueur; maintenant je ne puis parler qu'en chrétien, ayant l'honneur d'être avec un profond respect, etc.

25. A M. DUHAN.

Ostritz, 28 novembre 1745.



Mon cher Duhan,

Dieu merci, votre lettre m'est venue comme j'ai fini mon expédition, après avoir rechassé le prince Charles entièrement de la Lusace, et lui avoir pris trois magasins. Je ne vous entretiens point de faits de guerre, car je crois que mon expédition est assez publique à présent, et que vous en savez tous les détails.

<328>Philosophez à présent à votre aise, et n'appréhendez rien, car nos affaires sont, Dieu merci, en assez bon état. Je me flatte d'avoir sauvé ma patrie du plus cruel de tous les malheurs, et d'avoir protégé tant de braves sujets que j'ai, contre le fer et la flamme de Furies animées à perdre l'État et moi.

Si j'apprends de bonnes nouvelles du prince d'Anhalt, je serai bientôt à Berlin, et nous pourrons philosopher tranquillement et sans les mortelles inquiétudes où je me suis trouvé jusqu'à présent.

Adieu, cher ami; ne m'oubliez point, et aimez-moi un peu.

Federic.

26. DE M. DUHAN.

Le 30 novembre 1745.



Sire,

Les habitants de Berlin ont d'abord et machinalement eu peur à la vue des calamités auxquelles la guerre pouvait les exposer. Depuis cela, la considération des victoires précédentes et de toute la conduite de V. M. leur a raffermi le courage, et enfin les nouveaux succès de vos armes328-a ont achevé de tranquilliser les esprits. Pour moi, Sire, après avoir béni Dieu de ses faveurs, j'ai admiré le bon sens avec lequel V. M. conçoit ses desseins, et l'intrépidité avec laquelle elle les exécute. J'ai réfléchi ensuite sur ce qu'on appellera gloire, sur le cas que l'on doit faire de l'estime des humains, sur la fermeté d'âme et sur la constance. J'ai même recherché si ces dernières vertus ont jamais d'autre fondement qu'une exacte probité, et je prendrais la liberté de rapporter quelques-unes de mes idées, si V. M. n'était pas<329> beaucoup plus éclairée que moi sur ces matières. D'ailleurs, je lui avouerai que j'ai de la peine à parler seul de morale pendant que le monde ne parle que de vos exploits; et puis, serait-il possible que V. M. pensât à la philosophie, en taillant des croupières aux Autrichiens?

Poursuivez seulement vos desseins, Sire; forcez vos ennemis à demander la paix. Vous reposant sur la providence divine, et lui rendant hommage de vos prospérités, vous êtes, sans contredit, le plus accompli des rois.

J'ai l'honneur, etc.

27. A M. DUHAN.

Bautzen. 7 décembre 1745.

Je ne sais pas comment a fait votre lettre pour se promener pendant sept jours entre Berlin et ici. Vous êtes si laconique, mon cher Duhan, dans votre morale, que vous n'indiquez que des sentences sur lesquelles les ignares et moi pouvons faire des commentaires.

La gloire et la réputation sont comme ces vents favorables qui secondent quelquefois les navigateurs, mais qui ne sont presque jamais constants. Les gens avides de gloire me reviennent comme ces Hollandais qui, dans le commencement de ce siècle, employaient tant de sommes considérables pour avoir des fleurs dont la beauté passagère se fane et se flétrit quelquefois au couchant du même soleil qui, le matin, les fit éclore. Parmi les hommes de mérite, les premiers sont, sans contredit, ceux qui font le bien pour l'amour du bien même, qui suivent la vertu et la justice par sentiment, et dont les actions de la vie sont les plus conséquentes; et ceux d'un ordre inférieur font<330> les grandes actions par vanité. Leur vertu est moins sûre que celle des premiers : mais, quelque impure que soit cette source, dès que le bien public en résulte, on peut leur accorder une place parmi les grands hommes. Caton était de ce premier ordre, Cicéron, du second; aussi voit-on que l'âme du stoïque est infiniment supérieure à l'âme de l'académicien.

Mais je ne sais à quoi je m'amuse de vous faire un grand sermon de morale, à vous, à qui je ne devrais parler que de l'estime que m'inspire votre vertu toujours égale et toujours sûre. J'espère de vous en assurer bientôt moi-même, quand une fois le ciel permettra que je fasse fin ici aux horreurs de la guerre, et que je puisse, dans le sein de ma patrie et de ma famille, jouir de la douceur du commerce de mes amis, et donner aux sciences les moments que je ne dois point à l'État.

Adieu, cher Duhan : soyez persuadé que je vous aime de tout mon cœur.

Federic.

<331>

APPENDICE.

1. A LA VEUVE DUHAN.331-a

Berlin, 9 janvier 1746.

Comme je viens de gratifier votre fille d'une pension de trois cents écus sur la Hofstaats-Kasse, je vous fais communiquer ci-clos la copie des ordres que j'ai fait expédier en conséquence.

J'aurai, d'ailleurs, soin de vos fils; c'est pourquoi vous n'avez qu'à faire venir le cadet dès qu'il aura fini sa campagne, et l'aîné quand la guerre sera finie.

Federic.

2. A LA VEUVE DE LAMELOUZE, NÉE DUHAN DE JANDUN.331-b

Potsdam, 8 septembre 1772.

La demande que vous me faites, par votre lettre du 6 de ce mois, de laisser subsister votre maison sous les Arbres, à la Ville-neuve, telle qu'elle est actuellement, étant très-compatible avec mes intentions, je suis bien aise, vu surtout votre état<332> infirme, de pouvoir y satisfaire. Je ne pense pas de vouloir la faire changer ou rebâtir en aucune manière; de sorte que vous pouvez continuer à y finir tranquillement vos jours, sans la moindre appréhension d'être obligée d'en sortir. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

A la veuve de Lamelouze, née Duhan de Jandun.

<333>

IV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MAURICE DE SAXE. (OCTOBRE 1745 - 16 JUILLET 1749.)[Titelblatt]

<334><335>

1. DE MAURICE DE SAXE.

(Octobre 1745.)



Sire,

Plus occupé de la grande victoire que Votre Majesté vient de remporter à la tête de son armée335-a que du compte que je me suis proposé de lui rendre de notre fin de campagne, agréez, Sire, que je commence par féliciter V. M. de ces avantages et du nouveau lustre dont sa gloire et celle de ses armes viennent d'être décorées.

La supériorité du nombre de vos ennemis a cédé, Sire, à votre habileté et à celle de la qualité de vos troupes. Ce dernier événement justifie l'idée avantageuse qui m'a toujours fait dire, depuis que je les connais, qu'il n'y en a point qui puissent leur être comparées; la façon dont l'armée de V. M. est composée et disciplinée doit nécessairement lui assurer les victoires.

Ce que nous avons fait en Flandre, quoique considérable, n'approche point du brillant de la campagne pendant le cours de laquelle vous avez donné, Sire, deux batailles, et remporté deux grandes victoires.

La prise d'Ath a terminé la nôtre. La résistance de cette place n'a pas été considérable. C'est en Flandre un avantage d'avoir beaucoup de villes de guerre : elles servent, par échelons, de points d'appui; elles donnent des facilités pour les dépôts, et assurent les subsistances des armées, qui, sans cela, selon notre méthode de faire la guerre, ne sauraient prendre de position stable, ni assurer leurs conquêtes.

<336>Il semble que de tout temps il y a eu deux méthodes sur lesquelles on s'est conduit pour faire la guerre, qui ont toutes deux leurs avantages. Les Romains ont suivi l'une, et tous les peuples de l'Asie et de l'Afrique, l'autre. La première suppose une discipline exacte, et assure des conquêtes solides; la seconde se fait par incursion qui n'est que momentanée. L'on ne peut employer ces deux méthodes qu'avec les troupes qui y sont propres et composées à cet effet. Annibal a été le premier qui a formé son infanterie en légions romaines et conservé sa cavalerie numide sur le pied où elle était; aussi ne doit-on attribuer les prodigieux succès qu'il a eus contre les Romains qu'à son habileté d'allier ces deux méthodes.

V. M. a pu voir, dans le cours de cette guerre, quel avantage on peut tirer des troupes légères, et elle y a remédié autant qu'elle a pu.

Les Autrichiens ne doivent uniquement qu'à ce moyen, qu'ils ont su très-bien employer, leur salut; sans cela V. M. les aurait chassés, il y a déjà longtemps, de l'Allemagne. Pardonnez, Sire, si j'ai osé prendre la liberté de lui dire si librement ma pensée là-dessus; mais elle m'y a autorisé par la bonté qu'elle a eue de me parler de la difficulté qu'elle a rencontrée de subsister en Bohême pendant cette campagne et les différents événements de la précédente.

Je supplie V. M. d'agréer les assurances du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

Maurice de Saxe.

<337>

2. DU MÊME.

(Fin de décembre 1745.)



Sire,

L'expédition que Votre Majesté vient de terminer si glorieusement337-a est si brillante, que, comme militaire, je lui en dois un compliment.

Je n'ai pas pu m'empêcher, comme Saxon, de compatir au sort qu'a éprouvé la Saxe; mais mon admiration pour tout ce qui s'y est passé n'en est pas moins au-dessus de l'expression.

Les manœuvres savantes et judicieuses de V. M. offrent un canevas fort étendu à la méditation; je ne puis assez l'admirer, et, depuis Alexandre et César, je ne vois rien de si grand et de si frappant.

La conduite que V. M. a tenue dans cette guerre contre les Saxons ressemble et surpasse assurément les belles et rapides expéditions de ces deux grands hommes, qui entreprenaient des guerres et les terminaient en peu de jours.

Recevez avec bonté, Sire, cet hommage qui ne peut être soupçonné de flatterie, et que l'admiration du sublime m'arrache malgré l'amertume qu'un si grand événement a dû naturellement répandre dans mon âme.

J'ai, etc.

Maurice de Saxe.

<338>

3. DU MÊME.

Camp de Bouchant, 20 mai 1746.338-a



Sire,

J'ai reçu, il y a deux jours, la lettre que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'écrire le 10 de ce mois.

Je ne mérite pas, Sire, les éloges dont V. M. m'honore, et ils ne servent qu'à me faire rentrer en moi-même, et me faire concevoir combien peu j'en suis digne. Ce n'est donc pas par amour-propre, mais par obéissance, que j'ai l'honneur de me conformer aux ordres que V. M. veut bien me donner, et que je vous rends compte, Sire, des opérations de l'armée qu'il a plu à Sa Majesté Très-Chrétienne de me confier. Vous y remarquerez peut-être quelques variations, Sire, dans la conduite; mais elles viendront moins du plan qui a été réglé que des circonstances, et V. M. sait très-bien que la partie militaire est toujours soumise à la politique. Ainsi je me flatte que V. M. ne m'attribuera pas toutes les fautes qui pourront se faire pendant le cours de cette campagne. Le moment où je me trouve vous persuadera, Sire, cette vérité; car je sens très-bien qu'une marche par notre droite, en tirant sur Bois-le-Duc, mettrait l'armée des alliés dans une situation critique.

J'ai fait prendre possession aujourd'hui d'Anvers; les alliés ont laissé, en différents détachements, environ deux mille hommes dans la citadelle, et M. le comte de Clermont-Prince est chargé d'en faire le siége. La circonvallation en sera faite demain, les préparatifs pour le siége tout de suite; ainsi je compte que le 25, au plus tard, la tranchée sera ouverte devant cette place.

<339>Recevez avec bonté, Sire, les humbles assurances de mon admiration pour elle et du très-profond respect avec lequel je ne cesserai d'être,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble, très-soumis et très-obéissant serviteur,
Maurice de Saxe.

4. DU MÊME.

Camp de Lier, 18 juillet 1746.



Sire,

J'ai l'honneur d'envoyer ci-inclus à Votre Majesté la relation de ce qui s'est passé dans les deux armées depuis le 12.

Pour me conformer aux intentions de V. M., j'ai adressé à M. le prince de Conti, qui va faire le siége de Charleroi, les deux officiers qui m'ont remis la gracieuse lettre de V. M. à leur sujet, et j'ai lieu de me flatter qu'on aura pour eux les empressements et les attentions qui sont dus aux personnes que vous honorez de vos ordres.

Les avis que j'ai de la direction de la marche de M. de Batthyani sur Peer, Brée et Hasselt, m'ont déterminé à marcher demain pour aller camper entre Moulines et Rosselaer. J'ai poussé un corps à Arschot, qui enverra des détachements sur Sichem et sur Diest. Il ne paraît plus douteux que le théâtre de la guerre ne soit incessamment transporté vers le pays de Liége.

Les deux armées s'avoisineront de bien près sur la Gete. Reste<340> à savoir s'il est écrit dans le livre du destin qu'elles y combattront, ou qu'elles ne feront que se regarder.

J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
M. de Saxe.

5. DU MÊME.

(Septembre 1746.)



Sire,

J'ai reçu la lettre que Votre Majesté m'a fait la grâce de m'écrire le 18 août, et j'ai à vous demander pardon, Sire, si je n'ai pas répondu plus tôt à V. M. Mes occupations ont été moins la cause de mon silence que l'incertitude des événements, et mon amour-propre aurait été trop humilié, si j'avais annoncé des je ne sais à V. M. pour justifier ma conduite. Mais Namur est pris, et, quoique je me sois affaibli de soixante-deux bataillons et d'autant d'escadrons, j'ai contenu M. le prince Charles, qui est actuellement vis-à-vis de moi, à une portée de canon; un petit ruisseau nous sépare. Je ne crois cependant pas qu'il m'attaque, et je crois avoir beaucoup fait de l'avoir obligé de m'abandonner Namur et de se retirer par un pays où son armée a souffert considérablement, sans m'être commis à un combat toujours douteux lorsque l'on n'a pas des troupes sur la discipline desquelles l'on peut compter.

<341>Les Français sont ce qu'ils étaient du temps de César, et tels qu'il les a dépeints, braves à l'excès, mais inconstants, fermes à se faire tous tuer dans un poste lorsque la première étourderie est passée, car ils s'échauffent dans les affaires de poste, si l'on peut les faire tenir quelques minutes seulement; mauvais manœuvriers en plaine. Tous ces défauts, Sire, vous ne les connaissez pas dans vos troupes, et vous savez positivement ce que vous en pouvez attendre. Il faut donc avoir recours alors aux dispositions, que l'on ne saurait faire avec trop de soin. Le simple soldat s'y connaît, et, lorsqu'ils sont bien postés, l'on s'en aperçoit d'abord à leur gaieté et à leurs propos. Toutes ces choses sont fort sujettes à caution, et l'on ne peut s'en garantir que par les avantages que l'on peut tirer des situations que le pays où l'on se trouve peut fournir. Comme il ne m'est pas possible de les former comme ils devraient être, j'en tire le parti que je puis, et je tâche de ne rien donner de capital au hasard.

Malgré cela, notre position est établie sur des principes solides. La prise de Namur nous fournit les moyens de porter la guerre au sein de la Hollande, la campagne prochaine; et si nous avions un échec, à quoi il faut toujours s'attendre, il ne serait pas d'une conséquence bien grande. La première place arrêterait assez nos ennemis pour nous donner le temps de nous reconnaître; car vraisemblablement nous les défendrions un peu mieux qu'ils ne font, et il faut qu'ils en prennent plusieurs avant de nous ramener d'où nous sommes partis; cela pourrait bien enfin les ennuyer. V. M. trouvera peu de brillant dans cette méthode de faire la guerre, et je ne l'adopte pas dans tous les cas. La campagne prochaine me fournira peut-être les moyens d'assiéger encore une place ou deux pour assurer nos derrières, nos subsistances, nos convois; et puis je crois qu'il sera à propos d'opérer par incursion. Pardonnez, Sire, si j'ose hasarder mes opinions devant un juge aussi éclairé que l'est V. M. J'en connais tout le danger; mais vous avez ordonné, Sire, que je vous disse mes<342> pensées et les raisons de ma conduite, que je soumets avec timidité à votre jugement.

6. A MAURICE DE SAXE.

Charlottenbourg, 3 novembre 1746.



Monsieur le maréchal,

La lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire342-a m'a été très-agréable; je crois quelle peut servir d'instruction pour tout homme qui est chargé de la conduite d'une armée. Vous donnez des préceptes que vous soutenez par vos exemples, et je puis vous assurer que je n'ai pas été des derniers à applaudir aux manœuvres que vous avez faites.

Dans les premiers bouillons de la jeunesse, lorsqu'on ne suit que la vivacité d'une imagination qui n'est pas réglée par l'expérience, on sacrifie tout aux actions brillantes et aux choses singulières qui ont de l'éclat. A vingt ans, Boileau estimait Voiture; à trente ans, il lui préférait Horace.

Dans les premières années que j'ai pris le commandement de mes troupes, j'étais pour les pointes;342-b mais tant d'événements que j'ai vus arriver, et auxquels j'ai eu part, m'en ont désabusé. Ce sont les<343> pointes qui m'ont fait manquer ma campagne de 1744; et c'est pour avoir mal assuré la position de leurs quartiers que les Français et les Espagnols ont enfin été réduits à abandonner l'Italie.

J'ai suivi pas à pas votre campagne de Flandre, et, sans que j'aie assez de présomption pour me fier à mon jugement, je crois que la critique la plus sévère ne peut y trouver prise.

Le grand art de la guerre est de prévoir tous les événements, et le grand art du général est d'avoir préparé d'avance toutes les ressources, pour n'être point embarrassé de son parti lorsque le moment décisif d'en prendre est venu.

Plus les troupes sont bonnes, bien composées et bien disciplinées, moins il y a d'art à les conduire; et comme c'est à surmonter les difficultés que s'acquiert la gloire, il est sûr que celui qui en a le plus à vaincre doit avoir aussi une plus grande part à l'honneur.

On fera toujours de Fabius un Annibal; mais je ne crois pas qu'un Annibal soit capable de suivre la conduite de Fabius.

Je vous félicite de tout mon cœur sur la belle campagne que vous venez de finir; je ne doute pas que le succès de votre campagne prochaine ne soit digne des deux précédentes. Vous préparez les événements avec trop de prudence pour que les suites ne doivent pas y répondre. Le chapitre des événements est vaste; mais la prévoyance et l'habileté peuvent corriger la fortune.

Je suis avec bien de l'estime

Votre affectionné ami,
Federic.

<344>

7. AU MÊME.

(1749.)

J'aurais désiré, mon cher maréchal, de vous faire passer le temps plus agréablement que vous ne l'avez fait.344-a Je vous avoue que j'ai préféré les intérêts de ma curiosité et la passion de m'instruire aux attentions que j'aurais dû avoir pour votre personne et pour votre santé. Je vous fais mes excuses de vous avoir tenu si longtemps assis, et de vous avoir fait veiller au delà de votre coutume; j'ignorais que cela pût vous incommoder. Je suis si bon allié de la France, que, bien loin de vouloir ruiner la santé de ses héros, je voudrais leur prolonger la vie.

On parlait, ces jours passés, d'actions de guerre, et on agitait cette question rebattue, savoir, laquelle des batailles gagnées faisait le plus d'honneur au général. Les uns disaient que c'était celle d'Almanza,344-b d'autres se déclaraient pour celle de Turin. Pour moi, je fus d'avis que c'était la victoire qu'un général à l'agonie avait remportée sur les ennemis de la France.344-c

Je passe sous silence les choses obligeantes que vous me dites. Le but de la plupart de nos actions est de mériter l'approbation des gens de bien et des grands hommes. Si j'ai gravé dans votre mémoire le souvenir de mon amitié, c'est tout ce que j'ai prétendu y mettre. Les talents égalent les particuliers aux rois, et, pour ne rien dissi<345>muler, les avantages du mérite effacent souvent ceux de la naissance. Je ne vous souhaite que de la santé : il n'est aucune sorte de gloire dont vous ne soyez comblé, etc.

F.

<346><347>

V. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU MARQUIS DE VALORI. (27 MARS 1750 - 28 DÉCEMBRE 1751.)[Titelblatt]

<348><349>

1. AU MARQUIS DE VALORI.

(Potsdam) 27 mars 1750.



Monsieur,

J'ai bien reçu votre lettre et la pièce qui y était jointe. Vous connaissez tous les sentiments qui me lient au Roi votre maître, et avec combien d'empressement je saisis toujours les occasions de lui témoigner mon attention et la sincérité de mon amitié; vous savez aussi que j'aime véritablement à vous donner des marques de la bonne volonté particulière que j'ai pour vous. Mais je ne puis me prêter à envoyer la badinerie que vous me demandez,349-a et pour laquelle vous avez fait naître une curiosité que l'ouvrage ne mérite pas, mais dont l'auteur sent cependant tout le prix. Cette folie, vous le savez, n'a été que l'emploi de mon loisir, l'amusement d'un carnaval, et une espèce de défi que je me suis fait à moi-même; et ce poëme, si c'en est un, se ressent de ma gaieté et du temps où je l'ai composé. J'ai voulu peindre des grotesques; un peu de complaisance, sans doute, vous fait croire que j'y ai réussi. Mais on juge injustement et malheureusement des auteurs par leurs ouvrages, et je craindrais que celui-là ne donnât trop mauvaise opinion de mon imagination : je craindrais que l'on ne me taxât de peu de raison, dont de tout temps on accusa les poëtes, et vous m'avouerez que cette crainte n'est pas indifférente lorsque, par aventure, le poëte se trouve être un souverain. Je sais bien que la prévention obligeante du Roi votre maître doit me garantir de cette terreur, et la confiance parfaite que j'ai dans son amitié et dans la bonté de son caractère me rassure entièrement vis-à-vis de lui-même. Mais plus d'un événement peut dérober ce<350> livre de ses mains, et combien ne crieraient pas alors les théologiens, les politiques, les puristes même! Un roi écrire un poëme de six chants, oser fabriquer un ciel, critiquer librement la terre; un Allemand rimer en français! C'est trop à la fois braver de prétendus ridicules, et je ne me sens point la résolution d'affronter aussi ouvertement l'empire des préjugés. Je ne me pardonne cet ouvrage que par le peu de moments que j'y ai donné, et par la persuasion où je suis de n'avoir cherché qu'à m'amuser sans intéresser personne; mais vous conviendrez que l'on sera fort éloigné d'entrer dans tous les motifs de mon indulgence. Je m'en rapporte au zèle que je vous connais pour moi, pour juger des conséquences, et je me confie entièrement à l'amitié du Roi votre maître pour tolérer un manque de complaisance que je ne me permets que par une prudence qui, j'espère, aura son approbation. Soyez persuadé qu'il ne faut pas moins que des raisons aussi fortes pour m'empêcher de vous montrer dans cette occasion combien vous avez lieu de compter sur ma bienveillance et sur mon estime. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur, en sa sainte et digne garde.

Federic.

2. AU MÊME.

Emden, 15 juin 1751.350-a

Je vois bien, mon cher Sacripant,350-b que vous conservez le caractère d'ambassadeur à Étampes; il faut bien que ce caractère soit indélébile.<351> Vous avez des espions chez moi, vous savez ce que je fais, et vous formez des prétentions sur mes ouvrages. Un Florentin sorti fraîchement de l'école de Machiavel n'en ferait pas davantage. Vous voulez que je vous envoie mes rapsodies, et, par cet ascendant que vous avez toujours eu sur moi. vous m'obligez d'y souscrire. On va donc vous remettre incessamment mon essai sur l'histoire de Brandebourg, que j'ai corrigé et augmenté avec beaucoup de soin, et qui, indépendamment de mes peines, ne vaut pas grand' chose. Votre curiosité sera mal payée : vous y trouverez peut-être des traits trop hardis; votre orthodoxie sera peut-être scandalisée de ce que j'ai jeté le masque de l'hypocrisie. Je n'ai à ceci que deux mots à vous répondre : j'ai voulu être vrai, et j'ai plutôt écrit ces misères pour m'amuser que pour plaire. Si à Étampes on se souvient de Berlin; si certain gros marquis n'a point effacé de sa mémoire des amis qui lui veulent mille biens, et qui s'intéressent autant qu'ils peuvent à sa félicité, je le prie de me compter de ce nombre, et je le prie de ne point m'ôter l'espérance de le revoir un jour. Adieu.

Federic.

3. AU MÊME.

Berlin, 28 décembre 1751.

Monsieur le marquis de Valori, je suis convaincu de la sincérité des vœux que vous faites pour moi, et je n'ai jamais douté de votre attachement pour ma personne. Soyez persuadé, de votre côté, que j'ai toujours la même amitié pour vous, et que votre nom ne s'effacera jamais de mon souvenir. Je ne saurais vous envoyer ce que votre<352> politesse vous engage de me demander avec tant d'instances. Je n'ai fait tirer que très-peu d'exemplaires de la dernière édition, et les anciennes sont si imparfaites et si incomplètes, que je me propose d'en faire brûler tous les exemplaires. Je sais très-bien que j'aurais pu vous confier tout ce que j'ai fait dans mes moments de loisir, et que vous êtes incapable d'en abuser. Je serai charmé de trouver des occasions où je puisse vous donner des marques de ma bienveillance et de mon estime. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le marquis de Valori, en sa sainte et digne garde.

Federic.

<353>

VI. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE GOTTER. (14 NOVEMBRE 1742 - 6 JANVIER 1753.)[Titelblatt]

<354><355>

1. AU COMTE DE GOTTER.

Potsdam. 14 novembre 1742.

J'ai reçu votre lettre du 10 de ce mois, avec celle que la duchesse de Würtemberg vous a adressée pour moi. Je suis fâché qu'elle fasse autant la mécontente sur mon sujet, et je vois bien que je serai obligé de faire quelque chose pour le favori,355-a afin de la radoucir, à quoi je penserai. Comme elle fait assez voir l'envie qu'elle a d'être invitée pour revenir à Berlin, je veux que vous me mandiez votre sentiment, s'il sera convenable de la faire venir, ou non; et, en cas que oui, si, de l'humeur dont vous la connaissez, elle sera contente ou non pendant le séjour qu'elle pourra faire à Berlin; car il faut que je vous dise qu'il me sera absolument impossible de me contraindre pour l'amour d'elle, et que mes occupations sont trop sérieuses, à l'heure qu'il est, pour que je ne dusse m'occuper que d'elle pendant qu'elle serait à Berlin. J'attends votre avis là-dessus, avant que je réponde à sa lettre. Je suis

Votre bien affectionné roi,
Federic.

<356>

2. AU MEME.

Potsdam, 7 septembre 1743.

Mon cher comte de Gotter, vos deux lettres du 31 d'août me sont bien parvenues. J'ai été surpris de trouver dans l'une un long sermon rempli de moralités et de réflexions sur votre indigence, sur l'impossibilité de pouvoir vivre avec vos appointements, et sur les grands motifs qui vous déterminent à quitter le monde et la cour. Si vous persistez absolument dans ces sentiments, je ne saurais vous refuser votre démission, qui vous paraît nécessaire pour vous sauver de votre ruine; mais vous avez trop de bon sens pour vous flatter, sur ce pied, de la continuation de vos pensions. Pour ce qui regarde les cinq mille écus en question, je vous conseille de prendre encore patience; car l'affaire touchant les terres d'Imsen n'est pas encore finie, et je me trouve, cette année, chargé de tant de dépenses, qu'il m'est impossible de vous contenter. Mais vous ne perdrez rien à cause de cela, et un délai n'est point un refus. Au reste, si vous trouvez quelques officiers qui ont servi dans des régiments de hussards, vous pouvez leur donner des assurances que je les placerai convenablement. Sur ce, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte garde.

Federic.

P. S.356-a Comme je désire fort de vous voir et de vous parler, en chemin faisant vers Baireuth,356-b mon intention est que vous devez être le 12 de ce mois à Gera, dans le Voigtland, où je désire fort de m'entretenir avec vous au sujet de ce que le ministre d'État, le comte de Podewils, vous a mandé de ma part, touchant l'évêque de Bamberg. Je partirai d'ici le 10 de ce mois vers Halle; j'irai le 11 jusqu'à<357> Hoff, et j'attends de vous trouver infailliblement ce jour-là à Gera, pour vous y parler.

3. AU MÊME.

Potsdam, 27 septembre 1743.

La présente n'est que pour dire que, dans l'espérance que vous ferez tout au monde pour disposer la duchesse de Gotha pour qu'elle vienne faire un tour à Berlin dans l'hiver qui vient, et pour m'acquitter en même temps de la somme de cinq mille écus que je vous ai promise il y a quelque temps, je vous ai donné un canonicat qui vient à vaquer auprès de l'église de Notre-Dame, à Halberstadt, et vous verrez, par la copie ci-jointe, ce que j'en ai ordonné. J'y mets encore la condition que vous séjournerez après cela, sans discontinuer, à Berlin, et que vous laisserez passer au moins un an sans demander la permission de retourner à Molsdorf. Sur cela, je prie Dieu de vous avoir dans sa sainte et digne garde.

Federic.

4. AU MÊME.

Potsdam, 27 septembre 1743.

Mon cher comte de Gotter, ce n'a été qu'ici que j'ai reçu votre lettre du ai de ce mois, par laquelle vous me rendez compte de l'idée qu'on s'est formée de ma route, et de l'obligeante attention du Duc et de la<358> Duchesse pour ma réception, en cas que j'eusse pu avoir la satisfaction de leur faire ma visite. Comme j'en suis extrêmement charmé, vous ne manquerez pas de le leur faire connaître d'une manière convenable, en les assurant de mes amitiés et du regret que je sens de ce que la précipitance de mon retour m'a empêché de jouir de ce plaisir. Vous insinuerez surtout à cette digne duchesse que je m'estimerais fort heureux, s'il lui plaisait de m'honorer de sa présence à Berlin, l'hiver prochain, où je m'efforcerais de lui en rendre le séjour aussi agréable qu'il serait possible. Sur ce, je prie le bon Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

358-aJ'espère que, vous accordant ce que vous avez demandé, vous resterez à Berlin, et ne serez pas toute l'année à Molsdorf, sans quoi vous ne devez pas vous attendre à rien de moi.

Federic.

5. AU MÊME.

Potsdam, 14 août 1744.

Vos deux représentations du 9 et du 12 de ce mois me sont bien parvenues, et je vous sais très-bon gré de vos sentiments de dévotion au sujet de mon expédition. Quant à votre demande, vous n'aurez pas oublié que, au lieu des cinq mille écus que je vous avais promis, je vous ai donné un canonicat qui vous a enrichi de huit à dix mille écus. Vous vous souviendrez aussi que c'a été à condition que vous ne songeriez point de dépenser l'argent à Molsdorf, mais que vous demeureriez à Berlin. Quoi qu'il en soit, je veux bien pour la der<359>nière fois vous accorder une permission de trois semaines pour aller voir vos pénates à Molsdorf, en supposant que vous ne reviendrez pas à la charge, étant absolument déterminé de ne vouloir jamais entendre aucune autre demande de quelque congé ou permission. Sur ce, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte garde.

Federic.

6. AU MÊME.

Schweidnitz, 10 décembre 1744.

Je ne vous fais ces lignes que pour vous dire que, ayant appris l'intention dans laquelle vous êtes de vous marier avec la demoiselle nommée, si je m'en souviens bien, Castelli, je vous y donne volontiers mon agrément, néanmoins sous la condition expresse que vous demeuriez toujours à ma cour, et ne quittiez pas Berlin. Sur ce, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte garde.

Federic.

7. AU MÊME.

Berlin, 19 janvier 1745.

J'ai reçu votre lettre du 26 de décembre avec les sentiments d'affection que vous me connaissez. Votre esprit vous aura fait comprendre que l'idée de votre prétendu mariage n'a été conçue que pour vous égayer un peu, et qu'il ne faut pas y chercher de la malice. Cependant vous pouvez croire que je suis très-sensible à l'état déplorable de votre santé, qui ne saurait jamais m'être indifférent. Mais comme<360> elle vous est un obstacle de faire le voyage de Berlin, je crains fort que vous ne sauriez sans un péril évident entreprendre celui de longue haleine que vous souhaitez de faire en compagnie du etc.360-a Jordan; c'est ce qui méritera vos réflexions. Au reste, je vous sais très-bon gré du compliment que vous venez de me faire sur le changement de l'année; je vous en félicite aussi, en vous souhaitant une parfaite santé et toute sorte de prospérités. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

8. AU MÊME.

Potsdam, 9 février 1745.

J'ai été bien fâché d'apprendre, par votre lettre du 28 janvier, le triste état où vous vous trouvez par rapport à votre santé délabrée, qui vous fait concevoir l'idée et le désir d'une entière retraite, en sacrifiant, avec le monde, vos emplois et appointements. J'y prends une part très-particulière, et je souhaite que votre résolution pourrait être démentie par une prompte et solide convalescence, qui vous rendrait votre belle humeur et le goût du monde. C'est pourquoi je vous conseille de ne rien précipiter, mais de bien peser les raisons qui devraient vous soutenir et fortifier dans l'envie de vous conserver pour l'amour de vous et de vos bons amis, qui ne peuvent que regretter un plan que vous commencez de former contre vos intérêts et votre repos. Si vous vous trouviez assez fort pour vaincre votre hypocondrie, en songeant de revenir bientôt avec votre gaieté et goût pour les plaisirs, je vous recevrais à bras ouverts; mais en cas<361> que vous persistiez absolument dans ces noirs sentiments d'une retraite, vous pouvez compter sur les effets de ma compassion, en vous offrant de vous laisser jouir de la pension de mille écus que vous avez sur la caisse des recrues. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

9. AU MÊME.

Potsdam, 16 février 1745.

Votre lettre du 6 de ce mois m'a sensiblement affligé en m'apprenant la mauvaise situation de votre santé et l'humeur mélancolique qui vous semble forcer à insister sur votre demande précédente. Vous aurez vu là-dessus, par le contenu de ma réponse du 9 de ce mois, mes sentiments et ce que je vous ai offert, en tout cas, comme une marque de mon attention; c'est ce dont j'attendrai votre résolution. Cependant vous ne sauriez croire combien je compatis à votre désastre, qui vous persécute, et vous empêche de venir à Berlin, où vous trouveriez plus de moyens de vous rétablir qu'à Montpellier. Cependant je vous laisse le maître de votre sort, en vous assurant que, quoi qu'il vous arrive, je ne changerai point à votre égard, et que vous n'aurez jamais à craindre aucun oubli de ma part, étant porté de très-bon cœur à vous convaincre, dans toutes les occasions, combien je vous chéris et estime. S'il plaît, au reste, à la Providence de vous accorder une parfaite convalescence, vous me serez toujours le bienvenu, et je me ferai un plaisir de vous en donner des marques réelles. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

<362>362-aJe plains un homme aimable dont la perte fait une banqueroute pour Berlin, et si l'on pouvait envoyer quelqu'un au diable en votre place, je vous assure que je lui ferais tout un détachement pour sauver par là votre âme précieuse et grande de ses mains.

Fr.

10. AU MÊME.

Potsdam, 2 mars 1745.

J'ai reçu à la Ibis vos lettres du 20 et du 24 février, remplies de sentiments de zèle, de dévotion et de reconnaissance, entremêlés de ceux que votre maladie et les idées de votre retraite vous inspirent. Comme votre résolution est prise, je vous en laisse le maître, et il me suffit de vous voir satisfait au sujet de la pension que je vous conserverai, et d'être persuadé que votre sombre solitude ne vous empêchera point de vous souvenir de votre séjour de Berlin. Cependant vous pouvez compter que ce sera avec beaucoup de plaisir que je vous reverrai à Berlin, dès que votre situation le pourra permettre. C'est pourquoi je joins mes vœux aux forces de vos remèdes, afin qu'il plaise à la Providence de vous rendre bientôt une parfaite santé. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

362-aL'espérance que vous me donnez de vous revoir un jour me fait plaisir. La bonne société porte à Berlin, depuis que vous êtes mort pour elle, un deuil assez profond pour flatter votre amour-propre.<363> Mon Horace est relié en noir, et Joyard363-a ne fait plus que des ragoûts dune couleur sombre. Voilà tous les torts que vous nous faites, et on est encore assez bon de ne vous en estimer pas moins.

Fr.

11. AU MÊME.

Camp de Chlum, 8 août 1745.

Vous pouvez croire que les assurances que vous me donnez, dans la lettre que je viens de recevoir de votre part, qu'il n'est rien de ce voyage qui m'avait fait de la peine en égard de vous, m'ont fait un véritable plaisir. Vous ne sauriez disconvenir que, si l'avis qu'on m'en avait donné avait été juste, j'aurais eu tout lieu de rompre avec vous; et à qui aurait-on pu se fier plus? Mais comme vous vous en êtes justifié, j'aurai aussi soin de vous rétablir votre pension. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait dans sa sainte garde.

Federic.

12. AU MÊME.

Potsdam, 1er janvier 1746.

J'ai été réjoui de votre lettre du 25 décembre, par laquelle vous me renouvelez vos sentiments de dévotion au sujet de la dernière victoire remportée contre les ennemis et des suites qu'elle a eues par<364> l'assistance de l'Éternel. Je vous en tiendrai bon compte, comme j'ai beaucoup d'obligation à madame la duchesse de sa noble manière de penser, et de la part qu'elle a voulu prendre au succès de ma dernière entreprise, qui vient de terminer la grande affaire. Cependant je suis bien fâché de ce que votre rechute imprévue me doit priver de la satisfaction de vous voir à Berlin, comme j'en avais conçu l'espérance. Je vous souhaite, au lieu des étrennes, une prompte convalescence, suivie d'une santé vigoureuse qui puisse me dédommager bientôt de votre absence. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

13. AU MÊME.

Berlin, 6 février 1746.

Ayant vu, par la vôtre du 5 de ce mois, les pressantes raisons qui vous font penser à votre retour, j'ai trop d'affection pour vous et votre conservation pour m'y opposer. Je vous souhaite, au contraire, de pouvoir affermir dans votre solitude votre santé, et d'y jouir d'une sérénité d'esprit accompagnée de toute sorte de prospérité et de contentement, jusqu'au moment que je pourrai avoir le plaisir de vous revoir. Quant aux revenus de l'Amtshauptmannschaft de feu de Polentz,364-a je suis fâché de ce que vous venez trop tard, en ayant déjà disposé. Mais je trouverai d'autres moyens de vous marquer mes attentions en ce qui regarde l'augmentation de vos finances. Je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

<365>

14. AU MÊME.

Potsdam, 29 mars 1746.

Je viens d'apprendre, par votre lettre du 18 de ce mois et par la spirituelle incluse de votre nièce, les sentiments tout à fait obligeants de madame la duchesse et sa façon de penser en ma faveur. Comme rien ne saurait être plus poli ni plus flatteur pour moi, vous vous efforcerez de faire connaître à cette digne et estimable princesse combien j'en ai été charmé, et à quel point je souhaite des occasions propres à la convaincre de la parfaite amitié et considération très-distinguée que j'ai et que j'aurai toute ma vie pour elle, faisant des vœux très-ardents pour sa prospérité et conservation dans l'état de ses couches.365-a Au reste, je vous tiendrai compte de vos solides réflexions sur les maximes de votre Cyrus,365-b dignes d'être imitées et suivies de tous les souverains. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

15. AU MÊME.

Potsdam, 2 janvier 1747.

J'ai été ravi de voir, par votre lettre de félicitation sur le renouvellement de l'année, les effets de votre zèle et souvenir, et je vous tien<366>drai compte de ces marques de votre dévotion. C'est avec plaisir que je vous fais connaître les vœux que je fais en votre faveur pour que le ciel veuille vous prodiguer toutes les prospérités imaginables pendant une longue suite de temps. Cependant j'ai été bien aise d'apprendre que vous avez ajouté foi à ce que le ministre de Würtemberg vous a dit de ma part. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

366-aVous m'avez quitté, sans quoi je ne vous aurais jamais ôté un sou de gages de mon propre mouvement, et j'aurais pensé plutôt à améliorer votre condition.

Federic.

16. AU MÊME.

Berlin, 2 janvier 1748.

Vous connaissez mon amitié pour vous, et vous devez être persuadé que c'est avec grand plaisir que je reçois les vœux que vous formez pour moi au renouvellement de cette année. J'aurais eu plus de satisfaction encore, si vous étiez venu me les présenter vous-même. Je compte bien que ce n'est pas pour toujours que vous vous êtes banni d'ici, et que vous me procurerez encore l'occasion de vous marquer combien je suis

Votre affectionné
Federic.

366-aNe vous reverrons-nous jamais?

<367>

17. AU MÊME.

Potsdam, 4 mai 1748.

J'ai reçu votre lettre avec grand plaisir, et je suis charmé des bonnes nouvelles que vous me donnez de votre santé. Je veux que vous soyez persuadé que je m'y intéresse toujours bien particulièrement. Je souhaite fort que le beau temps et vos forces vous mettent bientôt en état de remplir le projet raisonnable que vous avez fait de retourner chez vous et d'aller ensuite à Pyrmont. Je compte que cette cure vous remettra absolument, et je le souhaite de tout mon cœur. J'espère bien, lorsque vous serez constamment rétabli, que vous me procurerez l'occasion de vous voir encore à Berlin, et de vous y marquer tous les sentiments que vous me connaissez pour vous. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic.

367-aJ'ai eu peur que votre theure Seele367-b ne prît le parti de vous quitter trop brusquement; mais à présent je me flatte de vous revoir, selon que vous me l'avez fait espérer.

18. AU MÊME.

Berlin, 2 décembre 1749.

Monsieur, j'ai bien reçu votre lettre du 25 du mois passé, et vous devez être persuadé que je vous vois toujours avec grand plaisir. Quand,<368> comme vous, on porte partout l'agrément, l'esprit et cette joie aimable qui fait le charme de la bonne compagnie, on n'a pas besoin de permission pour venir se présenter, et on peut être sûr de la réception que l'on mérite. C'est dans ces sentiments que je vous attends, non pas, comme dit Horace,368-a avec les zéphyrs et l'hirondelle, mais avec la gelée et les premières neiges. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur, en sa sainte et digne garde.

Federic.

19. AU MÊME.

Berlin, 6 janvier 1753.

Monsieur le comte de Gotter, n'ayant reçu de longtemps de vos nouvelles, j'étais véritablement inquiet à votre sujet, lorsqu'on m'a rendu la lettre que vous m'avez faite le 15 du mois de décembre dernier, par laquelle j'ai vu avec plaisir que vous ne m'avez pas tout à fait oublié, et que vous voulez bien encore me donner des marques de votre bon cœur et de votre attachement pour moi, à l'occasion de cette nouvelle année. Je connais la vérité et la sincérité des vœux que vous m'adressez. Je vous en suis bien obligé; mais le meilleur présent que vous m'ayez pu faire est de m'avoir appris que vous êtes content de l'état présent de votre santé, et que vous avez espérance de vous voir bientôt tout à fait délivré de vos anciens maux. J'y suis trop intéressé pour ne pas souhaiter de tout mon cœur la réalité de ces espérances, et celle de vous voir ici, à Berlin, est trop flatteuse pour moi, pour ne pas joindre mes vœux à ceux de vos amis pour votre prompt rétablissement. Comptez que, s'ils sont exaucés, je ne serai plus long<369>temps privé du plaisir de vous voir et de vous assurer de vive voix de mon estime et de mon amitié. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le comte de Gotter, en sa sainte et digne garde.

Federic.

<370><371>

VII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MAUPERTUIS. (20 JUIN 1738 - 19 NOVEMBRE 1755.)[Titelblatt]

<372><373>

1. A MAUPERTUIS.

Remusberg, 20 juin 1738.



Monsieur de Maupertuis,

J'attends avec impatience le beau livre que vous m'envoyez, le fruit de vos recherches philosophiques.373-a La nature ne peut que se dévoiler à des personnes qui l'étudient avec autant de soin. Quoique le sujet traité dans cet ouvrage demande des connaissances profondes des mathématiques et de l'astronomie spéculative, j'en ferai cependant avec plaisir la lecture, en me réservant le droit de vous demander l'explication des endroits que je n'entendrai point. Je suis,



Monsieur de Maupertuis,

Votre très-affectionné
Federic.

2. AU MÊME.

(Juin 1740.)

Mon cœur et mon inclination excitèrent en moi, dès le moment que je montai sur le trône, le désir de vous avoir ici, pour que vous donnassiez à l'Académie de Berlin la forme que vous seul pouvez lui<374> donner. Venez donc, venez enter sur ce sauvageon la greffe des sciences, afin qu'il fleurisse. Vous avez montré la figure de la terre au monde; montrez aussi à un roi combien il est doux de posséder un homme tel que vous, etc.

3. DE MAUPERTUIS.

Berlin, 15 janvier 1746.



Sire,

Votre Majesté pourrait croire que j'ai perdu de vue l'objet pour lequel elle m'a pris à son service, si je ne lui parlais de son Académie. J'aurais honte de mon loisir et des bienfaits mêmes dont V. M. m'honore, si je ne pouvais les mériter. Je vois beaucoup de contradiction et de mécontentement dans la manière dont cette compagnie est administrée, fort peu d'espérance pour le succès de ses ouvrages. Je ne puis cependant remédier à rien, pas même assister à ses assemblées, jusqu'à ce que V. M. m'ait fait expédier la patente pour la place de président,374-a que je n'ai encore que par les appointements et par le billet de V. M., dont je n'oserais pas me servir sans son ordre.

Cette place, rendue d'abord honorable par Leibniz, ridicule ensuite par Gundling, et enfin médiocre par Jablonski, sera pour moi, Sire, ce que vous voudrez qu'elle soit. Je sens la difficulté de la bien remplir et d'exciter l'émulation parmi des gens de lettres gouvernés par des ministres d'État et des généraux d'armée que leurs seuls titres rendent supérieurs à tout le reste. J'ai cependant souvent pré<375>sidé, dans l'Académie des sciences, des ducs et des ministres; mais en France, le goût de la nation pour les sciences, et peut-être une espèce de fortune, m'avaient donné une certaine considération qu'il est impossible que je trouve ici, si vous ne me la donnez. Les sciences y sont dans un affaissement et un état d'humilité marqués par le règlement même de l'Académie; on peut y dire jusqu'ici ce que Fontenelle a dit des temps gothiques de la France, où il n'était pas encore décidé si les sciences ne dérogeaient point. Je sens, Sire, que, tandis que je vous parle pour les sciences, il semble que je parle aussi pour moi; je ne vous cacherai pas même le degré d'ambition que je joins au bien de votre service. Je vous demanderai tout ce qui pourra me donner la considération et le crédit nécessaires pour le bien de l'Académie, et pour remplir avec honneur une place qui doit être honorable sous le règne d'Auguste.

Mais, s'il est permis de mettre des restrictions à vos grâces et des limites aux fonctions qui regardent votre service, j'oserai prier V. M. de me dispenser d'une partie d'administration dont, étant étranger ici, je craindrais de ne pouvoir pas bien m'acquitter : c'est celle des deniers de l'Académie, à laquelle je voudrais bien n'avoir aucune part.

Je suis avec le plus profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
Maupertuis.

<376>

4. DU MEME.

Berlin, 22 juillet 1748.



Sire,

Pardon, si j'occupe quelques moments de Votre Majesté par des détails académiques; un esprit universel trouve du temps pour tout, et nous attendons de V. M., qui orne nos recueils de ce qu'ils ont de plus précieux,376-a qu'elle daigne encore nous diriger de la manière de les faire paraître. La mort du sieur Haude nous met à portée de faire quelques changements avantageux dans la forme des volumes que nous donnerons désormais au public, et j'ose demander à V. M. sur cela ses lumières et ses ordres.

Nous avons certains mémoires latins dont nous ne pouvons donner que des traductions fort imparfaites, soit parce que le français n'a point plusieurs termes équivalents à ceux que les chimistes d'Allemagne ont latinisés, soit parce que nos traducteurs les ignorent. D'autres mémoires de messieurs nos gens du collége tirent une partie de leur mérite de l'élégance de leur style latin, que l'expérience nous apprend qu'ils ne conservent pas dans notre langue. Les uns et les autres de ces auteurs se plaignent des traductions, et peut-être même le public s'en plaindra-t-il aussi. J'ose donc demander à V. M. si elle approuverait que ceux de ces mémoires qui ne peuvent être traduits sans beaucoup perdre demeurassent dans la langue où ils ont été écrits, et qu'on suppléât à ce mélange de français et de latin par une histoire française qui contînt l'extrait de tout, où l'on tâcherait d'humaniser ces sublimes élégances romaines, les ténèbres de la chimie et les horreurs de l'algèbre.

J'attends les ordres de V. M. pour savoir si nous devons nous pro<377>poser ce plan ou continuer notre troisième volume comme les deux volumes précédents, et suis avec le plus profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
Maupertuis.

5. A MAUPERTUIS.

Berlin. 3 janvier 1749.

Votre lettre m'est bien parvenue, et c'est à Darget que vous devez vous en prendre, si je ne vous y réponds pas plus longuement; il en est exactement la cause.377-a Voyez comme on doit dans ce monde compter sur ses amis. Ceci vous paraîtra une énigme, et c'en est une, en effet, dont vous n'aurez l'explication qu'à votre retour ici. Adieu; jouissez de tous les charmes de votre patrie, portez-vous bien, et comptez toujours sur mon estime.

Federic.

<378>

6. AU MÊME.

Potsdam. 16 août 1751.

J'ai reçu votre lettre du 13 de ce mois avec celle du président Hénault,378-a Je joins ici ma réponse, que je vous prie de lui faire passer. Vous savez le peu d'exemplaires que j'ai fait tirer des Mémoires pour servir à l'histoire de Brandebourg,378-b et qu'il ne m'est pas possible de lui envoyer celui qu'il me demande. Je vous ferai remettre pour lui un exemplaire de l'édition de Hollande,378-c qui est belle et complète.378-d Vous me ferez plaisir de l'en prévenir, et de lui confirmer à cette occasion tous les sentiments que vous me connaissez pour lui. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic.

7. AU MÊME.

Potsdam, 19 novembre 1755.

J'ai reçu votre lettre du 16 de ce mois. J'aime bien mieux vous voir en guerre avec de jeunes filles, et celles-ci en droit de vous quereller, que d'apprendre la continuation de votre maladie. Je voudrais<379> pouvoir guérir votre poitrine aussi aisément que je puis vous délivrer des poursuites de votre antagoniste. J'espère qu'elle ne s'avisera plus de vous incommoder, car, quoique j'aie ordonné au commandant de Spandow de la faire relâcher, c'est pourtant sous la commination très-sérieuse de ne jamais se vanter d'avoir eu commerce avec vous, bien moins de vous demander la moindre chose ou d'entrer dans votre maison sous quelque prétexte que ce soit, sous peine d'être enfermée de nouveau pour le reste de ses jours. Je suis persuadé que ces mesures vous délivreront pour toujours des poursuites de cette créature. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

<380><381>

VIII. LETTRE DE FRÉDÉRIC A MADAME THÉRÈSE. (OCTOBRE 1757.)[Titelblatt]

<382><383>

A MADAME THÉRÈSE.

A mon camp de Naumbourg, octobre 1757.

Vous me croirez aisément, madame, quand je vous dirai que j'ai été jusqu'à présent fort peu dévot à votre patronne. Outre le peu de goût naturel que j'ai à l'invocation des saints, je vous avoue que je m'étais pris d'humeur contre la Thérèse béatifiée,383-a en rancune des mauvais tours que me joue la Thérèse couronnée. Mais j'apprends qu'il y a à Paris une autre Thérèse qui, sans avoir les visions de l'Espagnole ni les hauteurs de l'Allemande, se contente d'être la plus aimable de toutes les Françaises. Enfin j'apprends que vous êtes Thérèse, et voilà le trait que la grâce efficace réservait à ma conversion. Si j'avais le temps de faire des vers, je la signalerais par quelque hymne galant; mais sept ou huit cent mille hommes que j'ai sur les bras me prennent en vérité presque tout mon temps. Croyez cependant, madame, que je trouverai toujours celui de m'occuper de vous et de vous souhaiter plus de bonheur que n'en peut espérer désormais

Votre fidèle et sincère admirateur,
Federic.

P. S. Le bouquet que je prends la liberté de vous offrir devrait vous être présenté dans un vase de la plus belle porcelaine : mais toute<384> celle de Chine que j'avais à Emden est à présent chez le maréchal d'Estrées. Je n'ose vous envoyer aucun morceau de Saxe, parce qu'on ne manquerait pas de m'accuser de rapine; et je ne suis pas à portée de rien obtenir à la manufacture de Sèvres. Ainsi je me vois obligé de vous envoyer mes fleurs grossièrement rattachées avec ce qui me reste de fil de Silésie, et mon hommage ressemble à la déclaration du sauvage Hippolyte. La comparaison est tout à fait juste.
Car je vous offre ici des vœux mal exprimés,
Que Federic sans vous n'aurait jamais formés.384-a

<385>

IX. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. LICHTWER. (2 MARS 1758.)[Titelblatt]

<386><387>

A M. LICHTWER.

Breslau, 2 mars 1758.

Sa Majesté le roi de Prusse, notre très-gracieux souverain, a reçu le livre que le conseiller de régence Lichtwer a bien voulu lui envoyer à la suite de sa lettre du 21 du mois précédent; et elle le remercie de l'attention qu'il a témoignée par là à Sa Majesté. Elle ne doute point que le sujet de son ouvrage et la façon dont il l'a traité ne lui fassent honneur.

Federic.

Au conseiller de régence Lichtwer,
à Halberstadt.

<388><389>

X. LETTRES DE FRÉDÉRIC AU FELD-MARÉCHAL DE KALCKSTEIN. (JUIN 1747 ET 21 JUIN 1758.)[Titelblatt]

<390><391>

1. AU FELD-MARÉCHAL DE KALCKSTEIN.

(1747.)

Je suis trop de vos amis pour ne pas prendre part au malheur imprévu qui vient de vous arriver.391-a Je vous prie de prendre votre parti et de vaincre vos premiers mouvements de douleur par la force de la raison. J'ai pris des mesures pour favoriser la fuite du coupable. C'est une étourderie inexcusable que de se jouer légèrement et par mégarde de la vie des hommes; mais il faut avouer qu'il n'y a aucune méchanceté ni noirceur dans le cas de votre fils. Souffrez que la morale que vous m'avez prêchée si souvent autrefois réfléchisse à présent sur vous, et gagnez assez d'empire sur l'accablement où je suppose que vous êtes, pour que le chagrin ne vous domine point et n'abrége pas vos jours.

Je suis avec bien de l'estime

Votre fidèle ami,
Federic.

<392>

AU LIEUTENANT DE KALCKSTEIN.392-a

Magdebourg, 13 juin 1747.

Pour répondre à votre lettre du 8 de ce mois, je vous dirai que, si j'ai encore quelque égard pour vous, ce n'est pas à cause de vous, qui vous en êtes rendu indigne par votre action très-étourdie, mais par considération pour votre digne et brave père. Cependant je trouve bon de vous placer au régiment de Flanss; c'est pourquoi vous devez vous y rendre, sans passer par Berlin ou ses environs, et sans vous y faire voir. Au reste, le malheur dont vous êtes cause vous pourra servir de remède et de correction de votre fougueux tempérament, que vous devez brider et soumettre à la raison, pour ne jamais retomber dans des fautes si condamnables, qui m'obligeraient de vous abandonner sans considération à la rigueur de la justice. Surtout vous devez reconnaître votre tort, sans chercher à l'excuser aucunement; car un pécheur qui veut s'exculper s'attire une double punition, et rend son émendation fort suspecte. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

Federic.

2. AU FELD-MARÉCHAL DE KALCKSTEIN.

Camp de Prossnitz, 21 juin 1758.



Mon cher maréchal,

Une suite de fatalités qui me poursuit depuis quelques années vient de m'enlever un frère que j'ai tendrement aimé, malgré les chagrins<393> qu'il m'a causés.393-a Sa mort m'impose le triste devoir d'avoir soin de ses enfants et de leur tenir lieu de père. Mon éloignement, et les grandes affaires dont je suis chargé, m'empêchent de vaquer à leur éducation; mais je vous conjure, par le fidèle attachement que vous avez toujours eu pour mon père et pour l'État, et par l'amitié que vous avez eue pour le défunt, et que je me flatte que vous avez pour moi, d'avoir l'œil sur l'éducation de ces pauvres enfants. Vous savez de quelle conséquence il est pour quelques millions d'âmes qu'ils soient bien élevés, avec des principes d'honnêtes gens et des sentiments conformes à notre gouvernement. Quoique votre santé soit faible, j'espère, mon cher maréchal, que, en bon patriote, vous voudrez, dans mon absence, accomplir mes devoirs. Cela ajoutera une obligation éternelle à tant d'autres obligations que je vous ai, et augmentera encore la haute estime et la reconnaissance avec laquelle je suis,



Mon cher maréchal,

Votre fidèle ami,
Federic.

<394><395>

XI. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. SULZER. (JUIN 1761.)[Titelblatt]

<396><397>

A M. SULZER.

(Juin 1761.)

Je suis d'autant plus sensible à votre attention d'avoir travaillé à honorer ceux qui servent si bien la patrie, que vous m'avez prévenu sur ce dessein, que j'aurais exécuté depuis longtemps, sans les circonstances présentes, qui ne me permettent pas toujours de donner, comme je le voudrais, à ceux qui se distinguent, les marques de considération qu'ils méritent.

Federic.

<398><399>

XII. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU BARON DE SCHÖNAICH. (24 SEPTEMBRE 1761.)[Titelblatt]

<400><401>

AU BARON DE SCHÖNAICH.

Bunzelwitz, 24 septembre 1761.

J'ai reçu, monsieur le baron de Schönaich, l'ouvrage de poésie que vous m'avez envoyé. Je vous remercie de votre attention; mais il sera difficile de saisir des instants, dans les circonstances présentes, pour lire des odes et des satires. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait dans sa sainte et digne garde.

Federic.

<402><403>

XIII. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. ANDRÉ DE GUDOWITSCH. (22 MAI 1762.)[Titelblatt]

<404><405>

A M. ANDRÉ DE GUDOWITSCH.

Quartier général de Bettlern, 22 mai 1762.



Monsieur le brigadier de Gudowitsch,

La lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, en date du 28 d'avril, me fournit une preuve bien agréable de votre attachement pour ma personne et pour mes intérêts. Les obligations que je vous ai sont d'une nature à ne jamais s'effacer de mon souvenir. Je ne saurais oublier que vous êtes l'heureux instrument dont la Providence s'est servie pour moyenner non seulement ma paix avec la cour de Russie, mais pour munir encore par l'amitié la plus étroite avec le plus généreux et le plus grand de tous les princes. Le zèle que vous marquez pour ses intérêts, et l'attachement que vous lui portez, vous donnent de nouveaux droits sur mon estime. Je serai charmé de pouvoir vous en donner des preuves, et vous m'obligerez en m'en fournissant vous-même l'occasion. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, monsieur le brigadier de Gudowitsch, en sa sainte et digne garde.

A cette lettre, écrite par un secrétaire, le Roi avait ajouté de sa main les lignes suivantes :

Je vous regarde, mon cher monsieur, comme la colombe qui porta la branche d'olivier à l'arche. Vous êtes le premier instrument dont la Providence s'est servie pour cimenter cette heureuse union<406> avec ce cher et admirable empereur. Je vous en conserve une reconnaissance éternelle, surtout ayant été témoin du sincère attachement que vous avez pour votre incomparable maître, et vous me trouverez prêt à vous faire plaisir en toute occasion.

Federic.


111-a Voyez t. II, p. 87.

115-a Il est probable que le Roi fait ici allusion à la IVe scène de l'acte III du Joueur de Regnard, telle que cette scène se trouve dans les anciennes éditions faites du vivant de l'auteur, où, au lieu des vers

De plus, à madame une telle, etc.,

on lisait d'abord ceux-ci :
Hector.

De plus, à Margot de la Plante,
Personne de ses droits usante et jouissante,
Est dû loyalement deux cent cinquante écus
Pour ses appointements de deux quartiers échus.

GÉRONTE.

Quelle est cette Margot?

Hector.

Monsieur ... c'est une fille ...
Chez laquelle mon maître .... Elle est vraiment gentille.

118-a Maupertuis fut fait prisonnier à la bataille de Mollwitz.

120-a Les quatre vers cités ici et altérés se trouvent, non dans le Dictionnaire de Bayle, mais dans les Œuvres de M. Honorat de Beuil, chevalier, seigneur de Racan, A Paris, 1728, t. II, p. 210; ils font partie de l'épigramme composée à l'occasion du Bouclier de la foi, de Pierre Du Moulin.

124-a C'est saint Paul qui est aux pieds de Gamaliel, Actes des apôtres, chap. XXII, v. 3.

132-a Voyez t. XIV, p. IV et 34.

135-a Le 10 août 1741. Voyez t. II, p. 92 et 93.

135-b Voyez t. II, p. 76 et 77.

140-a Voyez t. II, p. 93-95.

142-a Michel Nostradamus. mort, en 1566, à Salon en Provence, se croyait inspiré et comme miraculeusement éclairé sur l'avenir. Il mettait par écrit ces espèces de visions, et les publia en 1555, réduites en quatrains et rangées par centuries. La première édition ne renferme que sept centuries : les éditions suivantes en contiennent douze.

147-a M. Duhan de Jandun.

149-a Allusion au déiste anglais Tindal, qui était alors l'auteur favori de Jordan. Voyez ci-dessous, p. 166. Voyez aussi la lettre de Voltaire à Frédéric, du 3 août 1741, et la réponse de celui-ci, du 24.

150-a Voyez t. XIV. p. 44.

153-a Du 23 septembre 1741.

154-a Voyez t. XVI, Avertissement, no XII, et p. 203-209.

155-a Voyez t. X, p. 194, et t. XV, p. 219.

159-a Voyez t. II, p. 101.

17-a Le Journal des savants pour Vannée 1788. A Paris, 1788, in-4, p. 534-541 : Lettre (de Voltaire) sur les Éléments de la philosophie de Newton.

172-a Le village de Lösch. Cette action eut lieu le 14 mars. Voyez t. II, p. 126.

180-a Émeric de Vattel, né le 25 avril 1714 dans la principauté de Neufchâtel, y mourut le 28 décembre 1767. Son Droit des gens parut en 1758, en deux volumes in-4. Jordan désirait le faire entrer au service du Roi, mais il n'y réussit pas.

183-a Allusion à l'Épître aux Romains, chap. VIII, versets 38 et 39.

188-a Voyez t. VII, p. I—III, et p. 37-42.

196-a Voyez le sonnet de Scarron, Tout dépérit avec le temps.

200-a L'abbé de Saint-Pierre avait envoyé à Frédéric un de ses ouvrages sur la manière de rétablir et de consolider définitivement la paix en Europe. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 12 avril 1742. Voyez aussi t. IX, p. 36 et 165; t. XIV, p. 292 et 323 : t. XV, p. 71 et 152 : et t. XVI, p. 229.

201-a Madame du Châtelet.

206-2 Fleury.

211-a Il s'agit ici de la citadelle de Glatz. Voyez t. II, p. 133.

211-b Frédéric veut parler du feld-maréchal comte de Schwerin, qui quitta l'armée par jalousie de ce que le Roi avait confié au vieux prince Léopold d'Anhalt le commandement d'une armée dans la Haute-Silésie. Il la quitta de même brusquement, par une raison d'amour-propre, et partit de Prague pour Francfort-sur-l'Oder, le 4 novembre 1744. Voyez t. III, p. 82. Le comte de Schwerin avait combattu à Hochstädt sous Marlborough. Dès 1737, on l'appelait, à la cour de Berlin, Marlborough et le petit Marlborough. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff. A Tubingue, 1811, p. 176.

212-a Madame de Morrien. Voyez t. XIII, p. 10, et ci-dessus, p. 191 et 192.

226-a Envoyé de Danemark à la cour de Berlin.

23-a Philosophical Transactions. London, 1706, in-4, t. XXIV (1704, 1705), no 294. p. 1785.

23-b Robert Boyle, célèbre physicien anglais, mort en 1691.

231-a Voyez t. II, p. 161-169.

234-a Voyez t. VII, p. 40.

235-a Le jeune homme dont il est fait mention ici n'était autre que le pasteur Joachim-Frédéric Seegebart, alors aumônier dans le régiment d'infanterie du prince héréditaire Léopold d'Anhalt-Dessau, no 27. A la journée de Chotusitz, il encouragea, par l'intrépidité qu'il déploya, les soldats de son régiment, qui pliaient : de plus, il rallia plusieurs escadrons de cavalerie, et les ramena au combat. Sa conduite héroïque lui mérita l'approbation générale. Le Roi lui fit promettre par le prince Léopold la meilleure cure de ses États, et lui conféra en effet celle d'Etzin, près de Nauen, par un ordre de Cabinet daté du camp près Maleschau, 7 juin 1742, et conservé en original aux archives du chapitre de Brandebourg. Le pasteur Seegebart, né le 14 avril 1714 probablement dans le pays de Magdebourg, mais non à Wolmirstedt, comme on l'a prétendu, mourut à Etzin le 26 mai 1752. On trouve un rapport circonstancié sur sa belle conduite à la bataille de Chotusitz dans le journal allemand (de H. de Bülow) Annalen des Krieges und der Staatskunde. Berlin, 1806, t. III, p. 163-169, et dans l'ouvrage que M. Fickert a publié sous le titre de : Das Tagebuch des Feldpredigers J. F. Seegebart, und sein Brief an J. D. Michaelis (du 24 mai 1742), Breslau, 1849, p. IV—VIII, et p. 64-67.

240-a Fille de madame de Rocoulle. Voyez t. XVI, Avertissement, no XII, et p. 209 et 210.

240-b Mademoiselle Auguste-Marie-Bernardine de Tettau, fille du lieutenant-colonel Charles de Tettau, et dame d'honneur de la reine Élisabeth-Christine; née à Stettin le 2 décembre 1721, elle mourut à Magdebourg en octobre 1762.

242-a Voyez t. II, p. 140 et 168.

243-a Frédéric attribue ici à un maître de poste le trait de courage du pasteur Seegebart à la bataille de Chotusitz.

25-a Boileau, Art poétique, chant I, vers 1.

254-a Les préliminaires de la paix furent signés à Breslau le 11 juin 1742. Voyez t. II, p. 145.

255-a Ces vingt-cinq vers se trouvent aussi en tête de la lettre du Roi à Voltaire, du 18 juin 1742, mais avec quelques variantes.

260-a Jean Harper, peintre suédois, né à Stockholm en 1688, vint à Berlin en 1712, fut nommé peintre de la cour en 1716, et mourut à Potsdam en 1746.

260-b Poitier. Voyez t. XV, p. 219 et 220.

268-a Le Ier chant du Poëme sur la Guerre de Silésie, par M. de Francheville, n'ayant pas obtenu l'approbation du Roi, la continuation n'en fut pas imprimée. Voyez Historische Schilderung von Berlin (par M. König), Ve partie, t. II, p. 180. Voyez aussi notre édition des Œuvres de Frédéric, t. IX, p. XIII.

268-b César et Cléopâtre, opéra de Graun, représenté pour l'inauguration de la salle d'opéra de Berlin, le 7 décembre 1742.

269-a Voyez t. IX, p. 62.

27-a Considérations sur les couses de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). chap. XII.

27-b C'est Momus qui donne ce conseil à Jupiter, dans le Jupiter Tragoedus de Lucien, chap. XLV.

270-a Voyez, t. X, p. 78, et t. XIV, p. 98.

270-b Didier baron de Keyserlingk, surnommé Césarion par le Roi. Voyez t. X. p. 24.

271-a Le baron de Knobelsdorff, architecte du Roi. Voyez t. XI. p. 227.

271-b Le marquis d'Argens, seigneur des Éguilles, près d'Aix en Provence, établi à Berlin depuis le mois de juillet 1742. Voyez t. X, p. 101.

271-c Le baron de Pöllnitz.

271-d Veuve du ministre d'État de ce nom, et grande gouvernante de la reine Élisabeth-Christine.

271-e Mademoiselle de Tettau. Voyez ci-dessus, p. 240.

272-a Voyez t. XIV, p. IV et 34; voyez aussi t. I, p. 262, et t. VI, p. 250.

273-3 Cardinal Fleury, mort alors.

273-4 Jordan avait l'inspection des universités, de la maison de travail et de la maison des fous.

273-a Voyez, t. XI, p. 82 et 83, où cette pièce est imprimée avec quelques variantes, sous le titre de : Vers à Jordan, sur la comète qui parut en 1743.

273-b Voyez t. X, p. 250, et t. XI, p. 82.

273-c Voyez t. XI, p. 83.

274-a Malgré sa profession de foi catholique très-formelle, Voltaire fut pour cette ibis écarté de l'Académie par les intrigues de Maurepas et de Boyer, évêque de Mirepoix.

275-a Paul-Émile de Mauclerc, pasteur à Stettin, où il mourut le 11 septembre 1742, dans sa quarante-cinquième année.

275-b Cette lettre était la première que Frédéric écrivît à Jordan après son retour de Stettin.

275-c Voyez t. XI, p. 133 et 134.

276-a Voyez t. XV, p. 219, et ci-dessus, p. 260.

278-a Jordan s'appelait Charles-Étienne.

278-b Pasteurs de l'église française de Berlin.

28-a Voyez t. XVI, p. 140, 160, 207 et 401.

280-a Voyez t. XIV, p. 103-106.

280-b Allusion aux Lettres juives du marquis d'Argens, publiées en 1736.

282-a Voyez t. III, p. 38-42.

286-a Envoyé de l'empereur Charles VII à la cour de Berlin.

288-a Voyez t. III, p. 61.

289-a Voyez t. III. p. 63.

290-a Voyez t. III. p. 63 et 64. et p. 90.

299-a Voyez t. XVI, p. 31, 34, 35, 55, 56, 60 et 80.

3-a L'écritoire dont il est fait mention dans la correspondance de Frédéric avec Voltaire, au mois d'août 1738.

30-a M. Girard, négociant, à Berlin.

30-b Guillaume Schilling, lieutenant au régiment du Prince royal, alors en recrutement à Bruxelles.

30-c Voyez les Plaideurs, comédie de Racine, acte I, scène VII.

300-+ J'ai reçu cette lettre, avec une petite bague, le 26 de juillet 1733.

300-a M. Duhan avait été relégué à Memel à cause du dévouement qu'il avait témoigné au Prince royal lorsque celui-ci avait encouru la disgrâce du Roi son père. Voyez t. VII, p. 12.

301-a Philippine-Charlotte, duchesse de Brunswic.

303-a Imitation de la Henriade, chant II, vers 109-112, où Henri IV, racontant les malheurs de la France à la reine Élisabeth, parle de l'amiral Coligny en ces termes :

Je lui dois tout, madame, il faut que je l'avoue :
Et d'un peu de vertu si l'Europe me loue.
Si Rome a souvent même estimé mes exploits.
C'est à vous, ombre illustre, à vous que je le dois.

Voyez t. XVI. p. 302.

306-a M. Duhan de Vence, général au service de Hollande depuis 1779, mort à Berlin le 22 janvier 1784.

308-5 C'est Cicéron qui dit la même chose. Federic [L'Auteur cite souvent ce passage du discours pour Archias : p. e. t. VIII, p. 156 et 304; t. IX, p. 205 : t. X, p. 69; t. XIII, p. 142; t. XIV, p. 99; et t. XVI, p. 226.]

312-a Ce vers, qui est de Virgile (Géorgiques, livre II, v. 490), mais qui se rapporte à Lucrèce, est également attribué par le Roi à Lucrèce lui-même, t. VIII, p. 41.

312-b Cette pièce de vers se trouve au t. XI, p. 77-79. Elle y est intitulée : Vers faits dans la campagne du Rhin en 1734. En envoyant ces vers à Voltaire, au mois de juin 1738, Frédéric les intitula : Le Philosophe guerrier.

313-a Le même jour, Frédéric se fit recevoir franc-maçon à Brunswic. Voyez t. XVI. p. 221.

315-a De la main d'un secrétaire.

315-b De la main du Roi.

316-a La bataille de Chotusitz, qui eut lieu le 17 mai, et que la paix de Breslau suivit de près.

317-a M. Jordan, sur la mort de qui ces vers renferment des plaintes si touchantes, ne mourut que le 24 mai.

32-a Voyez, t. XI, p. 57.

320-a Celle de Hohenfriedeberg.

321-a Mort le 13 août.

322-a Le Roi avait perdu ses bagages à la bataille de Soor, le 30 septembre 1745. Voyez t. III, p. 108.

324-a Le vieux domestique de M. Jordan.

326-a Voyez ci-dessus, p. 317 et 321.

328-a Allusion à la victoire de Hennersdorf, remportée le 23 novembre. Voyez t. III, p. 172 et 173.

33-a Voyez t. VIII, p. 51-63.

331-a Madame la veuve Duhan, à qui cette lettre de Cabinet est adressée, était la mère de M. Duhan de Jandun. Sa fille, dont il est question ici, et à qui la lettre suivante est adressée, épousa M. de Lamelouze; ses deux fils dont le Roi promet d'avoir soin, MM. Duhan de Vence et Duhan de Crêvecœur, moururent au service de Hollande, le premier avec le grade de général.

331-b Madame la veuve de Lamelouze possédait, sous les Tilleuls, la maison (no 6) à droite de celle qui était connue autrefois sous le nom de palais de la princesse Amélie, et qui appartient maintenant à S. M. l'empereur de Russie.

335-a La Victoire de Soor, remportée le 30 septembre 1745. Voyez t. III, p. 151-159.

337-a Allusion à la bataille de Kesselsdorf, qui avait eu lieu le 15 décembre 1745. Voyez t. III, p. 184-189.

338-a Dans les Lettres et mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, Paris, 1794, t. II, p. 200, cette lettre ne porte que la date inexacte : Du 19 mai 1746.

342-a La lettre du maréchal de Saxe dont le Roi parle, datée du camp de Tongres, le 14 octobre 1746, et contenant un rapport sur la bataille de Rocoux, est purement militaire; c'est pour cela que nous ne l'imprimons pas ici. Elle se trouve dans les Lettres et mémoires choisis parmi les papiers originaux du maréchal de Saxe, t. III, p. 272-275. Le manuscrit original en est conservé aux archives du grand état-major de l'armée, à Berlin.

342-b Voyez t. III, p. 65 et 98, t. VII, p. 91, et la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, du 28 mai 1759.

344-a Le maréchal de Saxe vint à Berlin le 13 juillet 1749; il logea à l'hôtel Vincent (voyez t. X, p. 99), et se rendit le 15 à Sans-Souci. Il partit pour Dresde le 16. Le Roi lui avait donné son portrait et une tabatière de prix.

344-b En 1707. Voyez t. X, p. 314, et t. XI, p. 192.

344-c Voyez t. III, p. 110 et 111.

349-a Le Palladion. Voyez t. XI, p. v, et p. 177-318.

350-a Cette lettre porte, mais par erreur, la date de 1754 dans les Mémoires du marquis de Valori, t. II, p. 334.

350-b Nom d'un des héros du Roland furieux de l'Arioste, que Frédéric donnait au marquis de Valori.

355-a Le marquis d'Argens. Voyez ci-dessus, p. 197.

356-a De la main d'un autre conseiller de Cabinet que le corps de la lettre.

356-b Voyez t. III, p. 27.

358-a De la main du Roi.

36-a Voltaire dit, dans l'Épître à Genonville (1719) :

Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu'a notre ami Chaulieu de parler de lui-même :

et dans son Epître à M. le duc de Sully (1720) :

L'éternel abbé de Chaulieu
Paraîtra bientôt devant Dieu.

L'abbé de Chaulieu, né en 1639, mourut en 1720.

36-b Voyez t. XIV, p. VI et 81 : et t. XVI, p. 415.

36-c Le marquis de La Chétardie, jusqu'alors envoyé de France à Berlin. Voyez ci-dessus, p. 28.

36-d Allusion à l'amour de Louis XV pour la comtesse Louise-Julie de Mailli-Nesle. Voyez t. XII, p. 68.

360-a Copié exactement sur l'original.

362-a De la main du Roi.

363-a Voyez t. X, p. 114.

364-a Le général-major Samuel de Polentz, drossart de Ziesar, mourut le 28 janvier 1746. Voyez t. III, p. 188.

365-a La duchesse Louise de Saxe-Gotha était accouchée, le 9 mars 1746, d'une fille qui fut nommée Sophie et mourut le 30 du même mois.

365-b Cet ouvrage nous est inconnu. Il n'en est pas fait mention dans l'Éloge de M. le comte de Gotter, qui se trouve dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres. Année 1763. A Berlin, 1770, p. 551-558.

366-a De la main du Roi.

367-a De la main du Roi.

367-b Précieuse âme. Voyez ci-dessus le post-scriptum de la lettre du 16 février 1745.

368-a Épîtres, liv. I, ép. 7, v. 13.

37-a Voyez t. VIII, p. 65-184, et 185-336.

373-a La Figure de la terre, déterminée par les observations de MM. de Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier, Outhier et Celsius. Par M. de Maupertuis. A Paris, de l'imprimerie royale. 1738.

374-a Après la réception de cette lettre, Frédéric fit expédier, le 1er février 1746, la patente demandée, et M. de Maupertuis fut installé dans sa charge le 3 mars suivant.

376-a Voyez t. I, p. XXXVII; t. VII, p. 11; t. IX, p. II, VI, VII et X; et t. X, p. 25.

377-a Frédéric fait probablement allusion à l'impression des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, dont il était alors très-occupé, et où il se faisait aider par son secrétaire Darget.

378-a Voyez t. I, p. LI.

378-b Mémoires pour servir à l'histoire de la maison de Brandebourg. Au donjon du château, 1751, quatre cent quatre-vingt-dix-huit pages in-4.

378-c Mémoires pour servir à l'histoire de la maison de Brandebourg. A Berlin et à la Haye, chez Jean Néaulme, libraire, 1751. Avec privilége de S. M. Prussienne. Trois cent quatre-vingt-cinq pages in-4. Voyez t. I, p. XXXV—XXXVII.

378-d La Vie de Frédéric-Guillaume Ier et le traité Du Militaire manquent dans l'édition de Néaulme : mais on y trouve la Dissertation sur les raisons d'établir ou d'abroger les lois, omise dans l'édition Au donjon du château.

383-a Sainte Thérèse, fondatrice de l'ordre des carmélites, née à Avila, en Espagne, mourut en 1582. et fut canonisée, en 1622, par le pape Grégoire XV.

384-a Dans la Phèdre de Racine, acte II. scène II, Hippolyte dit à Aricie, en lui déclarant son amour :

Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés.
Qu'Hippolyte sans vous n'aurait jamais formés.

391-a Le fîls du feld-maréchal avait tué un tambour dans un accès de colère.

392-a Louis-Charles de Kalckstein, qui fut élevé au grade de feld-maréchal le 20 mai 1798.

393-a Voyez, t. IV, p. 150-154, et 252.

40-a Voyez t. XVI, p. 298.

42-a Catherine, fille de Jean de Vivonne, marquis de Pisani. habile diplomate français, était née à Rome vers 1588. Elle se rendit en France avec son père, et y épousa le marquis de Rambouillet. Sa maison ne tarda pas à devenir le rendez-vous des beaux esprits et des femmes les plus aimables du temps. La marquise de Rambouillet mourut à Paris en 1665.

42-b Le Roi publia plus tard un Choir des meilleures pièces de madame Deshoulières et de l'abbé de Chaulieu. A Berlin, chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi. MDCCLXXVII, cent quatre-vingt-huit pages in-8. Voyez t. X, p. 109.

44-a Voyez, t. XVI, Avertissement, no IX, et p. 137-192.

48-a Voltaire, qui alla rendre ses devoirs au Moi au château de Moyland, près de Clèves, le 11 septembre 1740.

55-a Voyez t. XIV, p. 52-55.

56-1 Le banquier. [Voyez t. I, p. 110.]

56-a Voyez t. I, p. XLIII.

57-a Voyez t. XIV, p. 54.

57-b Voyez t. XIV, p. 61.

58-a Le capitaine Fouqué eut avec le prince Léopold d'Anhalt-Dessau des démêlés qui le forcèrent à quitter le service de Prusse. Il entra dans l'armée danoise.

58-b Le feld-maréchal de Grumbkow, mort le 18 mars 1739. Voyez t. XIV, p. 194, et t. XVI, Avertissement, no IV, et p. 37-107.

6-a Les Considérations sur l'état présent du corps politique de l'Europe. Voyez t. VIII,p. 1-32.

60-a Frédéric partit de Berlin pour Königsberg le 7 juillet 1739. Voyez sa lettre à Voltaire, du même jour.

61-a L'acte de donation par lequel Frédéric-Guillaume Ier fit présent à son fils de ses haras de Prusse est daté du 19 juillet 1739. Voyez t. XVI, p. 180, 260, 261 et 410.

61-b Négociant de Berlin.

62-a Voyez t. VII, p. 108.

64-a Voyez t. VIII, p. II—IV, et 51-63; et ci-dessus, p. 33 et 34.

65-a M. Jean des Champs. Voyez t. XIV, p. 323, et t. XVI, p. 304, 320 et 322.

66-a Frédéric baron de Wylich, capitaine au régiment du Prince royal. Il parvint dans la suite au grade de lieutenant-général, et mourut en 1770. Voyez t. II, p. 143, et t. XVI, p. 222.

67-a Voyez t. XVI, p. 393.

69-a Voyez t. XIV, p. 57-60.

73-a Voyez t. XIV, p. 181-187.

73-b La marquise du Châtelet.

76-a Étienne Fourmont, mort en 1745, était un des érudits les plus laborieux du commencement du dix-huitième siècle. Frédéric lui compare ici en badinant M. Charles Du Molard, qui lui avait été recommandé par Voltaire. Voyez la lettre de Frédéric à celui-ci, du commencement d'octobre 1740.

76-b Voyez ci-dessus, p. 48.

78-a Voltaire.

78-b Algarotti.

79-a Voltaire.

8-a Tentamina exrperimentorum naturalium captorum in Academia del Cimenta. Ex italico in latinum sermonem conversa. Quibus commentarios, nova expérimenta et orationem de methodo instituendi expérimenta physica addidit Petrus van Musschenbroek. Lugduni Batavorum, 1731, in-4.

86-a Voyez t. XVI, p. 343.

86-b Voyez t. II, p. 67 et 68.

87-a Voyez t. XV, Avertissement, nos XXVI et XXVII, et p. 205, 206 et 207.

89-a Voyez son Dictionnaire, à l'article Kotterus, qui commence ainsi : « Christophle Kotterus est un des trois fanatiques dont on publia les visions à Amsterdam, en l'année 1657, sous le titre de Lux in tenebris. »

9-a Jean-Ernest de Pöltz, lieutenant au régiment du Prince royal, et alors en recrutement en France. Voyez t. XVI, p. 140.

90-a Il faut probablement lire ici Berlin, et non Glogau, nom qui se trouve pourtant dans le manuscrit.

92-a Histoire de Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse, etc. Par M. de M ... (Mauvillon ). A Amsterdam et Leipzig, chez Arkstée et Markus, 1741, deux volumes petit in-12.

92-b Histoire de la vie et du règne de Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, etc. A la Haye, chez Adrien Moetjens, 1741, deux volumes petit in-8.

94-a Le prince Auguste-Guillaume.

98-a Le Roi veut parler du combat de Baumgarten, qui avait eu lieu le 27 février. Voyez t. II, p. 76.

II-a Frédéric dit dans son Éloge de Jordan : « Monseigneur le Prince royal l'appela à son service au mois de septembre 1736; » et dans sa lettre à Suhm, du 15 août 1736 : « Gresset vient chez moi, et avec lui l'abbé Jordan, etc. » Ce fut dans cette visite que Frédéric, qui voulait lire la Morale de Wolff en français, chargea M. Jordan d'en faire la traduction. Celui-ci se mit tout de suite à l'œuvre. Voyez t. XVI, p. 303 et 304, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 8 février 1737.

IV-a La dernière phrase de ce passage a été modifiée comme suit dans la seconde édition de l'Histoire de Maurice comte de Saxe. A Paris, 1775, in-4, t. II, p. 488 : « Il est fâcheux pour l'instruction des militaires que les lettres de ce monarque n'aient pas été rendues publiques. »

V-a Voyez t. IV, p. 13 et 14.

V-b Voyez t. XIV, p. 296 et 297.

VIII-a Voyez ci-dessous, p. 73, 79, 86, 97, 99, 103, 109, 118 et 119.

VIII-b Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, du Ier septembre 1740.

XI-a Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LVI, p. 295 et 298.

XII-a Cette lettre, sans date, est la réponse à la lettre du marquis d'Argens, du 16 février 1762.