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102. AU MARQUIS D'ARGENS.

Janvier 1760.

Il me semble, mon cher marquis, que votre prophète frise le bel esprit. Il faut que ce soit un grand génie qui s'ouvre une carrière nouvelle;

Car, marquis, jamais Isaïe,
Ou Habacuc, ou Jérémie,
Chez les Juifs vaincus et contrits,
N'eurent, je pense, la manie
De passer pour de beaux esprits.

Le malheur rend craintif, et la peur, superstitieux. Je ne m'étonne pas que des gens qui annoncent l'avenir avec effronterie et assurance trouvent des esprits crédules qui ajoutent foi à leurs prédictions.

Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.a

Je souhaiterais que nous pussions rire plus à notre aise de ces balivernes, mais l'envie de rire m'est passée. Je suis frappé de trop de malheurs, et environné de trop d'embarras; avec cela, il me reste trop peu d'espérances pour que je puisse m'égayer.

Je vous envoie une odeb que j'ai faite pour mon neveu; ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est que cette ode n'est point remplie de mensonges, et qu'elle n'est que trop modeste pour la personne qui en est le héros. J'ai eu une fluxion à la joue, qui m'a fait souffrir le martyre. J'ai été attaqué par tous les fléaux du ciel, et, malgré cela, je vis, et je vois cette lumière que je désire cent fois qui soit éteinte pour moi. Enfin il faut que tout homme subisse son destin. Je souhaite que le vôtre soit heureux, et que vous n'oubliiez pas un ami qui est


a Boileau, Art poétique, chant I, dernier vers. Voyez t. X, p. 157, et t. XIV, p. 294.

b Ode au prince héréditaire de Brunswic; t. XII, p. 25.