103. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 4 février 1760.



Sire,

J'ai relu cinq fois votre ode au prince votre neveu. Cet ouvrage est véritablement digne de vous et de lui. C'est l'éloge le plus grand que l'on puisse faire, et en même temps le plus vrai. Après avoir employé la critique la plus sévère, je n'ai trouvé qu'un seul vers qui m'a paru un peu prosaïque; le voici :

Je puis au moins prévoir par mes heureux présages.

Cela me paraît un peu dur à l'oreille, et les mots puis, prévoir, présages, dans un seul vers, forment un son qui n'est pas aussi harmonieux que tout le reste de cette belle ode, dont Rousseau se serait fait honneur, et qui est, je le répète encore, véritablement digne du héros qui l'a composée et du héros auquel elle est adressée.

Vous plaisantez sur mon prophète. Voici bien une autre chose que des prophéties. Un de nos académiciens, M. Gleditsch, soutient que M. de Maupertuis lui a apparu dans la salle de l'Académie, à côté de la pendule, et qu'il l'a vu pendant près d'un quart d'heure de suite. Cela fait ici un bruit étonnant. Après cela, continuez de faire l'incrédule! Quant à moi, j'ai résolu de faire dire deux messes pour le repos de l'âme du président, afin que, s'il lui prend envie de jouer le rôle d'un vampire, il me laisse dormir en repos, et aille à Genève sucer et tourmenter le sieur Arouet de Voltaire.

<139>Je suis toujours persuadé que, malgré les fâcheux accidents de l'année passée, vous serez heureux dans celle où nous venons d'entrer; et, quelque chose que vous puissiez me dire, vous ne me convaincrez pas du contraire, surtout s'il est vrai, comme on le dit ici, que les Anglais enverront une flotte dans la mer Baltique. La fortune, il est vrai, a depuis quelque temps semblé vous être moins favorable; mais, sans croire ni aux prophéties, ni aux revenants, je ne puis m'empêcher de céder à certains pressentiments qui me disent que vous résisterez à tous vos ennemis, et qu'à la fin vous prendrez entièrement le dessus sur eux. Avant les batailles de Rossbach et de Lissa, je vous écrivais la même chose. La situation des affaires était bien différente de celle d'aujourd'hui; ma sécurité semblait encore plus déplacée : le temps ne tarda pas à la justifier.

Mgr le prince de Bevern m'a écrit une lettre en faveur d'un gentilhomme francais139-a qui lui avait été recommandé, et dont je connais toute la famille. Je l'ai vu lui-même, il y a quelques années, lorsque j'étais en France. Une affaire d'honneur qu'il eut l'obligea de sortir du royaume et de se retirer à Nice. Sa famille m'ayant écrit pour me le recommander, il vint me voir à Menton. Depuis ce temps, ne pouvant plus rentrer en France, il passa, au commencement de la guerre, au Canada, où il a servi avec distinction. N'y ayant plus rien à faire dans ce pays, et ne pouvant rester en France, il a pris le parti de servir dans les autres pays. Je puis répondre à V. M., à son sujet, de trois choses : la première, c'est qu'il a beaucoup de valeur; la seconde, c'est qu'il a de la probité; et la troisième, qu'il est d'une des meilleures maisons, je ne dis pas de sa province, mais de tout le royaume. Quant au bon sens, c'est un article dont je ne suis jamais caution pour un Français, et surtout pour un Provençal. Il sait fort bien l'italien et passablement l'allemand; du moins il s'explique assez pour être entendu dans cette dernière langue. Il souhaiterait entrer dans un ba<140>taillon franc. Il a environ trente-deux ans, est d'une jolie figure. Lorsqu'il quitta la France, il était lieutenant dans le régiment de Champagne; en Canada, il était capitaine, et a souvent eu l'honneur de voir rôtir et manger des hommes par les sauvages. Si V. M. juge à propos de lui faire donner une lieutenance, il sera très-satisfait, et, comme il ne manque de rien, il fera d'abord l'équipage dont peut avoir besoin un lieutenant d'un bataillon franc. J'aurai l'honneur de dire encore à V. M. que je réponds, pour le sujet que je lui propose, de la naissance, de la probité et de la bravoure. Je la supplie de me faire la grâce de me répondre un mot, pour que je ne fasse point manger son argent inutilement à ce jeune homme. J'ai l'honneur, etc.


139-a M. de Foresta.