253. AU PRINCE HENRI.

Le 20 juillet 1775.



Mon très-cher frère,

C'est en vous rendant grâce de la lettre de l'Impératrice que vous avez la bonté de me communiquer, et que je vous remets, mon très-cher frère, que je dois vous dire, puisque vous voulez bien demander mon sentiment, que je crois, vu les termes où vous en êtes avec l'Impératrice, qu'avec bonne grâce vous ne pourrez guère vous dispenser de faire le voyage de Pétersbourg. Elle vous traite en ami, elle vous demande cette complaisance pour avoir le plaisir de vous revoir. Si vous la refusiez, ce serait rompre avec elle, et vous savez, mon cher frère, que les Indiens disent qu'il faut adorer le diable pour l'empêcher de nuire. Pour les héros de la dernière bataille de<421> Sans-Souci, ils sont devenus doux comme des moutons; la correction qu'ils ont reçue les a rendus encyclopédistes, et à présent ils sont les premiers à déclamer contre la guerre. Mes nièces sont arrivées ici; celle de Cassel est bien aimable; celle de Würtemberg est un peu courte d'espèces, mais pour de l'esprit, elle n'en manque pas. Je leur ai fait entendre Le Kain.421-a Je vous en dirai, mon cher frère, mon sentiment. Je trouve en lui la façon de déclamer de Voltaire; il a le geste très-noble, une attention prodigieuse pour la pantomime, mais dans quelques endroits je le trouve plus outré qu'Aufresne. Je lui ai beaucoup parlé, et il m'a fait valoir la dignité et la sublimité de l'art de la déclamation avec tous les termes qui en peuvent relever la réputation. Hier il a joué le rôle d'Orosmane, et j'ai été obligé de répandre des larmes au troisième, quatrième et cinquième acte. On aime à retrouver son cœur et à se sentir encore des entrailles; cela est plus amusant que cette maudite politique, où l'on n'a à traiter qu'avec des fripons. L'affaire de Bavière se négocie actuellement en France, et je suis toute la marche de ce ministère d'iniquité. La lâcheté de la France laissera aller les choses comme il plaira à l'aveugle destinée. Mais en voici bien d'une autre. On veut troquer la Toscane contre le Würtemberg. L'Empereur en fera tant, qu'il forcera tout prince qui aime l'indépendance et la liberté germanique de se liguer contre lui. On peut prévoir qu'il se prépare une cruelle guerre, et peut-être aussi acharnée que celle dont nous sortons. Si cela arrive que l'électeur de Bavière meure avant moi, si le boute-selle sonne, il faudra bien encore monter à cheval. Voici des bulletins à foison, beaucoup d'espérances chimériques, et peu de réalités. Goltz assure que Choiseul ne reviendra point sur l'eau; mais Goltz peut se tromper, car, après tout, comment compter sur la volonté d'un jeune benêt qui se laisse subjuguer par ceux qui savent l'entreprendre?421-b La<422> cabale de Choiseul est très-forte à Paris comme à Versailles, et si Maurepas meurt, il faudra bien quelque autre tuteur pour diriger le pupille. Mais, mon cher frère, à mon âge il ne faut prévoir tout au plus que pour le lendemain. Je me garderai bien de m'alambiquer l'esprit de ce qui peut arriver quand je ne serai plus; ainsi le futur ne m'inquiète guère. Je vous embrasse du fond de mon cœur, en vous assurant, mon cher frère, de la haute estime et de la tendresse infinie avec laquelle je suis, etc.


421-a Voyez t. XXIII, p. 378, 379, 380 et 394; t. XXV, p. 25.

421-b Voyez t. VI, p. 128 et suivantes; t. XXIII. p. 387, 388, 389, 426 et 430; t. XXV, p. 24.