380. AU MÊME.

Le 31 octobre 1760.

Je vous suis obligé de la part que vous prenez à quelques bonnes fortunes passagères que j'ai escroquées au hasard. Depuis ce temps, les Russes ont fait une furation99-d dans le Brandebourg; j'y suis accouru, ils se sont sauvés tout de suite, et je me suis tourné vers la Saxe, où les affaires demandaient ma présence. Nous avons encore deux grands mois de campagne par devers nous; celle-ci a été la plus<100> dure et la plus fatigante de toutes; mon tempérament s'en ressent, ma santé s'affaiblit, et mon esprit baisse à proportion que son étui menace ruine.

Je ne sais quelle lettre on a pu intercepter, que j'écrivis au marquis d'Argens;100-a il se peut qu'elle soit de moi; peut-être a-t-elle été fabriquée à Vienne.

Je ne connais le duc de Choiseul ni d'Eve ni d'Adam. Peu m'importe qu'il ait des sentiments pacifiques ou guerriers. S'il aime la paix, pourquoi ne la fait-il pas? Je suis si occupé de mes affaires, que je n'ai pas le temps de penser à celles des autres. Mais laissons là tous ces illustres scélérats, ces fléaux de la terre et de l'humanité.

Dites-moi, je vous prie, de quoi vous avisez-vous d'écrire l'histoire des loups et des ours de la Sibérie? et que pourrez-vous rapporter du Czar, qui ne se trouve dans la Vie de Charles XII?100-b Je ne lirai point l'histoire de ces barbares; je voudrais même pouvoir ignorer qu'ils habitent notre hémisphère.

Votre zèle s'enflamme contre les jésuites et contre les superstitions. Vous faites bien de combattre contre l'erreur; mais croyez-vous que le monde changera? L'esprit humain est faible; plus des trois quarts des hommes sont faits pour l'esclavage du plus absurde fanatisme. La crainte du diable et de l'enfer leur fascine les yeux, et ils détestent le sage qui veut les éclairer. Le gros de notre espèce est sot et méchant. J'y recherche en vain cette image de Dieu dont les théologiens assurent qu'elle porte l'empreinte. Tout homme a une bête féroce en soi; peu savent l'enchaîner, la plupart lui lâchent le frein lorsque la terreur des lois ne les retient pas.

Vous me trouverez peut-être trop misanthrope. Je suis malade, je souffre, et j'ai affaire à une demi-douzaine de coquins et de coquines qui démonteraient un Socrate, un Antonin même. Vous êtes<101> heureux de suivre le conseil de Candide, et de vous borner à cultiver votre jardin. Il n'est pas donné à tout le monde d'en faire autant. Il faut que le bœuf trace un sillon, que le rossignol chante, que le dauphin nage, et que je fasse la guerre.

Plus je fais ce métier, et plus je me persuade que la fortune y a la plus grande part. Je ne crois pas que je le ferai longtemps : ma santé baisse à vue d'œil, et je pourrais bien aller bientôt entretenir Virgile de la Henriade, et descendre dans ce pays où nos chagrins, nos plaisirs et nos espérances ne nous suivent plus, où votre beau génie et celui d'un goujat sont réduits à la même valeur, où enfin on se retrouve dans l'état qui précéda la naissance.

Peut-être dans peu vous pourrez vous amuser à faire mon épitaphe. Vous direz que j'aimai les bons vers, et que j'en fis de mauvais; que je ne fus pas assez stupide pour ne pas estimer vos talents; enfin vous rendrez de moi le compte que Babouc rendit de Paris au génie Ituriel.101-a

Voici une grande lettre pour la position où je me trouve. Je la trouve un peu trop noire; cependant elle partira telle qu'elle est; elle ne sera point interceptée en chemin, et demeurera dans le profond oubli où je la condamne.

Adieu; vivez heureux, et dites un petit bénédicité en faveur des pauvres philosophes qui sont en purgatoire.


100-a C'était la lettre du 27 août 1760. Voyez t. XIX, p. V, et p. 214-216.

100-b Voyez t. XIV, p. 136 et 137.

101-a Le monde comme il va, vision de Babouc. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII. p. 26 : « Si tout n'est pas bien, tout est passable. »

99-d Ce mot, de l'invention du Roi, fait allusion aux rapines des Russes, dont il parle t. V, p. 89-91.