498. DE VOLTAIRE.

Ferney, 7 décembre 1774.

Sire, vous faites une action bien digne de vous en daignant protéger votre officier d'Étallonde. J'ose toujours assurer V. M. qu'il en est bien digne : son éducation avait été très-négligée par son père, sot et dur président de province, qui destinait son fils à être prêtre; il ne savait pas seulement l'arithmétique quand il est venu chez moi; il est consommé actuellement dans la géométrie pratique et dans les fortifications.

Je prends la liberté d'envoyer à V. M. par les chariots de poste, dans une longue boîte de fer-blanc, les plans qu'il vient de dessiner de tout le pays qui est entre les Alpes et le mont Jura, le long du lac de Genève. J'y joins même un plan des jardins de Ferney, qui ne sert qu'à montrer avec quelle facilité et quelle propreté surprenante il dessine. J'ose vous répondre qu'il sera un des meilleurs ingénieurs<335> de vos armées. Il ne respire qu'après le bonheur de vivre et de mourir à votre service. Il n'a et n'aura jamais d'autre patrie que vos États, et d'autre maître que vous. Il vous regarde avec raison comme son bienfaiteur, et, j'ose le dire, comme son père.

Il écrit aujourd'hui à votre ambassadeur; mais il attend les pièces de son abominable procès, sans lesquelles on ne peut rien faire; il est moins instruit que personne de tout ce qui s'est fait pendant son absence, car il partit dès le premier moment que l'affaire commença à éclater. Tout ce qu'il sait, c'est qu'elle fut l'effet d'une tracasserie de province et d'une inimitié de famille. Un de ses infâmes juges, qui mourut il y a deux ans, se fit traîner avant sa mort chez un vieux gentilhomme, oncle de d'Étallonde et chevalier de Saint-Louis; il lui demanda publiquement pardon de son exécrable injustice; mais son repentir ne nous suffit pas, il nous faut les pièces du procès. Nous les attendons depuis quatre mois. Rien n'est si aisé que d'être condamné à mort, et rien de si difficile que de connaître seulement pourquoi on a été condamné. Telle est notre jurisprudence barbare. Ce procès est plus odieux encore que celui des Calas.

Vous souvenez-vous, Sire, d'une petite pièce charmante que vous daignâtes m'envoyer, il y a plus de quinze ans, dans laquelle vous peigniez si bien

Ce peuple sot et volage,
Aussi vaillant au pillage
Que lâche dans les combats?335-a

Vous savez que ce peuple de Velches a maintenant pour son Végèce un de vos officiers subalternes,335-b dont on dit que vous faisiez peu de cas, et qui change toute la tactique en France, de sorte que l'on<336> ne sait plus où l'on en est. L'Europe n'est plus au temps des Condé et des Turenne, mais elle est au temps des Frédéric. Si jamais, par hasard, vous assiégiez Abbeville, je vous réponds que d'Étallonde vous servirait bien.

Ma santé décline furieusement; j'ai grand' peur de ne pas vivre assez longtemps pour voir finir son affaire. Mais elle finira bien sans moi; votre nom suffira; il ne me restera d'autre regret que de ne pas mourir auprès de V. M.

Je me mets à vos pieds avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance.


335-a Voyez t. XII, p. 14; t. XIII, p. 166; et ci-dessus, p. 62.

335-b Jean-Ernest de Pirch, d'abord page du Roi, puis lieutenant au régiment d'infanterie du lieutenant-général de Saldern, à Magdebourg, mort le 20 février 1783, au camp de Santa-Maria en Espagne; il était alors colonel d'un régiment français, et avait trente-huit ans.