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201. DU MÊME.

Paris, 15 août 1778, anniversaire de la bataille
de Liegnitz.



Sire,

Les deux lettres, du 22 et du 23 juillet, dont Votre Majesté m'a honoré ne me sont parvenues qu'avant-hier, à trois semaines de date, et je ne perds pas un moment pour répondre aux questions que V. M. me fait l'honneur de m'adresser sur le grand homme que nous avons perdu.

Je ne crois pas qu'il ait dit au maréchal de Richelieu le mot plaisant qu'on lui attribue : « Ah! frère Caïn, tu m'as tué. » Je l'ai vu très-assidûment dans le cours de sa maladie; j'y ai trouvé plusieurs fois le maréchal, et je n'ai pas entendu ce mot. Sa famille et tous ses amis n'en ont aucune connaissance. Il est vrai que le mot est plaisant, qu'il ressemble bien à ceux qu'il disait souvent, et que le maréchal ressemble encore mieux à frère Caïn; mais il y a apparence que ce mot a été fait par quelqu'un qui croyait, ce qui n'est pas vrai, que le patriarche s'était empoisonné avec de l'opium que lui avait donné le maréchal; il lui en avait bien donné en effet, mais la bouteille fut cassée par la faute des domestiques, sans qu'il en eût pris une goutte.

Il est très-sûr que, quelques jours avant sa maladie, il prit beaucoup de café, pour travailler mieux à différentes choses qu'il voulait faire; les corrections de sa tragédie étaient du nombre; il s'alluma le sang, perdit le sommeil, souffrit beaucoup de sa strangurie, et, pour se calmer, se bourra d'opium qu'il envoya chercher chez l'apothicaire, et qui vraisemblablement a achevé de le tuer.

Dans le temps où il est tombé malade, je sais qu'il travaillait sur les prophéties de Daniel; mais j'ignore où il en était. Je suis sûr aussi que, à la réquisition de l'impératrice de Russie, il avait déjà commencé quelques pages de son histoire.