195. A LA MÊME.

Potsdam, 26 octobre 1747.



Ma très-chère sœur,

Je suis bien fâché de vous savoir si souvent incommodée; je crois, ma chère sœur, que vous vous fatiguez trop. Vous me dites des choses si obligeantes, que vous me réduisez au silence. Je pense tout ce que je dois sur votre sujet; mais comme la matière est au-dessus des expressions, mon cœur, tout plein de choses, trouve une langue muette pour les exprimer.

Je plains le pauvre du Châtelet; je crains fort que le général de Borcke ne prenne une fin pareille. C'est peu de chose que l'homme; je ne sais comment la vanité lui peut faire illusion, et je ne comprends pas comme il peut présumer si bien de son être, et sur quoi il fonde ses chimériques prétentions sur l'avenir. L'histoire de l'humanité est un tissu de biens et de maux; exposés à des milliers de maladies, à un nombre innombrable d'accidents et de malheurs qui nous menacent, il est encore surprenant que nous en soyons quittes à si bon compte. Mais un moment de plaisir, une vapeur de gaîté nous sert à passer l'éponge sur le mal qui nous est arrivé; notre inconstance et notre légèreté font notre bonheur. Nous sommes des créatures telles qu'il a plu à l'auteur de la nature de nous former. La politique de notre bonheur demande que nous soyons contents de notre état, et que nous jouissions du présent sans trop creuser<189> dans l'avenir, d'autant plus que notre chagrin ne porte aucun remède à nos maux, et que l'impossibilité de les changer nous doit inspirer de la patience et de la résignation. Nous devons nous féliciter de tous les malheurs qui ne nous arrivent pas, mais surtout jouir du bien qui nous arrive, et ne point permettre à l'hypocondrie et aux réflexions tristes de répandre de l'amertume sur nos plaisirs. Montaigne dit que chaque chose a deux anses, une bonne et une mauvaise;1_189-a il faut prendre les choses du bon côté et retenir l'esprit de la tristesse, parce que c'est un mal qui gagne, et qui empoisonne la plus belle vie. Voyez, je vous prie, jusqu'où du Châtelet m'égare. Je ne sais pas si tout ce que je dis n'est pas aussi fou qu'était la vie du défunt, et peut-être après ma mort me trouvera-t-on également quelque bouton sur la tunique interne du cerveau. Ma première folie est celle de vous ennuyer, ma chère sœur; elle est impardonnable; je vous en demande mille pardons, vous priant de me conserver quelque part dans votre souvenir, comme étant avec dévouement, tendresse et estime, ma très-chère sœur, etc.


1_189-a Voyez t. XX, p. 31, et t. XXIV, p. 154.