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101. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 24 janvier 1760.



Sire.

J'ai d'abord remis les exemplaires à monseigneur le prince Ferdinand et à M. le général Seydlitz. Je ne saurais exprimer à V. M. combien S. A. R. a été sensible au présent de V. M. Sa santé est beaucoup meilleure; sa maladie n'est plus qu'un reste de faiblesse de nerfs qui se rétablira entièrement dès que la saison deviendra meilleure.

Mon prophète, dont vous vous moquez, continue à prédire pour cette année monts et merveilles. Je ne sais si c'est un faux prophète, mais je sais bien qu'il ne manque pas d'esprit; V. M. pourra en juger par deux réponses qu'il a faites depuis peu de jours, l'une à un théologien, et l'autre à un prince. Le théologien est un nommé M. Süssmilch, pasteur et luthérien rigide. « Vous ne savez, dit-il à mon prophète, ni le grec, ni le latin; comment pouvez-vous, sur une traduction allemande de la Bible grecque, juger de ce qu'elle contient? - Monsieur, répondit le Daniel de Berlin, la traduction allemande ne rend donc pas le sens de l'Écriture? Si cela est, comment osezvous la proposer aux chrétiens comme contenant la pure parole de Dieu? Ou il faut convenir que je puis comprendre le véritable sens de la Bible sur une traduction approuvée par tous les synodes, ou il faut avouer que tous les ministres luthériens trompent ceux dont ils se disent pasteurs. » M. Süssmilch s'est tu, et il a bien fait, car il n'avait rien de bon à répondre. Je viens à présent à la réponse faite au prince; c'est au margrave de Schwedt. Il demanda à cet homme s'il était vrai qu'il se mêlât de faire des prédictions. « J'ai été assez heureux, répondit-il, pour annoncer quelques vérités. - Allez, dit le margrave, vous êtes fou. - Ma femme, répondit le prophète, qui est une sotte, me le dit tous les jours; mais je ne fais aucune atten<136>tion à ce qu'elle me dit, parce que je connais la portée de son esprit. » Je ne sais si Daniel, Jérémie, Habacuc et tous les prophètes grands et petits auraient répondu plus finement. V. M. dira peut-être que mon prophète aurait mérité quelques coups de bâton; je n'ai rien à dire à cela, si ce n'est qu'on peut mériter d'être battu parce qu'on a fait une réponse ingénieuse, mais impertinente. Vous allez croire, Sire, que me voilà à demi converti, et que je vais bientôt croire aux prophètes anciens, puisque je crois déjà aux modernes. Mais je suis bien aise d'avertir V. M. que je suis toujours un bon et fidèle sectateur d'Épicure. Je ne puis cependant me refuser à l'évidence, et voici un fait que je tiens de la bouche d'un ministre luthérien, homme d'esprit et de notre Académie des sciences. Un mois avant la bataille de Cüstrin,136-a mon prophète va chez ce ministre, et lui dit : « Monsieur, je viens vous avertir que dans trente jours le Roi gagnera une bataille sanglante sur les Russes; près de quinze mille seront tués, et resteront longtemps sur le champ de bataille pour servir de pâture aux oiseaux. » Le jour que cet homme avait prédit fut précisément celui du jour de la bataille. Je sais bien que c'est le hasard qui a vérifié les prédictions de cet homme; mais il faut convenir que c'est un singulier hasard. Si j'étais assuré que l'événement voulût m'être aussi favorable, je me mêlerais d'être prophète; cela ferait enrager Voltaire, et il n'oserait plus se moquer des gens qui exalteraient leur âme. J'ai l'honneur, etc.


136-a Ou plutôt de Zorndorf, près de Custrin.