302. DU MARQUIS D'ARGENS.

Éguilles, 20 mars 1766.



Sire,

J'aurai l'honneur de me mettre aux pieds de Votre Majesté avant la fin du mois d'avril. Je pars d'ici dans trois jours pour Strasbourg en<456> droiture; ma voiture est déjà arrêtée, et, qui plus est, payée jusquà Besançon. Je ferai le voyage dans un bon carrosse, sans courir la poste, car en vérité j'ai reconnu que, pour aller plus vite, je devais me soumettre à la nécessité d'être obligé de faire les journées que le cocher avec lequel j'ai fait marché pour me conduire a réglées par son accord. C'est là un moyen assuré que j'ai trouvé pour me garantir des attaques et des tentations de la paresse; quant aux maladies, j'ai une si grande attention à ma santé, et je ménage si fort mon estomac,

Que je défie bien toux, fièvre, apoplexie,
De pouvoir de cent ans attenter à ma vie.

Je ferai depuis Lyon jusqu'à Berlin mon voyage avec M. Stosch,456-a qui vous a vendu, à ce qu'il m'a dit, un magnifique cabinet de tableaux et de raretés. Il est venu me voir ici, à Éguilles, trois fois, et il m'attend à Lyon, où il avait quelques affaires qui l'obligeaient de s'arrêter dans cette ville. Vous enrichissez donc toujours vos palais, Sire, et surtout Sans-Souci, des précieuses reliques de l'antiquité, dont la plus petite vaut mieux que toutes celles que possède l'église de Magdebourg; je n'excepte pas même la pantoufle de la Vierge.

J'aurais, Sire, bien des choses à dire ici à V. M. au sujet de ce qui se passe dans ce pays. Le Roi vient enfin de s'apercevoir que des gens faits pour juger les procès voulaient marcher de pair avec lui; il les a punis, et les a fait rentrer dans l'état où ils doivent être. Jamais les parlements, sous Louis XIV, n'ont été si humiliés; tous les gens de bon sens en sont charmés; ces prétendus défenseurs des peuples devenaient<457> insupportables au peuple par leur fierté. Je n'ai jamais mieux compris combien il est nécessaire qu'un roi soit maître absolu que depuis que je suis en France; tous les prétendus états mitoyens entre le peuple et le Roi ne sont que de petits tyrans, qui manquent également à leur maître et à leurs concitoyens. L'on a beau dire que, sous un mauvais roi, des personnes qui balancent son pouvoir sont très-utiles; je réponds à cela que je ne doute pas que le peuple n'ait été infiniment plus heureux et plus tranquille en France sous Louis XI qu'en Angleterre sous le règne de la maison de Stuart, dont la puissance était si balancée. V. M. sera étonnée de voir que je suis devenu si antiparlementaire; c'est que j'ai appris pendant vingt-cinq ans, à Berlin, le bien qui résulte de n'avoir qu'un maître qui sait se faire obéir, et que je n'ai jamais mieux connu ce bien que depuis que j'ai vu tout ce qui se passe en France.

Depuis que je suis ici, j'ai voulu connaître les raisons, les causes de bien des choses, et je suis venu à bout de ce que je souhaitais. En vérité, Sire, ce serait dommage que je fusse mort à Avignon, car j'ai bien fait une bonne provision pour les soupers philosophiques de Sans-Souci; j'ai, en vieillissant, ramassé de quoi suppléer à la perte de l'imagination et au dépérissement de l'esprit, et j'ai meublé ma mémoire de trente contes, pour dédommager mon âme de la pesanteur dont elle devient tous les jours et du peu de vivacité qui lui reste. Un autre que moi regretterait d'avoir perdu ce peu d'imagination dont la nature l'avait doué, et craindrait de paraître comme dépouillé de ce qui a pu le faire goûter dans le monde; mais je sais que V. M. ne fera point sécher un figuier parce qu'il ne porte plus que des feuilles dans une saison où il ne peut avoir des fruits. Voilà, Sire, ce qui me rassure. J'ai l'honneur, etc.


456-a M. Philippe Muzell-Stosch vendit au Roi, en 1764 ou 1760, la collection de pierres gravées de son oncle Philippe baron de Stosch. Ce dernier était né à Cüstrin en 1691, et mort à Florence le 7 novembre 1757. Les pierres gravées de Stosch et la collection d'antiques du cardinal de Polignac faisaient le principal ornement du temple des antiquités bâti à Potsdam en 1768. Voyez les lettres de Frédéric à Jordan, du 10 juin et du 21 septembre 1742 (t. XVII, p. 247 et 269), et à Voltaire, du 18 novembre 1742.