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529. A VOLTAIRE.

Potsdam, 8 septembre 1775.

Je vous suis très-obligé du plaisir que vous m'avez fait en mon voyage de Silésie. Il faut avouer que vous êtes de bonne compagnie, et qu'on s'instruit en s'amusant avec vous. Voltaire et moi, nous avons fait tout le tour de la Silésie, et nous sommes revenus ensemble.

Quant à Le Kain :

Dans ces beaux vers qu'il nous déclame.
Avec plaisir je reconnais
La force, la noblesse et l'âme
De l'auteur de ces grands portraits.
Il sait, par d'invincibles charmes,
Me communiquer ses alarmes;
Il émeut, il perce le cœur
Par la pitié, par la terreur;
Et mes yeux se fondent en larmes.
Ah! malheur au cœur inhumain
Que rien n'ébranle et rien ne touche!
Le mortel ou vain, ou farouche,
Ne voit nos maux qu'avec dédain.
Est-on fait pour être impassible?
J'existe par le sentiment,
Et j'aime à sentir vivement
Que mon cœur est encor sensible.

Voilà, dans l'exacte vérité, le plaisir que m'ont lait les représentations de vos tragédies. Le Kain a sans doute aidé dans le récit et dans l'action; mais quand même un moins bon acteur les eût représentées, le fond l'aurait emporté sur la déclamation. Je pourrais servir de souffleur à vos pièces; il y en a beaucoup que je sais par cœur. Si je ne fais pas autrement fortune en ce monde, ce métier sera ma dernière ressource. Il est bon d'avoir plus d'une corde à son arc.

<395>Je ne suis pas au fait de la cour de Versailles, et je ne sais qu'en gros ce qui s'y passe. Je ne connais ni les Turgot, ni les Malesherbes; s'ils sont de vrais philosophes, ils sont à leur place. Il ne faut ni préjugé ni passion dans les affaires; la seule qui soit permise est celle du bien public. Voilà comme pensait Marc-Aurèle, et comme doit penser tout souverain qui veut remplir son devoir.

Pour votre jeune roi, il est ballotté par une mer bien orageuse; il lui faut de la force et du génie pour se faire un système raisonné, et pour le soutenir. Maurepas est chargé d'années; il aura bientôt un successeur, et il faudra voir alors sur qui le choix du monarque tombera, et si le vieux proverbe se dément : Dis-moi qui tu hantes, et je dirai qui tu es.

Je viens de voir en Silésie un M. de Laval-Montmorency et un Clermont-Gallerande qui m'ont dit que la France commençait à connaître la tolérance, qu'on pensait à rétablir l'édit de Nantes, si longtemps supprimé. Je leur ai répondu tout uniment que c'était moutarde après dîner. Vous me prendrez pour d'Argenson la Bête,395-a qui s'exprimait en proverbes triviaux en traitant d'affaires; mais une lettre n'est pas une négociation, et il est permis de se dérider quelquefois en société. Vous ne voudriez pas sans doute que j'affectasse l'air empesé de vos robins, ou de nos graves députés de Ratisbonne. Les uns sont les bourreaux des La Barre, les autres font des sottises d'un autre genre avec leurs visitations.

Vous avez raison de dire que nos bons Germains en sont encore à l'aurore des connaissances. L'Allemagne est au point où se trouvaient les beaux-arts du temps de François Ier. On les aime, on les recherche; des étrangers les transplantent chez nous; mais le sol n'est pas encore assez préparé pour les produire de lui-même. La guerre de trente ans a plus nui à l'Allemagne que ne le croient les étrangers. Il a fallu commencer par la culture des terres, ensuite par les manu<396>factures, enfin par un faible commerce. A mesure que ces établissements s'affermissent, naît un bien-être qui est suivi de l'aisance, sans laquelle les arts ne sauraient prospérer. Les Muses veulent que les eaux du Pactole arrosent les pieds du Parnasse. Il faut avoir de quoi vivre pour s'instruire et penser librement. Aussi Athènes l'emporta-t-elle sur Sparte en fait de connaissances et de beaux-arts.

Le goût ne se communiquera en Allemagne que par une étude réfléchie des auteurs classiques, tant grecs que romains et français. Deux ou trois génies rectifieront la langue, la rendront moins barbare, et naturaliseront chez eux les chefs-d'œuvre des étrangers.

Pour moi, dont la carrière tend à sa fin, je ne verrai pas ces heureux temps. J'aurais voulu contribuer à leur naissance; mais qu'a pu faire un être tracassé les deux tiers de sa course par des guerres continuelles, obligé de réparer les maux qu'elles ont causés, et né avec des talents trop médiocres pour d'aussi grandes entreprises? La philosophie nous vient d'Épicure; Gassendi, Newton et Locke l'ont rectifiée; je me fais honneur d'être leur disciple, mais pas davantage.

C'est vous qui, dessillant les yeux de l'univers,
Remplissez dignement cette vaste carrière,
Soit en prose, ou soit en vers.
Vous avez dans la nuit fait briller la lumière,
Délivré les mortels de leur vaine terreur;
La Raison dans vos mains a confié son foudre;
Vous avez réduit en poudre
Et le Fanatisme, et l'Erreur.

C'est à Bayle, votre précurseur, et à vous, sans doute, que la gloire est due de cette révolution qui se fait dans les esprits. Mais disons la vérité : elle n'est pas complète, les dévots ont leur parti, et jamais on ne l'achèvera que par une force majeure; c'est du gouvernement que doit partir la sentence qui écrasera l'infâme. Des ministres éclairés peuvent y contribuer beaucoup; mais il faut que la volonté du<397> souverain s'y joigne. Sans doute cela se fera avec le temps; mais ni vous ni moi ne serons spectateurs de ce moment tant désiré.

J'attends ici d'Étallonde. Vous aurez à présent reçu mes réponses, et je le crois en chemin. Je ferai pour lui, ou pour vous, ce qui dépendra de moi. C'est un martyr de la superstition, qui mérite d'être sanctifié par la philosophie.

Ne me tirez point de l'erreur où je suis. J'en crois Le Kain. Je veux, j'espère, je désire que nous vous conservions le plus longtemps possible. Vous ornez trop votre siècle pour que je puisse être indifférent sur votre sujet. Vivez, et n'oubliez pas le solitaire de Sans-Souci. Vale.

J'ai honte de vous envoyer des vers; c'est jeter une goutte d'eau bourbeuse dans une claire fontaine. Mais j'effacerai mes solécismes en faisant du bien à divus Etallundus, martyr de la philosophie.


395-a Voyez t. XIX, p. 281.