235. AU MÊME.

Le 27 septembre 1771.



Mon cher frère,

Je vois, mon cher frère, que vous êtes étonné de la singulière conjoncture où se trouve l'Europe à présent. Il est vrai que, en lisant l'histoire même, je ne me rappelle pas d'y avoir lu quelque trait qui ressemble à la position présente où nous nous trouvons. Cependant, depuis que j'ai eu la satisfaction de vous écrire, les conjonctures et les événements ont pris une tournure infiniment plus favorable pour nos intérêts; les Russes, piqués de la réponse sèche et impérieuse des Autrichiens, ont résolu de faire marcher au mois de janvier prochain une armée de cinquante mille hommes en Pologne. Leur animosité se tourne tout entière contre les Autrichiens; ils veulent céder aux Turcs la Moldavie et la Valachie, et ils veulent même animer cette puissance à se déclarer contre l'Autriche. Voici le moment de signer notre convention avec eux; cela améliorera pour moi les conditions<403> que je désire, et, d'un autre côté, cette nouvelle armée, portée entre Sandomir et Cracovie, empêchera bien les Autrichiens d'agir, de sorte que nous ferons des acquisitions sans tirer l'épée. Vous voulez savoir comment la Saxe se trouve actuellement avec l'Autriche? A ce qu'on m'écrit, ils ne sont ni bien ni mal ensemble. L'Électeur a fait une réduction, et se prépare à la renouveler encore, de sorte que son armée ne demeurera forte que de douze mille hommes. Ce ne serait pas, en tout cas, un bien puissant secours pour l'Autriche, et quoi que ce bon électeur fasse, si le feu de la guerre s'allume, il sera, ni plus ni moins, obligé de servir nappe aux parties belligérantes. Je suis les Autrichiens dans toutes leurs négociations; je les éclaire d'aussi près qu'il m'est possible. Je sais qu'ils rencontrent mille difficultés en Fiance; mais pour apprendre à quel point ils réussiront dans l'Empire, il faut encore attendre quelques mois. Je suis tout à fait de votre sentiment, mon cher frère, que si la guerre se fait, il ne faut épargner ni argent ni subsides pour nous renforcer et nous mettre en état de soutenir la gageure; et c'est bien aussi de quoi je m'occupe. Mais comme aussi il ne convient point de prodiguer mal à propos les espèces, j'attends la décision de cette crise pour mettre la main à l'œuvre, et pour entamer les négociations à la fois dans tous les endroits que vous indiquez si sagement. En attendant, je prépare chez moi la levée de quatre bataillons de garnison, de dix bataillons francs et d'un régiment de hussards, et dès que mon traité sera signé avec la Russie, je commencerai immédiatement après ces levées. Voilà, mon cher frère, bien de la besogne à expédier; mais l'homme est né pour le travail, et trop heureux quand il peut travailler pour l'avantage de sa patrie; alors les peines ne coûtent rien, et on les multiplierait volontiers, dès qu'on voit l'apparence de réussir. Je vous demande pardon, mon cher frère, de ne vous entretenir continuellement que de ces affaires; représentez-vous, pour mon excuse, l'importance de ces choses et la nécessité où je suis de m'en occuper con<404>tinuellement, et votre indulgence me passera si ma bouche abonde de ce dont le cœur est plein. Je suis, etc.