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298. A LA MÊME.

Sans-Souci, 7 juillet 1755.



Ma très-chère sœur,

J'ai eu le plaisir de recevoir aujourd'hui la lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire de Naples, du 3 du mois passé. J'ai été fort étonné de l'impertinence de Sa Majesté Sicilienne. Il me semble quelle aurait dû vous recevoir et vous faire des politesses, soit incognito, ou selon votre caractère. H y a cependant un certain embarras avec votre incognito : c'est que vous n'êtes ni particulière, ni princesse; il faut pourtant opter entre l'un des deux, et s'en tenir à ce que l'on croit le plus avantageux, sans quoi vous tomberez toujours dans les inconvénients du cérémonial. J'ai bien cru que vous donneriez à Rome et à Florence la préférence sur le reste de l'Italie. Il vous reste encore Venise pour la bonne bouche, dont je crois que vous serez contente. Cependant Naples doit être une très-grande et belle ville; sa situation au bord de la mer est magnifique, et dans ces contrées les Romains avaient presque toutes leurs maisons de plaisance, à Pouzzoles, Bayes, Tusculum, etc. Je crois que ces souterrains que vous avez vus à Bayes ne sont pas du temps de la république, mais des douze Césars; dans ces temps de crimes, les particuliers faisaient de ces souterrains pour dérober leurs amis et eux-mêmes à la fureur des tyrans; les premiers chrétiens y tinrent leurs assemblées du temps de Domitien et de leurs persécuteurs. Je vous avoue que je serais bien glorieux d'être cahoté sur la Via Appia, et qu'il n'est rien que je ne donnerais, fût-ce aux dépens d'une côte, pour avoir été dans ce paradis terrestre; mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe. Vous devez sentir, ma chère sœur, plus qu'un autre, le plaisir de voir l'Italie, vous qui savez si bien l'histoire, et qui avez le goût des antiquités. Pour cette race espagnole et<305> saxonne transplantée à Naples, ce sont de grands mots que le nom des anciens, et les monuments de la grandeur romaine des jouets dont ils s'amusent; ils croient s'en divertir sans y rien connaître; ils me reviennent comme un Mexicain auquel on donnerait des instruments de mathématiques. La pauvre espèce de gens qui habitent ce beau pays! Que Jules César, s'il revenait au monde, serait étonné de trouver ces Iroquois possesseurs de sa patrie! Je vous trouve heureuse d'avoir eu avec vous La Condamine; je crois que, à l'exception de quelques savants de Florence, son espèce est rare en Italie, comme partout ailleurs. J'ai vu à Wésel d'Alembert, qui me paraît un très-aimable garçon; il a beaucoup de douceur, et de l'esprit, joint à un profond savoir, sans prétentions. Il m'a promis de venir, l'année qui vient, passer trois mois chez moi, et alors nous capitulerons peut-être pour plus longtemps.1_305-a Je recevrai ici, sur la fin du mois, la Reine douairière. Vous saurez sans doute que ma sœur de Brunswic marie son aînée au prince de Galles. Il a fallu qu'elle mène ses filles à Hanovre, où elle aura l'honneur de voir Sa Majesté Britannique face à face, honneur que je ne lui envie pas.

Adieu, ma chère sœur; je me recommande à votre amitié et à votre souvenir, faisant des vœux pour votre santé, et vous priant de me croire avec une tendresse parfaite, ma très-chère sœur, etc.


1_305-a Voyez t. XXIV, p. x et suivantes, article X.