476. DU MÊME.

Ferney, 8 novembre 1773.

Sire, la lettre dont Votre Majesté m'a honoré le 24 octobre est depuis vingt ans celle qui m'a le plus consolé; votre temple aux mânes<297> de votre sœur, Wilhelminae sacrum, est digne de la plus belle antiquité, et de vous seul dans le temps présent; madame la duchesse de Würtemberg versera bien des larmes de tendresse, en voyant le dessin de ce beau monument.

Le canal, les villes rebâties, les marais desséchés, les villages établis, la servitude abolie, sont de Marc-Aurèle ou de Julien. Je dis de Julien, car je le regarde comme le plus grand des empereurs, et je suis toujours indigné contre la Bletterie297-a qui ne l'a justifié qu'à demi, et qui a passé pour impartial, parce qu'il ne lui prodigue pas autant d'injures et de calomnies que Grégoire de Nazianze et Théodoret.

Je vous bénis dans mon village de ce que vous en avez tant bâti; je vous bénis au bord de mon marais de ce que vous en avez tant desséché; je vous bénis avec mes laboureurs de ce que vous en avez tant délivré d'esclavage, et que vous les avez changés en hommes. Gengis-Kan et Tamerlan ont gagné des batailles comme vous, ils ont conquis plus de pays que vous; mais ils dévastaient, et vous améliorez. Je ne sais s'ils auraient recueilli les jésuites; mais je suis sûr que vous les rendrez utiles, sans souffrir qu'ils puissent jamais être dangereux. On dit qu'Antoine fit le voyage de Brindes à Rome dans un char traîné par des lions; vous attelez des renards au vôtre, mais vous leur mettez un frein dans la gueule, et, quand il le faudra, vous leur mettrez le feu au derrière, comme Samson,297-b après les avoir attachés par la queue. Tout ce qui me fâche, c'est que vous n'établissiez pas une église de sociniens comme vous en établissez plusieurs de jésuites; il y a pourtant encore des sociniens en Pologne. L'Angleterre en regorge, nous en avons en Suisse; certainement Julien les aurait favorisés; ils haïssent ce qu'il haïssait, ils méprisent ce qu'il méprisait, et ils sont honnêtes gens comme lui. De plus, ayant été<298> tant persécutés par les Polonais, ils ont quelque droit à votre protection.

Après tout le mal que j'ai osé dire des Turcs à V. M., je ne vous propose pas une mosquée; cependant Barberousse en eut une à Marseille; mais vous n'êtes pas fait pour nous imiter. Tout ce que je sais, c'est que votre nom sera bien grand de Danzig jusqu'en Turquie, et de l'abbaye d'Oliva à Sainte-Sophie. Nous donnons, nous autres, beaucoup d'opéras-comiques.

Que V. M. daigne conserver ses bontés au vieux malade Libanius!298-a


297-a Voyez t. VII, p. 120; t. X, p. 10 et 159; t. XXI, p. 128; et ci-dessus, p. 128.

297-b Juges, chap. XV, v. 4 et 5.

298-a Le philosophe Libanius était l'ami de l'empereur Julien; ce prince lui adressait des lettres affectueuses dont plusieurs ont été conservées.