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130. AU MARQUIS D'ARGENS.

Meissen, mai 1760.

Il y a, mon cher marquis, une grande différence entre la dialectique et l'art conjectural. Les raisonnements des géomètres sont rigoureux et exacts, parce qu'ils portent sur des objets possibles ou palpables de la nature; mais, lorsqu'il faut deviner des combinaisons, la moindre ignorance de faits incertains et obscurs interrompt la chaîne, on se trompe à tout moment. Ce n'est point faute de justesse d'esprit, mais faute de notions conformes à la vérité, et parce que l'esprit des hommes change, et qu'il est impossible de deviner tous les caprices qui leur passent par la tête. Voilà pourquoi, mon cher marquis, vous vous êtes trompé sur le jugement que vous portez des Français; ils ne feront la paix que lorsque leur subversion sera parvenue à son comble. Vous vous trompez de même sur le sujet d'une autre nation, parce que vous n'êtes pas devin, et par conséquent il vous est impossible de vous représenter les choses dans la vérité. Vous vous trompez encore sur le sujet de mon armée. Toutes ces erreurs que je vous cite, votre esprit n'en est point coupable; mais votre raisonnement, conséquent d'ailleurs, s'appuie sur de faux principes. Oui, j'ai dit que, avec cinquante mille hommes, un général qui entendait son métier pourrait tenir tête à quatre-vingt mille; mais je n'ai jamais dit qu'avec cinquante mille hommes on pût se soutenir contre six-vingt mille, car, pourvu que le général qui commande cette grande armée ne soit pas un automate, il viendra à bout de son ennemi par ses détachements, et dans peu il l'écrasera. Pour moi, mon cher marquis, que ma malheureuse étoile a condamné à philosopher sur les futurs contingents et sur les probabilités, j'emploie toute mon attention à bien examiner le principe dont il faut partir pour raisonner, et à me procurer sur ce point toutes les connais<191>sances possibles; tout l'édifice que j'élève sans cette précaution périt par sa base, et tombe comme une maison de cartes. Je suis bien aise que vous, philosophe, vous vous soyez convaincu, par votre petite expérience, de la difficulté qu'il y a de guider sa marche dans ces ténèbres, lorsqu'on manque de fanal et même de feux follets pour s'éclairer. Voilà pourquoi il faut juger avec indulgence les politiques et les guerriers. Il faut que l'on convienne qu'une fausse nouvelle, un mouvement de l'ennemi que le général ignore, lui font commettre nombre de fautes, et il se trouve des cas où son ignorance est invincible. Les politiques en sont logés là tout de même; la fantaisie d'un souverain, quelque intrigue de cour, la mort d'une créature chèrement achetée, détraque tout leur système, et, malgré toute leur prévoyance, ils ne peuvent empêcher la fortune d'exercer son empire. Passez-moi ces réflexions; elles peuvent me servir d'apologie et vous convaincre au moins que je ne suis pas la cause directe de toutes les sottises qu'il m'est arrivé de faire. Si je vous faisais le fidèle tableau de ma situation, vous trouveriez du premier coup d'œil les sujets des grands embarras où je suis, et vous seriez obligé d'avouer que la prudence humaine se trouve trop courte pour s'en démêler.

J'en viens au graveur. Il ne faut donner au libraire que les planches qui conviennent aux Poésies diverses, et il faut que Schmidt garde les autres.

Je vous félicite, mon cher marquis, sur vos beaux meubles. On travaille à votre service à force, et je me flatte que vous en serez très-content. J'espère qu'il sera achevé dans la quinzaine; je le ferai partir tout aussitôt, si je me trouve encore ici.

Adieu, mon cher marquis. Philosophez tranquillement à Berlin, et rendez grâces à votre étoile, qui ne vous oblige pas de philosopher sur les futurs contingents et sur les caprices des hommes. Je suis votre fidèle ami. Vale.