199. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 12 novembre 1761.



Sire,

Je prends la liberté d'envoyer à Votre Majesté le livre dont j'ai eu l'honneur de lui parler dans ma dernière lettre. Que le grec et le latin que V. M. verra dans cet ouvrage ne la dégoûtent pas; je lui dirai que cela ne doit point embarrasser ceux qui n'entendent pas ces langues; tous les passages cités sont fidèlement traduits, et le sens est toujours lié, indépendamment des citations grecques et latines. On peut lire cet ouvrage en français sans trouver aucune interruption, et avec la même facilité que s'il n'y avait ni grec ni latin.

J'ai tâché de prouver, et de prouver invinciblement dans cet ouvrage, que la morale des véritables philosophes épicuriens est infiniment meilleure que celle des théologiens; que toutes les prétendues raisons philosophiques par lesquelles ils prétendent expliquer la nature divine et celle de l'âme sont des ballons enflés de vent. J'ai admis les vérités de la religion, parce qu'elles étaient révélées; je rendrai bon compte de cette révélation dans ma traduction de Timée de Locres, et je la tirerai au clair. Mais, en détruisant tous les raison<296>nements des théologiens, il fallait, pour ne pas faire crier les fanatiques et les imbéciles, ne pas toucher à la frêle ressource de la révélation, et je m'en suis même servi avantageusement pour détruire toutes les objections philosophiques des dévots. J'ai déjà mandé à V. M. ce qui m'a fait entreprendre cet ouvrage; j'ai été indigné des libelles que les jansénistes répandent à l'envi les uns des autres contre les philosophes, et surtout contre ce qu'ils appellent la société prussienne. Le maussade et ridicule ouvrage intitulé L'Anti-Sans-Souci a achevé de me mettre de mauvaise humeur, et j'ai voulu une fois pour toutes démasquer un tas de faux dévots et de scribes mercenaires qui méritent d'être l'opprobre de tous les honnêtes gens. J'ai été obligé d'abandonner La Mettrie; c'est un enfant perdu qu'il m'a fallu sacrifier dans le combat. Mais, s'il est devenu une victime nécessaire, j'ai bien arrosé son tombeau du sang des théologiens, et j'espère qu'à l'avenir on ne dira plus, avec l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques,296-a qu'on peut juger de la façon de penser du Philosophe de Sans-Souci et des gens de lettres qui l'approchent par les ouvrages du médecin La Mettrie.

Je n'ose me flatter que mon ouvrage puisse mériter l'estime de V. M.; je connais trop ses lumières et la faiblesse de mes talents. Mais enfin, en faveur de mon zèle pour la bonne cause, j'espère qu'elle sera indulgente, et qu'elle me pardonnera les défauts qu'elle n'apercevra que trop souvent dans mon livre. Ce qui peut m'arriver de plus heureux, c'est que vous me jugiez, Sire, non sur mon ouvrage, mais sur la volonté que j'ai eue en le faisant. J'ai l'honneur, etc.

P. S. Je prie V. M. de lire le Discours préliminaire pour prendre une idée d'Ocellus et de sa philosophie.


296-a Le journal intitulé Nouvelles ecclésiastiques, ou Mémoires pour servir à l'histoire de la constitution Unigenitus, parut à Paris, in-4, de 1713 à 1803.