328. A LA MARGRAVE DE BAIREUTH.

(Kerpsleben, près d'Erfurt) ce 17
(septembre 1757).



Ma très-chère sœur,

Je ne trouve d'autre consolation que dans vos chères lettres. Puisse le ciel récompenser tant de vertu et tant d'héroïques sentiments! Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, mes malheurs ne font que s'accumuler. Il semble que le destin veut décharger toute sa fureur et toute sa colère sur le pauvre État que j'ai eu à gouverner. Les Suédois sont entrés en Poméranie; les Français, après avoir conclu une neutralité humiliante pour le roi d'Angleterre avec les alliés (dont les troupes sont obligées de se séparer et d'entrer dans des quartiers que les Français leur assignent, sans que les États respectifs soient délivrés de contributions ni de livraisons), les Français, dis-je, sont en pleine marche pour inonder les pays de Halberstadt et de Magdebourg. Je m'attends de la Prusse à la nouvelle d'une bataille d'un jour à l'autre; la proportion du nombre des combattants est de<343> vingt-cinq mille à quatre-vingt mille. Les Autrichiens sont marchés en Silésie, où le prince de Bevern les suit. J'ai avancé de ce côté-ci, pour tomber sur le corps de cette armée alliée, qui s'est enfuie, et s'est retranchée, derrière Eisenach, dans des montagnes où toutes les règles de la guerre m'empêchent de les suivre, encore plus de les attaquer. Dès que je me retirerai en Saxe, tout cet essaim me suivra. Je suis fermement résolu de tomber sur le corps de celui de tous les généraux ennemis qui m'approchera de plus près, au hasard de tout ce qui peut en arriver. Je bénirai encore le ciel de sa clémence, s'il m'accorde la faveur de périr l'épée à la main. Si cet espoir me manque, vous m'avouerez qu'il serait trop dur de ramper aux pieds d'un assemblage de traîtres dont les crimes heureux leur procurent l'avantage de pouvoir me donner la loi. Comment, ma chère, mon incomparable sœur, comment pourrais-je réprimer les sentiments de vengeance et de ressentiment contre tous mes voisins, dont il n'y en a pas un qui n'ait accéléré ma chute et ne partage nos dépouilles? Comment un prince peut-il survivre à son État, à la gloire de sa nation, à sa propre réputation? Qu'un électeur de Bavière dans l'enfance ou plutôt dans une espèce de sujétion de ses ministres, et stupide à la voix de l'honneur, se livre en esclave à l'impérieuse domination de la maison d'Autriche, et baise la main qui opprima son père, je le pardonne à sa jeunesse et à son ineptie; mais sera-ce là l'exemple que je devrai suivre? Non, ma chère sœur, vous pensez trop noblement pour me donner d'aussi lâches conseils. La liberté, cette prérogative si précieuse, sera-t-elle moins chère, dans le dix-huitième siècle, à des souverains qu'elle le fut aux patriciens de Rome? Et où est-il dit que Brutus et Caton pousseraient la générosité plus loin que des princes et des rois? La fermeté consiste à s'opposer au malheur; mais il n'y a que des lâches qui fléchissent sous le joug, qui portent patiemment leurs chaînes, et supportent tranquillement l'oppression. Jamais, ma chère sœur, je ne pourrai me résoudre à<344> cette ignominie. L'honneur qui m'a poussé à exposer cent fois ma vie dans la guerre m'a fait affronter la mort pour de moindres sujets que pour ceux-ci. La vie ne vaut certainement pas la peine qu'on s'y attache si fort, surtout quand on prévoit qu'elle ne sera désormais qu'un tissu de peines, et qu'il faudra se nourrir de ses larmes :

La douleur est un siècle et la mort un instant.

Si je ne suivais que mon inclination, je me serais dépêché d'abord après la malheureuse bataille que j'ai perdue; mais j'ai senti que ce serait faiblesse, et que c'était mon devoir de réparer le mal qui était arrivé. Mon attachement à l'État s'est réveillé; je me suis dit : Ce n'est pas dans la bonne fortune qu'il est rare de trouver des défenseurs, mais c'est dans la mauvaise.1_344-a Je me suis fait un point d'honneur de redresser tous les dérangements, à quoi j'ai encore réussi en dernier lieu en Lusace; mais à peine suis-je accouru de ce côté-ci pour m'opposer à de nouveaux ennemis, que Winterfeldt a été battu et tué auprès de Görlitz, que les Français entrent dans le cœur de mes États, que les Suédois bloquent Stettin. Il ne me reste à présent plus rien de bon à faire; ce sont trop d'ennemis. Quand même je réussirais à battre deux armées, la troisième m'écraserait. Vous verrez par le billet ci-joint ce que je tente encore; c'est le dernier essai. La reconnaissance, le tendre attachement que j'ai pour vous, cette amitié de vieille roche qui ne se dément jamais, m'oblige d'en agir sincèrement avec vous. Non, ma divine sœur, je ne vous cacherai aucune de mes démarches, je vous avertirai de tout; mes pensées, le fond de mon cœur, toutes mes résolutions, tout vous sera ouvert et connu à temps. Je ne précipiterai rien, mais aussi me sera-t-il impossible de changer de sentiments. Il est vrai que, après la bataille de Prague, les affaires de la reine de Hongrie paraissaient hasardées; mais elle avait de puissants alliés et encore de grandes ressources; je n'ai ni l'un ni l'autre.<345> Je ne serais pas abattu d'un malheur, j'en ai tant essuyé : les pertes des batailles de Kolin et celle, en Prusse, de Jägersdorf, la malheureuse retraite de mon frère et la perte du magasin de Zittau, la perte de toutes mes provinces de la Westphalie, le malheur et la mort de Winterfeldt, l'invasion en Poméranie, dans le Magdebourg et dans le pays de Halberstadt, l'abandon de mes alliés; et malgré tout cela, je me roidis encore contre l'adversité, de sorte que je crois ma conduite jusqu'à présent exempte de toute faiblesse. Je suis très-résolu de lutter encore contre l'infortune; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l'opprobre de ma maison.1_345-a Voilà, ma chère sœur, ce qui se passe dans le fond de mon âme, et la confession générale que je vous fais de ce qui m'agite actuellement.

Quant à vous, mon incomparable sœur, je n'ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même, et je ne saurais condamner en vous les sentiments que j'éprouve tous les jours. La vie nous a été donnée par la nature comme un bienfait; dès qu'elle cesse de l'être, l'accord finit, et tout homme est maître de finir son infortune le moment qu'il juge à propos. On siffle un acteur qui reste sur la scène quand il n'a plus rien à dire. On plaint les malheureux les premiers moments; le public se lasse bientôt de sa compassion, la malignité humaine les critique, on trouve que tout ce qui leur est arrivé, c'est eux qui se le sont attiré, on les condamne, et l'on finit par les mépriser. Si je suis le cours ordinaire de la nature, le chagrin, ma mauvaise santé, abrégeront mes jours en peu d'années. Ce serait survivre à moi-même et souffrir lâchement ce que je suis maître d'éviter. Il ne me reste que vous seule dans l'univers qui m'y attachiez encore; mes amis, mes plus chers parents sont au tombeau; enfin j'ai tout perdu. Si vous prenez la résolution que j'ai prise, nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c'est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils<346> seront chargés, et à porter le poids que nous avons soutenu si longtemps. Ceci sont, mon adorable sœur, de tristes réflexions; mais elles conviennent à mon état présent. Au moins ne pourra-t-on pas dire que j'aie survécu à la liberté de ma patrie et à la grandeur de la maison, et l'époque de ma mort deviendra celle de la tyrannie de la maison d'Autriche. Mais qu'importe ce qui arrivera quand je ne serai plus? Ma mémoire ne sera pas chargée des malheurs qui arriveront après mon existence, et l'on reconnaîtra, mais trop tard, que je me suis opposé jusqu'à la fin à l'oppression et à l'esclavage de ma patrie, et que je n'ai succombé que par la lâcheté de ceux qui, au lieu de se joindre à leurs défenseurs, ont pris le parti de leurs tyrans.

J'ai été avant-hier à Gotha.1_346-a C'était une scène touchante de voir des compagnons de leur infortune qui formaient les mêmes regrets et poussaient les mêmes plaintes. La Duchesse est une femme qui a un mérite réel, et qui a une fermeté qui fait honte à bien des hommes. Madame de Buchwald1_346-b me paraît une femme très-estimable, et qui vous conviendrait beaucoup : de l'esprit, des connaissances, point de prétentions, et un bon caractère. Mon frère Henri est allé aujourd'hui chez eux. Je suis si accablé de chagrin, que je n'ai pas voulu porter ma tristesse ailleurs et promener ma mauvaise fortune. J'ai lieu de me louer beaucoup de mon frère Henri; il s'est conduit comme un ange en qualité de militaire, et très-bien envers moi en qualité de frère. Je ne puis pas en dire malheureusement autant de l'aîné; il me boude et s'est retiré à Torgau, d'où il est parti, à ce que l'on m'écrit, à Wittenberg. Je l'abandonnerai à ses caprices et à sa mauvaise conduite, et je ne présage rien de bon pour l'avenir qu'autant que le cadet le mènera.

Il est enfin temps de finir cette lettre très-longue, très-triste, et où il n'est presque question que de ce qui me regarde. J'ai eu du<347> loisir, et j'ai profité du temps et de l'arrivée du coureur (qui me paraît une voie sûre) pour vous ouvrir et décharger un cœur qui est rempli d'admiration et de reconnaissance pour vous. Oui, mon adorable sœur, si la Providence se mêlait des choses humaines, il faudrait que vous fussiez la personne la plus heureuse de l'univers. Vous ne l'êtes pas, ce qui me confirme dans les sentiments exprimés à la fin de mon Épître. Enfin soyez persuadée que je vous adore, et que je donnerais mille fois ma vie pour votre service. Ce sont des sentiments que je conserverai jusqu'au dernier soupir de ma vie, étant, ma très-chère sœur, etc.


1_344-a Voyez t. XXVI, p. 248.

1_345-a Voyez t. XXVI, p. 185, 186, 217, 222, 227, 250, et ci-dessus, p. 337.

1_346-a Voyez t. XVIII, p. 190 et 191, no 2.

1_346-b L. c, p. 253.