109. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 7 mars 1760.



Sire,

Il s'en faut de beaucoup que mon prophète n'annonce plus l'avenir. Il soutient toujours que nous serons aussi heureux cette année que nous avons été malheureux l'année passée; il offre d'être puni comme<149> un imposteur et d'être enfermé comme un fou, s'il se trompe dans ses prédictions. Quant à moi, sans avoir l'honneur d'être prophète, je suis convaincu que nos affaires iront très-bien. Vous vous défiez de la fortune? Je ne saurais, Sire, vous blâmer à ce sujet; elle vous a été peu favorable dans cette dernière campagne. Mais ce qui me rassure, c'est que je vois que, lorsqu'elle a semblé vouloir entièrement vous abandonner, elle a tout à coup fourni des moyens pour réparer les pertes qu'elle avait causées. On doit craindre pour la cause publique quand les funestes événements sont arrivés par la faute de cette cause publique; mais dans toutes nos infortunes passées, je ne vois que des particuliers en faute, et jamais l'armée ni le souverain. La bataille de Francfort contre les Russes n'aurait jamais eu lieu, si, lorsque l'armée prussienne entra en Pologne, elle eût été conduite différemment qu'elle ne le fut. Les soldats prussiens se sont rendus prisonniers à Maxen, et ont mis les armes bas; mais les soldats prussiens ne font pas les capitulations, ce sont ceux qui les commandent. La dixième légion149-a se serait rendue prisonnière, si, César étant absent, les chefs de cette légion avaient jugé à propos de se rendre. On dit ici à Berlin une nouvelle qu'on assure être certaine : c'est que vous commanderez la grande armée contre les Autrichiens, le prince Henri l'armée contre les Russes, et le général Fouqué un corps détaché. Je ne sais pas, Sire, le secret d'exalter mon âme et de lire dans les mystères des dieux; mais, sur cette simple disposition des forces et des armées de V. M., je veux perdre la tête, si vous ne vous mettez pas au-dessus de tous vos ennemis. Votre plus grande peine, Sire, pendant la durée de cette guerre, a été de réparer des fautes où vous n'aviez aucune part, et vous allez employer des généraux qui n'en ont jamais commis.

Toutes les gazettes assurent que les Anglais enverront une flotte dans la mer Baltique; s'ils le font, c'est une des meilleures choses qu'ils<150> auront exécutées pendant cette guerre. Si quelques misérables vues de commerce les empêchent d'agir aussi sensément, ils méritent de perdre l'estime que les belles choses qu'ils ont faites depuis deux ans leur ont acquise.

V. M. a trop de complaisance de faire la moindre attention aux faibles remarques que j'ai osé lui communiquer; les changements qu'elle a faits me paraissent excellents, et rendent cette Épître de la plus grande correction. Les vers, Sire, que vous faites pendant la guerre ont toute l'harmonie et la douce mélodie de ceux que les Muses dictent dans la plus profonde paix. J'ai l'honneur, etc.


149-a Jules César, Commentaires sur la guerre des Gaules, liv. I, chap. 40, 41, 42.