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316. DU MARQUIS D'ARGENS.

Dijon, 14 décembre 1768.



Sire,

Votre Majesté me permettra, au commencement de cette année, de lui souhaiter une suite continuée de prospérités. Puisse-t-elle trouver dans sa famille tout le contentement qu'elle désire et voir naître un grand nombre d'arrière-neveux, être toujours chérie de son peuple, respectée de ses voisins et redoutée de ses ennemis! Ce sont là les souhaits, Sire, que je forme pour le bonheur de V. M., et dont j'espère voir l'heureux accomplissement, personne n'ayant pour elle ni plus de respect, ni plus d'admiration, ni plus d'attachement.

Après avoir rendu au roi de Prusse ce que ses grandes qualités exigent, oserais-je, Sire, proposer une question au Philosophe de Sans-Souci? Qui dit philosophe dit amateur de la sagesse; or, la sagesse ne s'offensa jamais des vérités respectueuses. Je supplie donc V. M. de demander au Philosophe de Sans-Souci, sans que le roi de Prusse puisse jamais savoir rien de cette question, ce que la postérité penserait de l'empereur Julien, s'il avait répandu dans toute l'Europe contre le philosophe Libanius, avec lequel il disait vivre amicalement, un écrit474-a capable d'exciter tous les chrétiens fanatiques d'attenter à sa vie. Je demande encore ce que dirait cette même postérité, si Trajan avait composé une satire,474-b précédée d'une épître dédicatoire plus mordante que la satire, contre Pline, qu'il approchait de sa personne en qualité d'un homme de lettres qui lui était attaché. Enfin, quel serait l'étonnement de cette postérité, si Plutarque, qui fut, pour ainsi dire, le compagnon de philosophie de Marc-Aurèle, avait<475> été obligé, pour se mettre à l'abri des plaisanteries dures et des mépris humiliants de cet empereur, de vendre ses vaisselles et les bijoux de sa femme, seuls et uniques secours qui lui restaient, pour aller vivre tranquillement au pied des Alpes, s'estimant heureux de ne plus entendre des propos dont quelques-uns même révoltaient l'humanité, comme celui de proposer à Plutarque de marier à son chien une fille remplie de talents qu'il élevait comme la sienne, et celui encore d'envoyer des palefreniers pour le frotter et le guérir de ses rhumatismes. Le Philosophe de Sans-Souci pense-t-il qu'on pourrait accuser Plutarque d'avoir eu tort de quitter Marc-Aurèle, parce qu'il lui avait donné dans son palais trois chambres dorées dont ce philosophe ne sortait qu'en tremblant, et n'y rentrait presque jamais sans avoir le cœur accablé de douleur par les dures plaisanteries dont il avait été accablé? N'est-ce pas là le lieu d'appliquer ces vers de La Fontaine :

Je sors d'ici, dit le stoïque,
Et je vais m'enfermer chez moi;
J'aime bien mieux mon toit rustique
Que les plus beaux palais d'un roi.

Là rien ne vient m'interrompre;
Je mange, je dors à loisir.
Je méprise tout plaisir
Que la crainte peut corrompre,475-a

Au reste, tout ceci soit dit sans rancune de la part du Philosophe de Sans-Souci; l'étude de la sagesse calme les mouvements de l'âme, et lui fait apercevoir la vérité. « Les neiges, dit Pétrone,475-b qui vaut bien les philosophes de ce temps, subsistent longtemps sur les terres pierreuses et incultes; mais la moindre pluie les fond dans un moment<476> sur celles qui sont cultivées. Il en est de même de la colère; elle s'entretient dans un cœur brutal, et se dissipe facilement chez ceux qui ont appris à la modérer par la vertu. »

J'ai pensé, Sire, pouvoir proposer quelques questions au Philosophe de Sans-Souci sans blesser le profond respect que j'aurai toujours pour le roi de Prusse; et, toutes les fois que ce grand prince voudra me mettre à l'abri des duretés du Philosophe de Sans-Souci, de même que, pour ne pas essuyer des plaisanteries humiliantes, je me suis défait de ce que j'avais de plus précieux, je saurai bien, pour montrer mon respect et mon admiration pour le roi de Prusse, engager une année d'avance de mes revenus pour me transporter des rives de la Durance sur celles de la Havel. Ce que je dis ici n'a rapport à aucune veine d'intérêt; je suis aussi riche en Provence, où le vin me coûte un demi-gros la bouteille, la viande un gros, où le soleil, à trois semaines près, chauffe mes appartements, dont le loyer ne me coûte rien, qu'à Potsdam avec une pension à laquelle j'ajoute la mienne toutes les années. Ce Philosophe de Sans-Souci s'est toujours figuré que je ne pouvais vivre sans ses bienfaits. Assurément je n'aurais pu le faire à Potsdam, mais sans aucun embarras chez moi, et sans avoir besoin de faire gémir la presse des libraires, comme on le dit dans une épître dédicatoire476-a qui a été réimprimée à Francfort, ainsi que le Mandement l'a été à Strasbourg, au grand scandale de tous les philosophes. J'ai l'honneur, etc.476-b


474-a Allusion au Mandement de monseigneur l'évêque d'Aix, 1766. Voyez t. XV, p. XVII et XVIII, et p. 189-194.

474-b Voyez l'Éloge de la paresse, 1768. t. XV, p. 11-21.

475-a Ces huit vers ne sont qu'une imitation des deux derniers quatrains de la fable de La Fontaine, Le Rat de ville et le Rat des champs.

475-b Satyricon. chap. XCIX.

476-a Voyez t. XV, p. 14.

476-b On lit sur la dernière page du manuscrit de cette lettre les mots suivants, de la main de M. de Catt : « Sa Majesté me la donna après l'avoir lue, dans le carnaval de 1769. »