6. A LA MARGRAVE DE BAIREUTH.

Ruppin, 5 septembre 1732.



Ma très-chère sœur,

J'aurais bien de la peine de vous décrire la vive joie que j'ai eue en apprenant la nouvelle de votre heureuse délivrance, ma très-chère sœur; j'ai craint, sans rien dire, ce terme, qui devait décider du bonheur ou du malheur de ma vie. Le bon Dieu soit loué à jamais qu'il vous a tirée si heureusement d'un tel pas, et qu'il me rend la vie en vous la rendant! Je suis trop content, et ne saurais assez vous marquer ma reconnaissance de ce que vous me faites la grâce de me choisir pour parrain de ma chère petite nièce. Vous ne pouviez choisir personne qui eût plus de respect et d'attachement pour la mère, ni plus d'amitié pour la fille, tout m'étant précieux ce qui vient de vous, et ce qui vous appartient. Vous pouvez compter, ma très-chère sœur, que j'ai souffert tout ce que l'on peut souffrir au monde pendant quinze jours, vivant toujours entre la crainte et l'espérance de perdre ou de conserver tout ce que j'aime le plus tendrement au monde, et<9> pour qui je laisserais ma vie et mon sang. Vous m'ordonnez, ma très-chère sœur, de vous informer de l'état de mes affaires; et comme je n'ai aucun meilleur ami que vous au monde, vous pouvez compter que je vous ouvre mon cœur comme devant Dieu. Le Roi me persécute touchant mon mariage. Je n'aime point la princesse; au contraire, j'ai plutôt de la répugnance pour elle, et notre mariage ne vaudra pas grand' chose, ne pouvant y avoir ni amitié ni union entre nous. Sans cela, le Roi ne me maltraite pas, mais il se défie de moi, et ce maudit mariage est l'unique cause de mon chagrin. Je suis fort bien avec la Reine, laquelle vous aime bien tendrement. Je vis ici en paix et en repos auprès de mon régiment, et je me trouverais heureux, ayant le bonheur de vous voir tous les jours et de ne me marier jamais.1_9-a Voilà tout ce qui me manque à me rendre pleinement heureux. Le Roi parle mille biens de vous, et il vous aime bien tendrement. Grumbkow et Seckendorff sont fort bien avec moi, et, jusqu'au mariage près, ils me font du bien. Derschau et Hacke sont mes intimes; mais je nage sans m'y fier. Je suis fort rarement à Berlin, Potsdam et Wusterhausen.1_9-b Le Roi y va dimanche. Il veut me forcer à aimer ma belle, et je crains fort qu'il n'y réussira pas; mon cœur ne se laisse point forcer; quand il aime, il aime sincèrement, et quand il n'aime pas, il ne se saurait contraindre. C'est pourquoi je ne le saurais empêcher, mon adorable sœur, de vous donner des marques de son sincère attachement, car je ne vis que pour vous, et j'attends avec la plus grande impatience du monde l'heureux moment où, après presque trois ans d'absence, j'aurai la félicité et la joie de vous revoir,1_9-c de me mettre à vos pieds, et de vous réitérer que jamais personne ne peut être avec plus de<10> respect, de vénération et de tendre attachement que j'ai l'honneur d'être,



Ma très-chère sœur,

Votre très-humble, très-obéissant et très-fidèle
frère et serviteur,
Frederic.


1_9-a Voyez les Mémoires de la Margrave, t. II, p. 25 et 26.

1_9-b Voyez t. XXVI, p. 406.

1_9-c La Margrave arriva à Berlin le 16 novembre. Voyez ses Mémoires, t. II, p. 76, 80, 81 et suivantes, 135 et 136.