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CHAPITRE V.

Irruption des Autrichiens en Bavière. Départ du Roi. Ce qui se passa à Dresde, Prague et Olmütz. Négociation de Fitzner. Expédition de Moravie, Autriche et Hongrie. Négociation de Ianini. Blocus de Brünn. Le Roi quitte la Moravie, et joint son armée de Bohême à Chrudim. Ce qui se passa en Moravie après son départ. Changement de ministère à Londres. Négociation infructueuse de Chrudim, qui fait prendre la résolution de décider l'irrésolution des Autrichiens par une bataille.

Quoique les Français fussent maîtres de Prague, qu'ils occupassent les bords de la Wotawa, de la Moldau et de la Sasawa, les Autrichiens ne désespéraient point de leur salut. Ils avaient tiré dix mille hommes d'Italie, sept mille de Hongrie, auxquels ils joignirent trois mille hommes du Brisgau, arrivant par le Tyrol. Ce corps, qui montait au nombre de vingt mille hommes, avait le maréchal Khevenhüller à sa tête. Ce général forma aussitôt le plan de tomber sur les quartiers de M. de Ségur, et de le chasser des bords de l'Ens. Nous ne saurions nous dispenser de rapporter116-a à ce sujet un mémoire, en date du 29 juin 1741, que le Roi envoya à l'électeur de Bavière. Le lecteur verra que tout le mal qui arriva, avait été prévu, et que les princes qui ne corrigent pas avec célérité les mauvaises dispositions qu'ils<117> font dans leurs opérations de campagne, en sont toujours punis, car l'ennemi est mauvais courtisan : loin d'être flatteur, il punit sévèrement les fautes de celui qui lui est opposé, fût-il roi ou empereur même. Voici ce mémoire.

RAISONS QUI DOIVENT ENGAGER L'ÉLECTEUR DE BAVIÈRE A POUSSER LA GUERRE EN AUTRICHE.

« La position des troupes prussiennes occupant une partie considérable des forces autrichiennes, on contient le maréchal de Neipperg en Silésie. L'armée des alliés, qui n'a point d'ennemi devant elle, devrait pousser ses opérations le long du Danube, et gagner promptement l'Autriche. L'Électeur trouve son ennemi au dépourvu : il peut s'emparer sans résistance de Passau, de Linz, d'Ens, et de là se porter sur Vienne sans rencontrer aucun obstacle. Si l'on se rend maître de cette capitale, on coupe, pour ainsi dire, la puissance autrichienne dans ses racines. La Bohême, qu'on en sépare par cette marche, dégarnie de troupes et privée de tout secours, doit tomber d'elle-même. Il faut établir le théâtre de la guerre en Moravie, en Autriche, et en Hongrie même : dans les circonstances présentes, cette opération est aussi aisée que sûre; et il est incontestable qu'elle obligera la reine de Hongrie d'accepter sans délai les conditions de la paix qu'on voudra lui prescrire. Si l'Électeur diffère de profiter des conjonctures avantageuses où il se trouve, il donne à l'ennemi le temps de rassembler ses forces. Ce qui est sûr aujourd'hui, demain deviendra incertain. En tournant vers la Bohême, l'Électeur expose ses États héréditaires au caprice des événements; il offre un appât aux ennemis, qui sauront bien en profiter. Mon avis est qu'on ne prendra jamais les Romains que dans Rome : qu'on ne laisse donc point échapper l'occasion de s'emparer de Vienne. C'est le moyen unique de terminer ces différends, et de parvenir à une paix glorieuse. »

<118>Ce mémoire fut lu, et aussitôt oublié. L'Électeur, qui n'était pas du tout militaire, crut que des raisons supérieures l'engageaient à prendre un autre parti. Khevenhüller profita de ces fautes. Vers la fin de décembre,118-33 il passa l'Ens en trois endroits. Ségur, au lieu de tomber avec toutes ses forces sur un de ces trois corps pour les détruire en détail, se retira vers la ville d'Ens; il ne s'y crut pas même en sûreté. Une terreur panique hâta sa fuite; il courut d'une haleine à Linz, où il se fortifia. M. de Khevenhüller ne lui donna pas le temps de reprendre ses esprits; il le poursuivit avec vivacité; et le monde apprit avec étonnement que quinze mille Autrichiens bloquaient à Linz quinze mille Français : tant un seul homme peut donner d'ascendant à ses troupes sur celles de son ennemi.

L'électeur de Bavière, consterné d'un revers auquel il ne s'attendait pas, eut recours à l'amitié du Roi; il le conjura dans les termes les plus tendres de ne le point abandonner, et de sauver son État et ses troupes par une puissante diversion : il désirait que les Prussiens pénétrassent par la Moravie en Autriche, pour donner à M. de Ségur le temps de respirer.

Il faut se rappeler pour un moment la situation où se trouvaient les armées. La position où se trouvait l'armée principale de la reine de Hongrie était très-judicieuse : elle avait le dos tourné vers le Danube, sa droite couverte par les marais de Wittingau, sa gauche, par la Moldau et par Budweis, son front, par Tabor. Les alliés décrivaient avec leurs troupes comme un demi-cercle autour de ces quartiers, de sorte que dans leurs opérations ils avaient l'arc à décrire, et les Autrichiens, qui étaient au centre, celui de la corde; de plus, leurs troupes, étroitement resserrées dans leurs quartiers, couvraient les opérations de M. de Khevenhüller contre les Français; ils tenaient à l'Autriche, d'où ils tiraient leurs vivres et leurs secours; ils maintenaient un pied en Bohême, de sorte qu'à l'ouverture de la campagne<119> ils pouvaient se flatter de redresser leurs affaires. Pour déloger cette armée d'un poste aussi avantageux, il était de la dernière nécessité que les alliés fissent un effort général, pour que les Autrichiens, attaqués de tous côtés, succombassent sous le nombre de leurs ennemis. Ce plan fut proposé à M. de Broglie, sans qu'on pût jamais le persuader d'y concourir.

Quoique le peu de concert et de bonne volonté qui régnait entre les alliés, obligeât d'abandonner le projet le plus décisif pour rendre la supériorité aux armées des Français et des Bavarois, il n'en était pas moins important de soutenir cet électeur à la veille d'obtenir la couronne impériale. Les partis mitigés n'étaient plus de saison : ou il fallait s'en tenir à la trêve verbale, qui n'assurait de rien et que les Autrichiens avaient si ouvertement enfreinte, ou il fallait détromper les alliés de la Prusse de leurs soupçons par quelque coup d'éclat. L'expédition en Moravie était la seule que les circonstances permettaient d'entreprendre, parce qu'elle rendait le Roi plus nécessaire, et le mettait en situation d'être également recherché des deux partis : le Roi s'y détermina, en même temps bien résolu pourtant de n'y employer que le moins de ses troupes qu'il pourrait, et le plus de celles que ses alliés voudraient lui donner.

Les Saxons, qui gardaient alors les bords de la Sasawa, étaient à portée de se joindre à un corps de Prussiens qui devait entrer en Moravie. De là cette petite armée pouvait se porter sur Iglau, en déloger le prince de Lobkowitz qui y commandait, et pousser en avant jusqu'à Horn en Basse-Autriche. Cette manœuvre devait ou forcer M. de Khevenhüller d'abandonner M. de Ségur, ou obliger l'armée principale de la Reine de quitter Wittingau, Tabor et Budweis; au-quel cas, M. de Broglie, n'ayant rien devant lui, pouvait aller au secours de Linz.

La difficulté de ce plan consistait à faire consentir la cour de Dresde à la jonction de ses troupes avec les prussiennes. D'abord le<120> maréchal de Schwerin reçut ordre de s'emparer d'Olmütz avec le corps qui avait hiverné en Haute-Silésie; ensuite le Roi expliqua à M. de Valori le but de cette expédition, et l'utilité qui en résulterait pour la France. Ce moyen étant le seul qui pût sauver les troupes bloquées à Linz, le Roi voulait aller à Dresde.120-a Il fit partir M. de Valori un jour avant son départ, pour qu'il sondât les esprits, et les préparât aux propositions qu'on voulait leur faire. On était convenu que M. de Valori ferait un signe de tête à l'arrivée du Roi : ce signe se fit; et dès que ce prince eut donné les premiers compliments d'usage, il s'entretint avec le comte de Brühl de son projet.

En voici la raison; mais pour la bien comprendre, il faut reprendre les choses de plus haut. Le feu roi de Pologne, Auguste II, avait fait un plan de partage de la succession de l'empereur Charles VI : la cour de Vienne en eut vent. Le prince de Lichtenstein passant par Dresde en 1735, sous le règne d'Auguste III, mécontent du comte Sulkowski, ministre et favori, assura Brühl que s'il pouvait lui procurer ce projet de partage, lui et sa cour n'épargneraient rien pour perdre Sulkowski et pour lui procurer sa place. Brühl eut la perfidie d'accepter cette proposition : il fit copier cet écrit et le remit au prince de Lichtenstein. Or, comme les Saxons s'étaient déclarés contre la maison d'Autriche, et précisément avant l'arrivée du Roi, la reine de Hongrie avait envoyé une vieille demoiselle de Kling à Dresde, intrigante de profession, et qui, ayant assisté à l'éducation de la reine de Pologne, masquait la commission dont elle était chargée d'un voyage ordinaire, qui n'avait de but que de la rapprocher d'une princesse à laquelle elle était attachée dès longtemps. A peine est-elle arrivée à Dresde, qu'elle se rendit chez le comte de Brühl, et, le tirant à l'écart, elle sort de sa poche ce projet de partage, et lui dit : « Connaissez-vous ceci? Promettez-moi sur-le-champ de faire que les Saxons se retirent de la Bohême, ou je découvre votre trahison, et je vous perds. » Brühl<121> promit ce qu'elle voulut; outre cela il n'osait par timidité désobliger le Roi, et il avait de la répugnance à remettre les troupes saxonnes entre les mains d'un voisin qu'il avait voulu dépouiller de ses États six mois auparavant. Ajoutez à ceci que Brühl se prêtait avec répugnance à l'agrandissement de l'électeur de Bavière, auquel il enviait la dignité impériale. Après que ces différents sentiments se furent combattus dans son esprit, la peur l'emporta : par timidité, il remit au Roi les troupes saxonnes, bien résolu de les retirer aussitôt que cela serait possible.

L'après-midi il y eut une conférence chez le Roi. Le comte Brühl, le comte de Saxe, Valori, M. Désaleurs et le comte Rutowski s'y trouvèrent. Le Roi leur exposa les moyens qu'il croyait les plus convenables pour sauver M. de Ségur et la Bavière; il avait une carte de la Moravie sur laquelle il leur expliqua son projet de campagne. Son dessein était de tomber de toutes parts sur les quartiers des Autrichiens. En conséquence, M. de Broglie devait attaquer le prince de Lorraine, qui commandait l'armée ennemie, du côté de Frauenberg, tandis que les Prussiens et les Saxons les prendraient en flanc vers Iglau. Le comte de Saxe objecta que le maréchal de Broglie avait à peine seize mille hommes avec lui, et que l'expédition d'Iglau manquerait faute de fourrages et de subsistances. La première objection était sans réplique; quant à la seconde, le Roi se chargea de la lever, d'aller à Prague se concerter avec M. de Séchelles, intendant de l'armée, sur les moyens de fournir des vivres aux Saxons. Sur ces entrefaites, le roi de Pologne entra dans la chambre. Après quelques civilités, le Roi voulut du moins lui faire l'honneur de lui communiquer à quel usage on destinait ses troupes. Le comte Brühl avait vite plié la carte de la Moravie; le Roi la lui redemanda; on l'étala de nouveau, et ce prince fit en quelque sorte le vendeur d'orviétan, débitant sa marchandise le mieux qu'il était possible : il appuyait sur<122>tout sur ce que le roi de Pologne n'aurait jamais la Moravie, s'il ne se donnait la peine de la prendre. Auguste III répondait oui à tout, avec un air de conviction qui était mêlé de quelque chose dans le regard qui dénotait l'ennui. Brühl que cet entretien impatientait, l'interrompit en annonçant à son maître que l'opéra allait commencer. Dix royaumes à conquérir n'eussent pas retenu le roi de Pologne une minute de plus. On alla donc à l'opéra, et le Roi obtint, malgré tous ceux qui s'y opposaient, une résolution finale.

Il fallait brusquer l'aventure comme on prend une place d'assaut; c'était le seul moyen de réussir à cette cour. Le lendemain,122-a à six heures du matin, le Roi fit inviter le père Guarini, qui était en même temps une espèce de favori, de ministre, de bouffon et de confesseur. Ce prince lui parla de façon à lui persuader qu'il ne voulait réussir que par lui : la finesse de cet Italien fut la dupe de son orgueil. Le père Guarini, en quittant le Roi, se rendit auprès de son maître, qu'il acheva de confirmer dans la résolution qu'il avait prise. Enfin le Roi partit de Dresde, après avoir vaincu tous les obstacles, la mauvaise volonté du comte de Brühl, le peu de résolution d'Auguste III, et les tergiversations du comte de Saxe, qui, peu occupé de la Bavière, avait encore les chimères de la Courlande en tête,122-b et croyait, pour faire sa cour, être dans la nécessité de contrecarrer autant qu'il était en lui les Prussiens.

Lorsque le Roi arriva à Prague, Linz tenait encore; mais le comte de Törring, par son inconsidération, s'était laissé battre par les Autrichiens. On fit encore quelques tentatives pour inspirer de l'activité au maréchal de Broglie, mais inutilement. Le Roi convint tout de suite avec M. de Séchelles pour fournir des subsistances aux Saxons; il dit : « je ferai l'impossible possible; » sentence qui devrait être écrite en lettres d'or sur le bureau de tous les intendants d'armée. M. de<123> Séchelles ne se contenta pas de le dire, mais il exécuta tout ce qu'il avait promis.

De Prague, le Roi passa par ses quartiers de Bohême. Il apprit en chemin que Glatz s'était rendu, et il s'achemina vers la Moravie. Il avait appointé le chevalier de Saxe et M. de Polastron à Landskron, pour concerter avec eux les opérations auxquelles on se préparait. M. de Polastron était un homme confit en dévotion, qui semblait plus né pour dire son chapelet que pour aller à la guerre. De là, le Roi se rendit à Olmütz, que le maréchal de Schwerin venait d'occuper. On devait établir des magasins dans cette ville; mais M. de Séchelles n'y avait pas présidé. Le séjour du Roi dans cette ville fut trop court pour obvier à cet inconvénient, et l'on prit les meilleures mesures que l'on put pour y remédier.

Pendant que le Roi était à Olmütz, il y arriva un certain Fitzner, conseiller du grand-duc de Toscane; il était chargé de quelques propositions de la cour de Vienne. Le Roi, qui se livrait trop à sa vivacité, sans entendre ce que Fitzner avait à lui dire, lui parla sans mettre de point ni de virgule à son discours : faute impardonnable en négociation, où la prudence veut qu'on entende patiemment les autres, et qu'on ne réponde qu'avec poids et mesure. Il lui rappela toutes les infractions que sa cour avait faites à la trêve d'Ober-Schnellendorf,123-a et il exhorta la Reine à s'accommoder promptement avec ses ennemis. Fitzner apprit au Roi la capitulation flétrissante que M. de Ségur venait de signer à Linz, d'où le Roi prit occasion de tirer de nouvelles raisons pour hâter la paix, en lui insinuant que les Anglais n'avaient que leur propre intérêt en vue, et ne se serviraient d'elle que pour la sacrifier enfin aux avantages qu'ils tâcheraient d'obtenir pour leur commerce. Fitzner ravala ainsi les choses qu'il était chargé de dire, et l'on convint de part et d'autre d'entretenir une correspondance secrète par le canal d'un certain chanoine Ianini.

<124>On reçut dans ces entrefaites des nouvelles de Francfort-sur-le-Main, qui annonçaient l'élection et le couronnement de l'électeur de Bavière, qu'on nomma Charles VII. Cependant la cour de Vienne ne restait pas les bras croisés : si elle négociait avec ardeur, elle n'en négligeait pas moins de recourir à toutes ses ressources, pour se dégager par la force de tant d'ennemis qui l'accablaient. Elle leva en Hongrie quinze mille hommes de troupes régulières; elle convoqua dans ce royaume le ban et l'arrière-ban, qui devaient lui valoir quarante mille hommes à peu près. Son intention était d'en former deux corps d'armée, dont l'un devait pénétrer par Hradisch en Moravie, et l'autre devait passer par la Jablunka, et gagner en Haute-Silésie les derrières de l'armée prussienne, tandis que le prince de Lorraine s'avancerait de la Bohême pour combattre de front les troupes du Roi. Ce prince n'avait pris que la moitié des troupes qui hivernaient en Haute-Silésie, qui faisaient quinze mille hommes, à la tête desquelles il joignit les Français et les Saxons auprès de Trebitsch. Un autre corps occupa par ses ordres Wischau, Hradisch, Kremsier et les frontières de la Hongrie, pour couvrir ses opérations.

La lenteur jointe à la mauvaise volonté des Saxons, fit perdre dans cette expédition des jours et même des semaines; ce qui nuisit beaucoup au bien des affaires. Un seul exemple suffira pour preuve de ce que nous disons. Budischau est une maison de plaisance, riche et bien ornée, qui appartient à un comte Paar; on avait assigné par galanterie ce quartier aux Saxons. Le comte Rutowski et le chevalier de Saxe s'y trouvèrent si bien, que jamais on ne put faire avancer leurs troupes; ils y demeurèrent trois jours. Cet empêchement fut cause que le prince de Lobkowitz eut le temps de retirer ses magasins d'Iglau, et qu'à l'approche des alliés il se replia sur Wittingau. Les Saxons occupèrent Iglau; mais il fut impossible de les faire avancer ni sur la Taja, ni vers Horn en Autriche. C'est le cas de la plupart des généraux qui commandent des troupes auxiliaires, de voir échouer<125> leurs projets, faute d'obéissance et d'exécution. Les Saxons, qui étaient les plus intéressés à cette expédition, étaient ceux-là même qui employaient le plus de malice et de mauvaise foi pour la contrecarrer.

Ces contre-temps obligèrent le Roi à refondre ses dispositions. Il donna aux Saxons les quartiers les plus voisins de la Bohême, et les Prussiens occupèrent les bords de la Taja, de Znaim jusqu'à Göding, petite ville qui est sur les frontières de la Hongrie. Bientôt un détachement de cinq mille hommes partit de Znaim, et fit une irruption dans la Haute-Autriche; la terreur s'en répandit jusqu'aux portes de Vienne. La cour rappela sur-le-champ dix mille hommes de la Bavière au secours de cette capitale. Les hussards de Zieten poussèrent jusqu'à Stockerau, qui n'est qu'à une poste de Vienne. Cette irruption mit les troupes à leur aise par la quantité de subsistances qu'elle leur procura. Mais les Saxons s'inquiétaient dans leurs quartiers; ils voyaient partout l'ennemi, comme les vieilles femmes croient voir des revenants; la peur leur grossissait tous les objets : ils demandèrent qu'on leur laissât occuper les quartiers des Prussiens; ce qui leur fut accordé. M. de Polastron, rappelé en Bohême par les ordres de M. de Broglie, avait quitté l'armée, de sorte que ce qui restait formait à peine trente mille hommes.

Le Roi découvrit, par des lettres de Vienne interceptées, que les Hongrois commençaient à se rassembler sur les frontières de la Moravie. Il n'y avait pas de moment à perdre; il fallait dissiper cette milice avant que son nombre devînt trop considérable. Cette commission tomba sur le prince Thierry d'Anhalt, qui avec dix bataillons, autant d'escadrons et mille hussards, entra en Hongrie, enleva trois quartiers des insurgents, leur prit mille deux cents hommes, et répandit une telle alarme dans ce royaume, qu'une partie de l'arrière-ban se sépara.

Cette expédition si heureusement terminée, ce prince vint rejoindre l'armée aux environs de Brünn; car les Saxons étaient à<126> Znaim, Laab, Nikolsbourg, et les Prussiens, à Pohrlitz, Austerlitz, Selowitz, et aux environs de Brünn. On avait demandé du canon au roi de Pologne, pour assiéger cette ville : ce prince le refusa, faute d'argent; il venait de dépenser quatre cent mille écus pour acheter un gros diamant vert. Il voulait la chose, et se refusait de se prêter aux moyens. L'expédition du Roi manqua donc par bien des raisons : M. de Ségur s'était laissé prendre avant qu'on le pût secourir; M. de Broglie était paralytique; Brühl craignait plus mademoiselle de Kling qu'il ne se souciait de la Moravie; Auguste III voulait un royaume, mais il ne voulait pas prendre la peine de le conquérir. Cependant sans la prise de Brünn les alliés ne pouvaient pas même se soutenir en Moravie. Ce qu'il y avait de pire, c'était que le Roi ne pouvait faire aucun fond sur la fidélité des Saxons, et il devait s'attendre qu'ils l'abandonneraient à l'approche de l'ennemi. Un beau jour, lorsqu'on s'y attendait le moins, tous les Saxons abandonnèrent leurs quartiers, et se jetèrent avec précipitation sur ceux que les Prussiens occupaient : un millier de hussards autrichiens leur avait donné une terreur panique; on leur procura des quartiers, et Brünn fut serré de plus près.

Le commandant de cette place était un homme intelligent. Il envoyait des gens déguisés pour mettre le feu aux villages que les troupes occupaient : toutes les nuits il y eut des incendies; on compta plus de seize bourgs, villages ou hameaux qui périrent par les flammes. Un jour, trois mille hommes de la garnison de Brünn attaquèrent le régiment de Truchsess dans le village de Lösch : ce régiment se défendit pendant cinq heures avec une constance et une valeur admirable. Le village fut brûlé; mais les ennemis furent chassés sans avoir remporté le moindre avantage. Truchsess, Varenne126-a et quelques officiers<127> y furent blessés en se couvrant de gloire. Enfin les efforts qu'on avait faits pour dégager M. de Ségur, attiraient naturellement les Autrichiens en Moravie. Le duc de Lorraine allait se mettre en marche pour dégager Brünn : il fallait choisir un lieu d'assemblée pour les troupes, et qui fût en même temps un camp avantageux. Ces propriétés se trouvaient réunies au terrain qui environne la ville de Pohrlitz. Le Roi communiqua au chevalier de Saxe son dessein d'attendre l'ennemi dans cette position, ce qui pouvait s'exécuter avec d'autant plus de sûreté, que le Roi avait été joint par six bataillons et trente escadrons de renfort de ses troupes. Le chevalier donna une réponse ambiguë, qui préparait dès lors aux excuses de sa désobéissance : la raison la plus spécieuse qu'il alléguait, se fondait sur la faiblesse de ses troupes, qu'il ne disait monter qu'à huit mille combattants. Le peu de fond qu'on pouvait faire sur ces troupes saxonnes, fit faire des réflexions à ce prince sur la situation où il se trouvait. Ses propres troupes ne consistaient qu'en vingt-six mille hommes; c'étaient les seules sur lesquelles il pût compter, et c'était trop peu pour faire tête à l'armée du duc de Lorraine. Après tout, pourquoi s'opiniâtrer à prendre cette Moravie, pour laquelle le roi de Pologne, qui devait l'avoir, témoignait tant d'indifférence? Le seul parti à prendre, c'était de se joindre aux troupes prussiennes qui étaient en Bohême; et pour couvrir Olmütz et la Haute-Silésie, on pouvait se servir de l'armée du prince d'Anhalt, qui devenait inutile auprès de Brandebourg. Il reçut donc incessamment l'ordre de la partager : d'en envoyer une partie à Chrudim en Bohême, et de mener dix-sept bataillons et trente-cinq escadrons dans la Haute-Silésie, où il serait joint par son fils, le prince Didier,127-a avec les troupes que le Roi laisserait dans ces environs.

<128>Malgré toutes ces dispositions, le Roi se trouvait dans un pas scabreux : il avait tout lieu de se défier des Saxons, mais leur mauvaise foi n'était pas assez manifeste. M. de Broglie le tira de cet embarras, en demandant les troupes saxonnes, pour le renforcer, à ce qu'il disait, contre le prince de Lorraine, qui voulait l'attaquer dans le temps que ce prince prenait le chemin de la Moravie avec son armée. Le Roi fit semblant d'ajouter foi au faux avis du maréchal de Broglie, pour se défaire d'alliés suspects. Le départ de la Moravie fut résolu : quinze escadrons et douze bataillons suivirent le Roi en Bohême; vingt-cinq escadrons et dix-neuf bataillons demeurèrent sous les ordres du prince Thierry dans un camp avantageux auprès d'Olmütz, où ce prince aurait pu se soutenir, si le maréchal de Schwerin avait veillé, comme il devait, à amasser suffisamment de vivres pour les troupes. M. de Bülow, qui suivait le Roi en qualité de ministre de Saxe, le voyant sur son départ de la Moravie, lui dit : « Mais, Sire, qui couronnera donc mon maître? » Le Roi lui répondit qu'on ne gagnait les couronnes qu'avec du gros canon, et que c'était la faute des Saxons s'ils en avaient manqué pour prendre Brünn.

Ce prince, bien résolu de ne commander désormais qu'à des troupes dont il pût disposer et qui savaient obéir, poursuivit sa route passant par Zwittau et Leutomischl, et il arriva le 17 d'avril à Chrudim, auprès du prince Léopold, où il mit ses troupes en quartier de rafraîchissement. Les Saxons essuyèrent un petit échec dans cette retraite : les hussards ennemis leur enlevèrent un bataillon qui faisait leur arrière-garde. Vainement voulut-on leur persuader de se joindre aux Français, ils traversèrent les quartiers des Prussiens pour se cantonner dans le cercle de Saatz sur les frontières de leur électoral. Par leur défection, les Français, affaiblis, demeurèrent à Pisek sans secours. Le fardeau de la guerre pesait presque uniquement sur les épaules des Prussiens, et les ennemis puisaient dans l'affaiblissement des alliés les espérances les plus flatteuses de leurs succès.

<129>Pendant que les Prussiens se refaisaient en Bohême de leurs fatigues, que les Français sommeillaient à Pisek, et que les Saxons s'éloignaient le plus vite qu'ils pouvaient des hasards de la guerre, le prince de Lorraine rentrait en Moravie. Le prince Thierry d'Anhalt lui présenta la bataille auprès de Wischau; son poste était si bien pris, que les troupes de la Reine n'osèrent le brusquer. Les Prussiens restèrent dans cette position, et ne la quittèrent qu'après avoir consumé le dernier tonneau de farine qui restait dans leur magasin. Le prince Thierry passa les montagnes de la Moravie, et assit son camp entre Troppau et Jägerndorf, sans que l'armée ennemie fît mine de le suivre. Dans cette retraite, les dragons de Nassau, nouvellement levés, eurent une affaire129-34 avec les hussards autrichiens, où ils se signalèrent par leur valeur et par leur conduite. En même temps, le régiment de Kannenberg se fit jour129-35 à travers trois mille ennemis qui voulaient le couper de l'armée, et s'acquit beaucoup de gloire.129-a Les gendarmes, qui cantonnaient, furent attaqués de nuit dans un village129-b où l'ennemi avait mis le feu : la moitié des escadrons se battirent à pied parmi les flammes, pour donner aux autres le temps de monter à cheval; alors ils donnèrent sur les Autrichiens, les battirent et leur firent des prisonniers; un colonel129-c Bredow les commandait. Ces faits ne sont pas importants; mais comment laisser périr dans l'oubli d'aussi belles actions, surtout dans un ouvrage que la reconnaissance consacre à la gloire de ces braves troupes?

Cependant que pouvait-on prévoir de cette guerre, en réfléchissant sur le peu d'intelligence qui régnait entre les alliés, sur les pitoyables généraux des Français, sur la faiblesse de leur armée, sur la faiblesse plus grande encore de celle de l'Empereur? sinon que les vastes projets<130> du cabinet de Versailles qui semblaient devoir s'accomplir l'année précédente, étaient plus que douteux alors.

De tels pronostics, fondés sur des faits certains, avertissaient le Roi de ne pas s'enfoncer trop profondément dans ce labyrinthe, mais d'en chercher l'issue au plus tôt : bien d'autres raisons se joignaient encore à celles que nous venons de rapporter, pour renouer la négociation de la paix avec la reine de Hongrie. Le lord Hyndford fut employé pour moyenner cet accommodement : il y était plus propre qu'un autre, vu qu'il avait déjà travaillé à la réconciliation des deux puissances, et que son amour-propre se trouvait intéressé à couronner son ouvrage. Il trouva la cour de Vienne moins docile que par le passé : l'affaire de Linz, l'évacuation de la Moravie et la défection des Saxons, lui avaient rendu son ancienne fierté; ses négociations secrètes à la cour de Versailles lui faisaient même porter ses vues plus loin. On a vu de tout temps l'esprit de la cour d'Autriche suivre les impressions brutes de la nature : enflée dans la bonne fortune et rampante dans l'adversité, elle n'a jamais pu parvenir à cette sage modération qui rend les hommes impassibles aux biens et aux maux que le hasard dispense. Alors son orgueil et son astuce reprenaient le dessus. Le mauvais succès de cette tentative du lord Hyndford fortifia le Roi plus que jamais dans l'opinion où il était, que pour qu'une négociation de paix réussît avec les Autrichiens, il fallait auparavant les avoir bien battus. Une armée belle et reposée l'invitait à tenter le sort des armes; elle était composée de trente-quatre bataillons et de soixante escadrons, ce qui faisait à peu près le nombre de trente-trois mille hommes.

Avant que l'on en vînt à cette décision, il arriva un changement dans le ministère anglais. Cette nation inquiète et libre était mécontente du gouvernement, parce que la guerre des Indes se faisait à son désavantage, et que la Grande-Bretagne ne jouait pas un rôle convenable dans le continent. On fouetta le Roi sur le dos de son ministre :<131> il fut obligé de chasser le sieur Walpole,131-a que mylord Carteret remplaça. Un mécontentement à peu près semblable, dans le siècle passé, coûta la vie au roi Charles Ier : c'était l'ouvrage du fanatisme, et la chute de Walpole ne peut s'attribuer qu'à une cabale de parti. Tous les seigneurs voulaient parvenir au ministère : Walpole avait occupé cette place trop longtemps. Après l'avoir culbuté, la possibilité de réussir donna une nouvelle effervescence à l'ambition des grands; ce qui fit que dans la suite cet emploi passa de main en main, et devint de toutes les places du royaume la plus movible.

Le cardinal de Fleury fut très-mécontent de ce changement : il s'accommodait assez de la conduite modérée de Walpole, et il craignait tout de l'impétuosité de Carteret, qui, à l'exemple d'Annibal, avait juré une haine implacable à tout ce qui portait le nom français. Cet Anglais ne démentit pas l'opinion qu'on avait de lui : il fit payer des subsides à la reine de Hongrie; il la prit sous sa protection; il fit passer des troupes anglaises en Flandre; et, pour diminuer le nombre des ennemis de l'Autriche, il s'engagea envers le Roi de lui procurer une paix avantageuse. Ces offres furent reçues avec reconnaissance, quoique le Roi fût bien déterminé à n'avoir l'obligation de la paix qu'à la valeur de ses troupes, et à ne point fonder ses espérances sur l'incertitude d'une négociation. M. de Broglie, qui se trouvait à Pisek, avec une douzaine de ducs et pairs, à la tête de dix mille hommes, fit tant par ses représentations, que le Cardinal résolut de lui envoyer quelques secours. On ne les rassembla qu'au printemps, et ils arrivèrent trop tard; faute souvent reprochée aux Français, de n'avoir pas pris leurs mesures à temps. Amis des Autrichiens, ils leur avaient fait perdre Belgrad : à présent qu'ils étaient leurs ennemis, ils ne leur faisaient aucun mal; cette dernière paix ressemblait à la guerre, et cette dernière guerre, à la paix. C'est par cette conduite molle qu'ils perdirent les affaires de l'Empereur, et<132> que la prudence engagea la plupart de leurs alliés à les abandonner. Ce siècle était stérile en grands hommes pour la France; celui de Louis XIV en produisait en foule. L'administration d'un prêtre avait perdu le militaire. Sous Mazarin, c'étaient des héros; sous Fleury, c'étaient des courtisans sybarites.


116-a Ces deux mots « de rapporter » ont été intercalés par les éditeurs de 1788, ce verbe ou quelque autre semblable ayant été oublié par le Roi dans le manuscrit.

118-33 1741.

120-a 19 janvier 1742.

122-a 20 janvier.

122-b Voyez. t. I, p. 180 et 195.

123-a Klein-Schnellendorf.

126-a Frédéric-Sébastien-Wunibald comte Truchsess-Waldbourg, alors général-major, et chef du régiment d'infanterie no 13. Frédéric-Guillaume marquis de Varenne était lieutenant-colonel dans ce régiment; la même année il devint colonel et commandeur du régiment d'infanterie no 26; il mourut pendant la seconde guerre de Silésie, en 1744, à Prague.

127-a Ce prince, que l'Auteur nomme quelques lignes plus bas Thierry, était le troisième fils du célèbre prince régnant Léopold d'Anhalt-Dessau. Il était alors lieutenant-général et chef du régiment d'infanterie no 10; il était né le 2 août 1702.

129-34 A Napagedl [vers la fin de mars 1742].

129-35 [A Fulnek] entre Prerau et Grätz [18 mars 1742].

129-a Le colonel baron de Kannenberg était chef du régiment de dragons no 4.

129-b A Senitz, auprès d'Olmütz, 18 avril 1742.

129-c Major.

131-a Voyez ci-dessus, p. 14.