222. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 1er mars 1762.



Sire,

Vous me demandez si l'on est bien aise à Berlin. On y est dans la plus grande joie. Les gens riches donnent des fêtes, ceux dont la fortune est médiocre régalent leurs familles; partout on vous donne<331> mille bénédictions, ainsi qu'à l'empereur de Russie, et vous devez vivre tous les deux trois cents ans, si les vœux que l'on fait le verre à la main sont exaucés. Toutes les gazettes étrangères parlent, comme d'une chose arrêtée et finie, tle l'union entre la Prusse et la Russie; ainsi tout le Brandebourg participe à la joie de Berlin, et l'on n'est pas moins content, à ce qu'assurent toutes les lettres qui viennent ici, dans les autres villes que dans la capitale. Quant à moi, V. M. peut être assurée que, si la diversion en question a lieu dans le mois de mars, ma pauvre cervelle n'y tiendra pas; j'ai été deux jours à mettre aux Petites-Maisons, à force de gaieté. Je suis fort le serviteur de la philosophie; mais il est des situations où Heraclite lui-même dirait avec Horace qu'il est doux d'extravaguer.331-a

Je pense bien, comme V. M., qu'il nous faut de l'onguent pour la brûlure, et que cela est très-bon. C'est le moyen doter aux malintentionnés les moyens de nous rebrûler une seconde fois. V. M. pense toujours bien, et dans cette occasion admirablement bien.

La fable que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer est charmante, et écrite avec cette élégante simplicité qui convient à ce genre de poëme.

La nouvelle de la cession de Port-Mahon aux Espagnols par les Français, que je mandai il y a quelque temps à V. M., et qu'elle regarda alors comme un conte, se vérifie. La France retirera trois millions de piastres de cette cession.

J'avais cru jusqu'à présent que je n'aurais jamais souhaité de vieillir; mais je me suis trompé sur ce sujet comme sur tant d'autres : je voudrais être plus âgé de six semaines. J'ai l'honneur, etc.


331-a Odes, livre IV, ode 12, v. 28.