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272. AU MARQUIS D'ARGENS.

Péterswaldau, 14 octobre 1762.

Ce fameux siége de Schweidnitz, sur lequel tout le monde a les yeux ouverts, est enfin terminé, mon cher marquis, comme vous le savez déjà. C'est un événement très-favorable pour nous, qui décide du succès de cette campagne pour la Silésie. Nous revoilà comme nous étions au commencement de 1761. Cependant ne pensez pas que ce succès nous annonce la paix. Il y a tant d'obstacles à sa conclusion, que je vous tromperais, si je vous en flattais. La paix entre la France et l'Angleterre est également plus éloignée que ne s'est imaginé ce M. Bute, qui ne s'est aperçu des difficultés à la conclure qu'à mesure qu'il a négocié. Le parlement va s'assembler, et il est à croire que ce ministre présomptueux et malhabile ne se soutiendra pas. Enfin le système politique de l'Europe est aussi embrouillé que jamais. Pendant toute cette guerre, la fortune n'a fait que passer d'un parti à un autre; elle a semblé vouloir tenir une certaine balance qui, maintenant toujours les deux partis dans un égal équilibre, n'a pas assez décidé en faveur des uns pour leur donner une supériorité assez décidée sur les ennemis, qui pût les obliger à faire la paix, et je crois qu'on ne la fera que lorsque l'épuisement des espèces sera parvenu au point qu'il se trouvera une impossibilité physique pour continuer de se battre.

Depuis la prise de Schweidnitz, je vis ici assez tranquillement. Nous n'avons aucune grande inquiétude, de sorte que ma situation est très-douce en comparaison de celle de l'année passée. Vous avez bien raison de déplorer l'ignorance de beaucoup de nos officiers et leur peu d'application aux études essentiellement nécessaires à leur métier. Je me souviens, du temps de mon père, qu'on déprimait l'étude, et qu'il y avait une certaine flétrissure attachée aux connais<403>sances; ce qui en détournait la jeunesse, et faisait regarder comme une action criminelle celle d'étendre les bornes de ses connaissances et d'acquérir de nouvelles lumières. J'en ressens tous les mauvais effets, mais ce ne sont pas des choses qui dépendent de moi de changer sur-le-champ; il faut que le génie de la nation prenne un nouveau pli. Vous savez que j'ai fait ce que j'ai pu pour encourager la jeunesse à l'étude et à une application solide. La débauche, le goût de la frivolité, la paresse, ont été des obstacles que je n'ai pu vaincre. A présent je suis vieux et cassé; que pouvez-vous attendre d'un vieillard qui touche aux bornes de sa vie? Les entreprises auxquelles je n'ai pas pu réussir dans ma jeunesse me seront bien plus difficiles à présent que je regarde le monde comme un lieu que je dois quitter incessamment, et que je suis au dernier acte de la pièce que le destin a voulu que je joue sur ce globe ridicule. Je crois que j'aurai peut-être occasion de vous voir quelque part cet hiver; je ne sais ni où, ni quand. Mandez-moi si vous pouvez entreprendre un petit voyage en ma faveur, qui ne sera cependant ni long, ni dangereux. Adieu, mon cher marquis; je vous embrasse.