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173. A D'ALEMBERT.

Le 7 septembre 1776.

Votre lettre, mon cher d'Alembert, m'a été rendue à mon retour de Silésie. Je vois que votre cœur tendre est toujours sensible, et je ne vous condamne pas. Les forces de nos âmes ont des bornes; il ne faut rien exiger au delà de ce qui est possible. Si l'on voulait qu'un homme très-fort et robuste renversât le Louvre en appuyant fortement ses épaules, il n'en viendrait pas à bout; mais si on le chargeait de soulever un poids de cent livres, il pourrait y réussir. Il en est de même de la raison : elle peut vaincre des obstacles proportionnés à ses forces; mais il en est de tels qui l'obligent à céder. La nature a voulu que nous fussions sensibles, et la philosophie ne nous fera jamais parvenir à l'impassibilité; et supposé que cela pût être, cela serait nuisible à la société. On n'aurait plus de compassion pour le malheur des autres; l'espèce humaine deviendrait dure et impitoyable. Notre raison doit nous servir à modérer tout ce qu'il y a d'excessif en nous, mais non pas à détruire l'homme dans l'homme. Regrettez donc votre perte, mon cher; j'ajoute même que celles de l'amitié sont irréparables, et que quiconque est capable d'apprécier les choses vous doit juger digne d'avoir de vrais amis, parce que vous savez aimer. Mais comme il est au-dessus des forcesa de l'homme et même des dieux de changer le passé, vous devez songer, d'autre part, à vous conserver pour les amis qui vous restent, afin de ne leur point causer le chagrin mortel que vous venez de sentir. J'ai eu des amis et des amies; j'en ai perdu cinq ou six, et j'ai pensé en mourir de douleur. Par un effet du hasard, j'ai fait ces pertes pendant les différentes guerres où je me suis trouvé, et obligé de faire continuellement des dispositions différentes. Ces dis-


a Les mots des forces sont omis dans les Œuvres posthumes, t. XI, p. 240; mais la traduction allemande, t. XI, p. 216, porte : über die Kräfte der Menschen, etc.