193. AU MÊME.

Strehlen, 27 septembre 1761.

Je vois, mon cher marquis, qu'il y a une grande différence d'envisager les événements en général, ou d'en connaître le détail. Ce sont ces détails qui en font apercevoir les bonnes ou mauvaises suites, et c'est précisément de quoi je dois m'occuper. Ainsi ne vous étonnez pas si les mêmes événements nous paraissent si différents, et s'il arrive que vous prenez pour des bagatelles ce que j'envisage comme de la plus grande importance. Je ne presse point cette matière, et je me garde bien de l'expliquer plus amplement. Cette campagne n'est certainement pas encore finie, et il faut attendre le mois de décembre<286> pour voir quelle en sera l'issue. Je crois que les Français ne pousseront pas leur pointe plus loin, et que le prince Ferdinand se trouvera cet hiver à peu près comme il a été le précédent. J'ai beau vouloir exalter mon âme, je n'en viens pas à bout. Elle est d'une trempe si massive, qu'elle ne voit ni ne connaît rien de l'avenir. Les politiques sont des aveugles qui se donnent les airs d'en vouloir guider d'autres. Si nos ennemis, avec des forces si considérables et avec une si grande puissance, ne peuvent dire jusqu'à quel point ils pousseront leurs progrès contre nous, comment moi, qui n'ai pour alliés que l'industrie et la témérité, comment voulez-vous que, dans ce trouble universel, dans cet assaut général que me donne toute l'Europe, je puisse deviner ce qui arrivera dans quinze jours d'ici, ce qui arrivera dans huit, et ce qui se passera demain? Nous sommes au milieu d'une tempête, d'un ouragan, si vous le voulez, et c'est alors que les pilotes se trompent le plus dans leur calcul. Je vous ai envoyé des vers que j'avais faits dans un moment d'espérance qui me causait une gaieté passagère. Le style de Jérémie serait à présent le plus convenable; lui, à ce que dit l'Écriture, qui savait seul proportionner les lamentations aux douleurs, s'il vivait, serait dans nos camps le poëte à la mode. Il y a, selon toutes les apparences, une de vos lettres égarée. Mais, quel qu'ait été son sort, l'ennemi, s'il l'a prise, n'en tirera pas de grandes lumières. Je m'occupe à lire; je vis en chartreux militaire, et j'écris quelquefois plutôt pour me distraire que pour instruire ou amuser les autres. On n'entend plus parler de Voltaire. Il s'épuise avec son czar Pierre,286-a et lui donne la vie de son esprit et de son style, qui était si brillant autrefois. Cet ouvrage pourra aller de pair avec celui que Milton286-b fit sur l'Apocalypse.

<287>Adieu, mon cher marquis. J'aurais bien des choses à vous dire; mais, comme je crois que vous les devinez à peu près, je crois pouvoir me dispenser de vous en incommoder. Ne m'oubliez pas, et pensez quelquefois à moi.


286-a Histoire de l'empire de Russie sous Pierre le Grand. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXV.

286-b Milton n'a écrit aucun ouvrage sur l'Apocalypse, que nous sachions. Il est probable que le Roi veut parler de Newton, dont il nomme souvent le Commentaire sur l'Apocalypse. Voyez p. e. t. XI, p. 171, et ci-dessus, p. 129.