258. A D'ALEMBERT.

Le 5 juillet 1782.

Je vous avoue que, après avoir bien étudié les opinions des stoïciens, il m'a paru qu'ils avaient trop exalté la nature humaine. Leur amour-propre leur persuada que chacun possédait en soi une parcelle de l'âme de la nature, et que cette parcelle pouvait atteindre aux perfections de la Divinité, à laquelle elle se rejoignait après la mort de celui qu'elle avait animé. Ce système est beau et sublime; il n'y manque que la vérité. Cependant il y a de la noblesse à s'élever au-dessus des événements fâcheux auxquels nous sommes assujettis, et un stoïcisme qui n'est pas outré est l'unique ressource des malheureux. Toutefois il ne faut pas nous bouffir d'une idée de perfection<259> à laquelle nous ne saurions atteindre, ni nous composer une généalogie imaginaire qui, loin de nous anoblir, nous dégrade, parce que, en considérant la turpitude et les crimes de notre espèce, il y aurait plus de vraisemblance à nous croire descendus d'êtres malfaisants (supposé qu'il en existe) que d'un être dont la nature même doit être la bonté. Mais dès que la goutte, la pierre ou le taureau de Phalaris s'en mêlent, les cris aigus qui échappent au souffrant attestent que la douleur est un mal très-réel. J'espère que votre vessie ne vous mettra plus dans le cas de donner un démenti aux stoïciens. Mon âme m'a appris, par l'expérience, qu'elle est la très-humble servante de mon corps. Aussi souvent qu'il souffre, elle est très-mal à son aise, tant ses facultés intellectuelles sont assujetties à la mécanique de notre organisation.

Quel saut des stoïciens au saint-père! Mais puisqu'il est fait, je poursuis. Ce pauvre prêtre a démenti son infaillibilité par son voyage de Vienne; il s'est exposé à recevoir un refus auquel il pouvait s'attendre. L'Empereur continue ses sécularisations sans interruption; il paraît que les couvents riches ont la préférence sur les mendiants; on ne touche pas à ces derniers, dont le bien public exigerait la réforme préférablement aux premiers. Je doute fort qu'en France on imite l'auguste César germanique, à moins que votre contrôleur général n'ait épuisé toutes les ressources de son industrie pour procurer des fonds au gouvernement. Chez nous, chacun reste comme il est, et je respecte le droit des possessions, sur lequel toute société est fondée.

On nous a annoncé ici la disgrâce de M. de Grasse; il a marqué beaucoup de valeur dans ce combat qui lui a si mal réussi. Il paraît que la marine anglaise a une grande supériorité dans la manœuvre sur celle des Français. C'est faute d'exercice et d'expérience de la part de vos compatriotes; ce sont des choses où ils pourront parvenir à se perfectionner, si on les encourage à l'application, et qu'on leur donne<260> plus d'emploi en temps de paix. Je vois avec plaisir que vous avez été content du grand-duc et de la visite qu'il vous a rendue. Ce prince possède de grandes et bonnes qualités; il est un peu grave, cela tient à son caractère; mais le fond en est excellent.

L'abbé Raynal est encore à Berlin; il y amasse des matériaux pour écrire l'histoire de la révocation de l'édit de Nantes. Cet ouvrage paraîtra trop tard; il fallait, en 1680, remontrer à Louis XIV le tort infini que ressentirait son royaume de l'expulsion d'un nombre prodigieux d'habitants qui transporteraient leur industrie dans toutes les parties de l'Europe. A présent les Fiançais le sentent, quand il est trop tard pour y remédier. Je crois vous avoir remercié dans mes lettres précédentes de l'ouvrage sur le collége de Louis le Grand que vous m'avez envoyé. Je vous annonce un ouvrage nouveau sur .... Jusqu'à quand aura-t-on la bêtise d'écrire des billevesées de cette espèce? Je m'en tiens aux lois générales et permanentes auxquelles tous les éléments obéissent; c'en est bien assez. Vivez, mon cher d'Alembert, pour l'honneur de la philosophie, et donnez-moi quelquefois de vos nouvelles.

Sur ce, etc.