558. AU MÊME.

(Sans-Souci) 9 juillet 1777.

Oui, vous verrez cet empereur,
Qui voyage afin de s'instruire,
Porter son hommage à l'auteur
De Henri quatre et de Zaïre.
Votre génie est un aimant
Qui, tel que le soleil attire
A soi les corps du firmament,
Par sa force victorieuse
Amène les esprits à soi;
Et Thérèse la scrupuleuse
Ne peut renverser cette loi.
Joseph a bien passé par Rome,
Sans qu'il fût jamais introduit
Chez le prêtre que Jurieu nomme
Très-civilement l'Antechrist.
Mais à Genève, qu'on renomme,
Joseph, plus fortement séduit,
Révérera le plus grand homme
Que tous les siècles aient produit.

Cependant les Autrichiens ont jusqu'à présent encore mal profité des leçons de tolérance que vous avez données à l'Europe. Voilà en Moravie, dans le cercle de Prérau, quarante villages qui se déclarent tous à la fois protestants. La cour, pour les ramener au giron de l'Église, a fait marcher des convertisseurs avec des arguments à poudre <452>et à balle, qui ont fusillé une douzaine de ces malheureux, en attendant qu'on brûle les autres. Ces faits, que nous vous communiquons, sont par malheur peu consolants pour l'humanité.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'il y a un levain de férocité dans le cœur de l'homme, qui reparaît souvent quand on croit l'avoir détruit. Ceux que les sciences et les arts ont décrassés sont comme ces ours que les conducteurs ont appris à danser sur les pattes de derrière; les ignorants sont comme les ours qui ne dansent point. Les Autrichiens (j'en excepte l'Empereur) pourraient bien être de cette dernière classe.

Il est bien fâcheux que les Français, d'ailleurs si aimables, si polis, ne puissent pas dompter cette fougue barbare qui les porte si souvent à persécuter les innocents. En vérité, plus on examine les fables absurdes sur lesquelles toutes les religions sont fondées, plus on prend en pitié ceux qui se passionnent pour ces balivernes.

Voici un Rêve452-a que je vous envoie, qui peut-être vous amusera un moment. Vous donner de tels ouvrages d'une imagination tudesque, c'est jeter une goutte d'eau dans la mer.

Je vous remercie du beau projet de politique dont vous me faites l'ouverture; ce serait une chose à exécuter, si j'avais vingt ans. Le pape et les moines finiront sans doute; leur chute ne sera pas l'ouvrage de la raison, mais ils périront à mesure que les finances des grands potentats se dérangeront. En France, quand on aura épuisé tous les expédients pour avoir des espèces, on sera forcé de séculariser des abbayes et des couvents. Cet exemple sera imité, et le nombre des cuculatis réduit à peu de chose. En Autriche, le même besoin d'argent donnera l'idée d'avoir recours à la conquête facile des États du saint-siége pour avoir de quoi fournir aux dépenses extraordinaires; et l'on fera une grosse pension au saint-père.

Mais qu'arrivera-t-il? La France, l'Espagne, la Pologne, en un<453> mot, toutes les puissances catholiques, ne voudront pas reconnaître un vicaire de Jésus subordonné à la main impériale.453-a Chacun alors créera un patriarche chez soi. On assemblera des conciles nationaux. Petit à petit, chacun s'écartera de l'unité de l'Église, et l'on finira par avoir dans son royaume sa religion, comme sa langue, à part.

Comme je ne fixe aucune époque à cette prophétie, personne ne pourra me reprendre. Cependant il est très-probable que, avec le temps, les choses prendront le tour que je viens d'indiquer.

Je suis fort sensible aux marques de votre souvenir et des vieux temps dont vous rappelez la mémoire. Hélas! que retrouveriez-vous à Sans-Souci, s'il était possible que je pusse espérer de vous y revoir?

Un vieillard glacé par les ans,
Froid, taciturne et flegmatique,
Dont le propos soporifique
Fait bâiller tous les assistants.
Au lieu de mots assez plaisants,
Assaisonnés d'un sel attique,
Qu'il débitait dans son bon temps,
Un radotage politique,
Et d'obscure métaphysique,
Plus ennuyeux, plus révoltants
Que ne sont les nouveaux romans.
Au lieu d'entrechats des béquilles,
Au lieu de vigueur des guenilles;
Dieu, quels funestes changements!453-b
Ainsi, quand le moelleux Zéphire
Des airs cède l'immense empire
Au fougueux souffle d'Aquilon,
La nature aux abois expire.
Le champ qui portait la moisson
A perdu sa belle parure;

<454>

L'arbre est dépouillé de verdure,
Les jardins sont privés de fleurs.
L'homme ainsi ressent les rigueurs
Du temps qui vient miner son être.
Si, jeune, il se nourrit d'erreurs,
Dès qu'il juge et qu'il sait connaître.
L'âge, les maux et les langueurs
Le font pour toujours disparaître.

Toutes ces variations sont pour le commun de l'espèce, mais non pour le divin Voltaire. Il est comme madame Sara, qui faisait tourner la tète aux roitelets arabes à l'âge de cent soixante ans. Son esprit rajeunit au lieu de vieillir; pour lui le Temps n'a point d'ailes; mais il est à craindre que la nature n'ait perdu le moule où elle l'a jeté. On nous conte que Jupiter prolongea la nuit qu'il coucha avec Alcmène, pour se donner le temps de fabriquer Hercule; je suis persuadé que si l'on examinait les phénomènes de l'année 1694,454-a pareille merveille s'y trouverait. Enfin jouissez longtemps des prodigalités de la nature; personne ne s'intéresse plus à votre conservation que le solitaire de Sans-Souci. Vale.

Il fallait les charmes de l'enchanteur de Ferney pour tirer des vers de ma vieille et stérile cervelle.


452-a Voyez t. XV, p. IV, no IV, et p. 29-34.

453-a A la maison impériale. (Variante des Œuvres posthumes, t. X, p. 99.) La traduction allemande, t. X, p. 177, porte : Der unter dem Kaiserlichen Hause steht.

453-b Ces trois derniers vers, omis dans l'édition de Kehl, sont tirés des Œuvres posthumes, t. X, p. 100.

454-a Année de la naissance de Voltaire. Voyez t. VII, p. 76.