408. DE VOLTAIRE.

(Ferney) novembre 1769.

Sire, un Bohémien qui a beaucoup d'esprit et de philosophie, nommé Grimm, m'a mandé que vous aviez initié l'Empereur158-a à nos saints mystères, et que vous n'étiez pas trop content que j'eusse passé près de deux ans sans vous écrire.

Je remercie V. M. très-humblement de ce petit reproche; je lui avouerai que j'ai été si fâché et si honteux du peu de succès de la transmigration de Clèves, que je n'ai osé depuis ce temps-là présenter aucune de mes idées à V. M. Quand je songe qu'un fou et un imbécile comme Ignace a trouvé une douzaine de prosélytes qui l'ont suivi, et que je n'ai pas pu trouver trois philosophes, j'ai été tenté de croire que la raison n'était bonne à rien; d'ailleurs, quoi que vous en disiez, je suis devenu bien vieux, et malgré toutes mes coquette<159>ries avec l'impératrice de Russie, le fait est que j'ai été longtemps mourant, et que je me meurs.

Mais je ressuscite, et je reprends tous mes sentiments envers V. M. et toute ma philosophie pour lui écrire aujourd'hui, au sujet d'une petite extravagance anglaise qui regarde votre personne. Elle se doutera bien que cette démence anglaise n'est pas gaie; il y a beaucoup de sages en Angleterre; mais il y a autant de sombres enthousiastes. L'un de ces énergumènes, qui peut-être a de bonnes intentions, s'est avisé de faire imprimer dans la gazette de la cour, qu'on appelle The Whitehall Evening-Post, le 7 octobre, une prétendue lettre de moi à V. M., dans laquelle je vous exhorte à ne plus corrompre la nation que vous gouvernez. Voici les propres mots fidèlement traduits : « Quelle pitié, si l'étendue de vos connaissances, vos talents et vos vertus ne vous servaient qu'à pervertir ces dons du ciel pour faire la misère et la désolation du genre humain! Vous n'avez rien à désirer, Sire, dans ce monde, que l'auguste titre d'un héros chrétien. »

Je me flatte que ce fanatique imprimera bientôt une lettre de moi au Grand Turc Mustapha, dans laquelle j'exhorterai Sa Hautesse à être un héros mahométan; mais comme Mustapha n'a veine qui tende à le faire un héros, et que ma véritable héroïne, l'impératrice de Russie, y a mis bon ordre, je ne crois pas que j'entreprenne cette conversion turque. Je m'en tiens aux princes et aux princesses du Nord, qui me paraissent plus éclairés que tout le sérail de Constantinople.

Je ne réponds autre chose à l'auteur qui m'impute cette belle lettre à V. M. que ces quatre lignes-ci : « J'ai vu dans le Whitehall Evening-Post du 7 octobre 1769, no 3668, une prétendue lettre de moi à Sa Majesté le roi de Prusse. Cette lettre est bien sotte; cependant je ne l'ai point écrite. Fait à Ferney, le 29 octobre 1769. Voltaire. »

Il y a partout, Sire, de ces esprits également absurdes et méchants, qui croient ou qui font semblant de croire qu'on n'a point de reli<160>gion quand on n'est pas de leur secte. Ces superstitieux coquins ressemblent à la Philaminte160-a des Femmes savantes de Molière; ils disent :

Nul ne doit plaire à Dieu que nous et nos amis.

J'ai dit quelque part160-b que La Motte Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIV, répondit un jour à un de ces maroufles : « Mon ami, j'ai tant de religion, que je ne suis pas de ta religion. »

Ils ignorent, ces pauvres gens, que le vrai culte, la vraie piété, la vraie sagesse, est d'adorer Dieu comme le père commun de tous les hommes sans distinction, et d'être bienfaisant.

Ils ignorent que la religion ne consiste ni dans les rêveries des bons quakers, ni dans celles des bons anabaptistes ou des piétistes, ni dans l'impanation et l'invination, ni dans un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, à Notre-Dame des Neiges, ou à Notre-Dame des Sept Douleurs; mais dans la connaissance de l'Être suprême qui remplit toute la nature, et dans la vertu.

Je ne vois pas que ce soit une piété bien éclairée qui ait refusé aux dissidents de Pologne les droits que leur donne leur naissance, et qui ait appelé les janissaires de notre saint-père le Turc au secours des bons catholiques romains de la Sarmatie. Ce n'est point probablement le Saint-Esprit qui a dirigé cette affaire, à moins que ce ne soit un saint-esprit du révérend père Malagrida,160-c ou du révérend père Guignard,160-c ou du révérend père Jacques Clément.

Je n'entre point dans la politique qui a toujours appuyé la cause de Dieu, depuis le grand Constantin, assassin de toute sa famille, jusqu'au meurtre de Charles Ier, qu'on fit assassiner par le bourreau, l'Évangile à la main. La politique n'est pas mon affaire; je me suis tou<161>jours borné à faire mes petits efforts pour rendre les hommes moins sots et plus honnêtes. C'est dans cette idée que, sans consulter les intérêts de quelques souverains (intérêts à moi très-inconnus), je me borne à souhaiter très-passionnément que les barbares Turcs soient chassés incessamment du pays de Xénophon, de Socrate, de Platon, de Sophocle et d'Euripide. Si l'on voulait, cela serait bientôt fait; mais on a entrepris autrefois sept croisades de la superstition, et on n'entreprendra jamais une croisade d'honneur; on en laissera tout le fardeau à Catherine.

Au reste, Sire, je suis dans mon lit depuis un an; j'aurais voulu que mon lit fût à Clèves.

J'apprends que V. M., qui n'est pas faite pour être au lit, se porte mieux que jamais, que vous êtes engraissé, que vous avez des couleurs brillantes. Que le grand Être qui remplit l'univers vous conserve! Soyez à jamais le protecteur des gens qui pensent, et le fléau des ridicules.

Agréez le profond respect de votre ancien serviteur, qui n'a jamais changé d'idées, quoi qu'on dise.


158-a Allusion à l'entrevue du Roi avec l'empereur Joseph II, à Neisse, au mois d'août 1769. Voyez t. VI, p. 27 et 28. Voltaire appelle le baron de Grimm Bohémien à cause de son opuscule satirique intitulé le Petit prophète de Böhmischbroda, etc. Voyez t. XVIII, p. 100 et 259.

160-a C'est Armande, et non Philaminte qui dit, dans Les Femmes savantes de Molière, acte III, scène II :
     

Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis.

160-b Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIII, p. 513.

160-c Voyez t. XV, p. 181.