533. AU MÊME.

Potsdam, 4 décembre 1775.

Aucune de vos lettres ne m'a fait autant de plaisir que celle que je viens de recevoir; elle me tire des inquiétudes que la nouvelle de votre maladie m'avait causées. Il faut que le Patriarche de Ferney vive longues années pour la gloire des lettres, et pour honorer le dix-huitième siècle. J'ai survécu vingt-six ans à une attaque d'apoplexie que j'eus l'année 1749.403-a J'espère que vous en ferez de même. Ce qu'on appelle semi-apoplexie n'est pas si dangereux; et, en observant un bon régime, en renonçant aux soupers, j'espère que nous pourrons vous conserver encore pour la satisfaction de tous ceux qui pensent.

Vous me demandez ce que c'est que l'esprit? Hélas! je vous dirai<404> tout ce qu'il n'est pas : j'en ai si peu moi-même, que je serais bien embarrassé de le définir. Si cependant vous voulez, pour vous amuser, que je fasse mon roman comme un autre, je m'en tiendrai aux notions que l'expérience m'a données.

Je suis très-certain que je ne suis pas double; de là je me considère comme un être unique. Je sais que je suis un animal matériel, animé, organisé, et qui pense; d'où je conclus que la matière animée peut penser, ainsi qu'elle a la propriété d'être électrique.

Je vois que la vie de l'animal dépend de la chaleur et du mouvement; je soupçonne donc qu'une parcelle de feu élémentaire pourrait bien être la cause de l'un et de l'autre de ces phénomènes. J'attribue la pensée aux cinq sens que la nature nous a donnés; les connaissances qu'ils nous communiquent s'impriment dans les nerfs qui en sont les messagers; ces impressions que nous appelons mémoire nous fournissent les idées; la chaleur du feu élémentaire, qui tient le sang dans une agitation perpétuelle, réveille ces idées, occasionne l'imagination. Selon que ce mouvement est vif et facile, les pensées s'y succèdent rapidement; si le mouvement est lent et embarrassé, les pensées ne viennent que de loin à loin. Le sommeil confirme cette opinion; quand il est parfait, le sang circule si doucement, que les idées sont comme engourdies, que les nerfs de l'entendement se détendent, et que l'âme demeure comme anéantie. Si le sang circule avec trop de véhémence dans le cerveau, comme chez les ivrognes, ou dans les fièvres chaudes, il confond, il bouleverse les idées; si quelque légère obstruction se forme dans les nerfs du cerveau, elle occasionne la folie; si une goutte d'eau se dilate dans le crâne, la perte de la mémoire s'ensuit; si enfin une goutte de sang extravasé presse le cerveau et les nerfs de l'entendement, voilà la cause de l'apoplexie.

Vous voyez que j'examine l'âme plutôt en médecin qu'en métaphysicien; je m'en tiens à ces vraisemblances, en attendant mieux. Je me contente de jouir des fruits de votre entendement, de votre<405> imagination renaissante, de votre beau génie, sans m'embarrasser si ces dons admirables vous viennent d'idées innées, ou si Dieu vous inspire toutes vos pensées, ou si vous êtes une horloge dont le cadran montre Henri IV, tandis que votre carillon sonne la Henriade.

Qu'un autre se fasse un labyrinthe pour s'y égarer, je me délecte dans vos ouvrages, et je bénis l'Être des êtres de ce qu'il m'a rendu votre contemporain.

Je n'ai pu vous écrire de longtemps; je sors de mon quatorzième accès de goutte. Jamais elle ne m'a plus maltraité; je suis à demi perclus de tous mes membres. Cela ne m'a pas empêché de voir Morival, et de m'entretenir longuement sur votre sujet; il faut bien que nous fêtions nos martyrs; ils souffrent pour la vérité, et les autres n'ont été que les victimes de l'erreur et de la superstition. Je m'attends de jour à autre que Morival fera des miracles; le plus célèbre serait de confondre et de causer des remords à ces juges iniques qui l'ont condamné à subir une mort affreuse.

J'ai participé à la faveur que le roi de France a faite à M. de Saint-Germain. Ce brave officier m'est connu de longtemps; il ne se rendra pas indigne de la place qu'il a obtenue. Il a tout le mérite qu'il faut pour la remplir, et un zèle bien louable pour le bien public; ce qui doit le rendre recommandable à tous les honnêtes gens.

Je vous félicite en même temps, mon cher Voltaire; on m'assure que vous êtes devenu directeur des impôts dans le pays de Gex, que vous réduisez toutes les taxes sous un seul titre, et que l'exemple que vous donnerez de cette simplification sera introduit dans toute la France. Les bons esprits sont propres à tous les emplois; un raisonnement juste, des idées nettes, et un peu de travail, servent également d'instruments pour les arts, pour la guerre, pour les finances, et pour le commerce.

Il sera donc dit que celui dont l'imagination enfanta la Henriade, l'Œdipe, et tant d'autres admirables tragédies, que le traducteur de<406> Newton, l'auteur de l'Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, l'oracle de la tolérance, l'émule de l'Arioste, aura encore instruit sa nation dans l'art de soulager les peuples dans la perception des impôts.

Nous ne connaissons pas trop Homère; mais Virgile n'était que poëte, Racine n'écrivait pas bien en prose, Milton n'avait été que l'esclave du tyran de sa patrie; il n'y a donc que vous seul qui ayez réuni tous ces genres si différents. Vivez donc pour éclairer votre patrie dans cette nouvelle carrière; elle vous devra son goût, sa raison, et les laboureurs leur conservation. Quel bien de plus vous reste-t-il à faire, sinon de ne pas oublier le solitaire de Sans-Souci, qui vous admire trop pour que vous ne l'aimiez pas un peu. Vale.


403-a C'était au mois de février 1747 que le Roi avait eu l'attaque d'apoplexie dont il parle. Voyez t. XXII, p. 186.