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110. A VOLTAIRE.

Berlin, 3 février 1740.

Mon cher ami, je vous aurais répondu plus tôt, si la situation fâcheuse où je me trouve me l'avait permis. Malgré le peu de temps que j'ai à moi, j'ai pourtant trouvé le moyen d'achever l'ouvrage sur Machiavel, dont vous avez le commencement. Je vous envoie par cet ordinaire la fin de mon ouvrage, en vous priant de me faire part de la critique que vous en ferez. Je suis résolu de revoir et de corriger sans amour-propre tout ce que vous jugeriez indigne d'être présenté au public. Je parle trop librement de tous les princes pour permettre que l'Antimachiavel paraisse sous mon nom. Ainsi j'ai résolu de le faire imprimer, après l'avoir corrigé, comme l'ouvrage d'un anonyme. Faites donc main basse sur toutes les injures que vous trouverez superflues, et ne me passez point de fautes contre la pureté de la langue. J'attends avec impatience la tragédie de Mahomet, achevée et retouchée. Je l'ai vue dans son crépuscule; que ne sera-t-elle point en son midi! Vous voilà donc revenu à votre physique, et la marquise à ses procès. En vérité, mon cher Voltaire, vous êtes déplacés tous les deux. Nous avons mille physiciens en Europe, et nous n'avons point de poëte ni d'historien qui approche de vous. On voit en Normandie cent marquises plaider, et pas une qui s'applique à la philosophie. Retournez, je vous prie, à l'Histoire de Louis XIV, et faites venir de Cirey vos manuscrits et vos livres, pour que rien ne vous arrête. Valori dit qu'on vous a exilé de France, comme ennemi de la religion romaine, et j'ai répondu qu'il en avait menti. Je voudrais que le vieux machiavéliste relié dans la pourpre romaine vous assignât Berlin pour le lieu de votre exil.a


a Les trois dernières lignes de cet alinéa, depuis « Je voudrais, » omises dans l'édition de Kehl, sont tirées des Œuvres posthumes, t. IX, p. 93.