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RÉFLEXIONS SUR LES TALENTS MILITAIRES ET SUR LE CARACTÈRE DE CHARLES XII, ROI DE SUÈDE.[Titelblatt]

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RÉFLEXIONS SUR LES TALENTS MILITAIRES ET SUR LE CARACTÈRE DE CHARLES XII, ROI DE SUÈDE.

J'ai voulu, pour ma propre instruction, me faire une idée précise des talents militaires et du caractère de Charles XII, roi de Suède. Je ne le juge ni sur des tableaux outrés par ses panégyristes, ni sur des traits défigurés par ses critiques. Je m'en rapporte à des témoins oculaires, et à des faits dont tous les livres conviennent. Défions-nous de tous les détails dont les histoires sont remplies : parmi un amas de mensonges et d'absurdités, il ne faut s'attacher qu'aux grands événements, qui sont les seuls véritables.

De ce nombre d'hommes qui se sont mêlés de gouverner ou de bouleverser le monde, on distingue ceux dont le génie a été le plus étendu, dont les grandes actions ont été une suite de grands projets, et qui se sont servis des événements, ou les ont fait naître, pour changer la face politique de l'univers. Tel fut César. Les services qu'il rendit à la république, ses vices, ses vertus, ses victoires, tout contribua à l'élever sur le trône du monde. Tels étaient le grand Gustave, Turenne, Eugène, Marlborough, dans des cercles d'activité plus ou<82> moins étendus. Les uns assujettissaient leurs opérations militaires à l'objet qu'ils s'étaient proposé de remplir durant le cours d'une année, les autres enchaînaient leurs travaux et plusieurs campagnes au dessein général de la guerre qu'ils avaient entreprise; et l'on s'aperçoit du but qu'ils se proposaient, en suivant les actions, tantôt circonspectes, tantôt brillantes, qui les y conduisirent. Tel était Cromwell; tel était le cardinal de Richelieu, qui parvint, par sa persévérance, à rabaisser les grands du royaume, les protestants qui le divisaient, et la maison d'Autriche, l'ennemie implacable de la France.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner par quel droit César opprima une république dont il était né citoyen, si le cardinal de Richelieu fit, durant son administration, plus de mal que de bien à la France, ou s'il faut blâmer M. de Turenne d'être passé chez les Espagnols : il ne s'agit à présent que de talents admirables en eux-mêmes, et non pas de l'usage juste ou blâmable qu'en ont fait ceux qui les possédaient.

Quoique les combinaisons de la politique cédassent souvent aux passions violentes qui subjuguaient Charles XII, ce prince n'en a pas moins été un des hommes extraordinaires qui ont fait le plus de bruit en Europe; il a ébloui les yeux des militaires par une foule d'exploits, les uns plus brillants que les autres. Il a essuyé les plus cruels revers, il a été l'arbitre du Nord, il a été fugitif et prisonnier en Turquie. Cet illustre guerrier mérite d'être examiné de près, et il est utile, pour tous ceux qui courent la carrière des armes, d'approfondir les causes de ses infortunes. Je n'ai aucune intention de rabaisser la réputation de cet illustre guerrier; je ne veux que l'apprécier, et savoir avec exactitude dans quelles occasions on peut l'imiter sans risque, et dans quelles autres on doit éviter de le prendre pour modèle. Dans quelque science que ce soit, il est aussi ridicule d'imaginer un homme parfait que de vouloir que le feu étanche la soif, ou que l'eau rassasie; dire à un héros qu'il a failli, c'est le faire ressouvenir qu'il est homme. Rois, ministres, généraux, auteurs, tous ceux qui, par leur élévation ou<83> leurs talents, se donnent en spectacle au public, s'assujettissent au jugement de leurs contemporains et de la postérité. Comme les bons livres sont les seuls critiqués, parce que les mauvais n'en valent pas la peine, il arrive de même qu'en détournant les regards d'une foule commune et vulgaire, on les attache sur ceux dont les talents supérieurs ont entrepris de se frayer des routes nouvelles, et on les examine avec soin.

Charles XII est excusable à bien des égards de n'avoir pas réuni en lui toutes les perfections de l'art militaire. Cette science si difficile n'est point infusée par la nature. Quelles que soient les heureuses dispositions de la naissance, il faut une profonde étude et une longue expérience pour les perfectionner : ou il faut avoir fait son apprentissage dans l'école et sous les yeux d'un grand capitaine, ou l'on doit, après s'être souvent égaré, apprendre les règles à ses propres dépens. Il est permis de se défier de la capacité d'un homme qui est roi à seize ans : Charles XII vit pour la première fois l'ennemi lorsqu'il se trouva la première fois à la tête de ses troupes. Je dois observer à cette occasion que tous ceux qui ont commandé des armées dans leur première jeunesse, ont cru que tout l'art consistait à être téméraire et vaillant. Pyrrhus, le grand Condé, et notre héros même, en sont des exemples. Depuis que l'invention de la poudre a changé le système de s'entre-détruire, l'art de la guerre a pris tout une autre forme : la force du corps, qui faisait le mérite principal des anciens héros, n'est plus comptée pour rien; à présent la ruse l'emporte sur la violence, et l'art, sur la valeur. La tête du général a plus d'influence sur le succès d'une campagne que les bras de ses soldats. La sagesse prépare les voies au courage, l'audace est réservée pour l'exécution, et il faut, pour être applaudi des connaisseurs, plus d'habileté encore que de fortune. Maintenant notre jeunesse qui se voue aux armes, peut acquérir la théorie de ce pénible métier par la lecture de quelques livres classiques et par les réflexions d'anciens militaires : le roi de Suède<84> manqua de ces secours. On lui avait fait traduire, à la vérité, l'ingénieux roman de Quinte-Curce84-a pour l'amuser, et pour lui donner du goût pour le latin, qu'il n'aimait pas; ce livre a pu inspirer à notre héros le désir d'imiter Alexandre, mais il n'a pu lui apprendre les règles que le système de la guerre moderne fournit pour y réussir.

Charles ne dut rien à l'art, mais tout à la nature; son esprit n'était pas orné, mais hardi, ferme, susceptible d'élévation, amoureux de la gloire, et capable de lui tout sacrifier; ses actions gagnent autant à être examinées en détail que la plupart de ses projets y perdent. Sa constance, qui le rendit supérieur à la fortune, sa prodigieuse activité et sa valeur héroïque furent sans doute ses vertus éminentes. Ce prince suivit l'impulsion puissante de la nature, qui le destinait à devenir un héros. Dès que la cupidité de ses voisins le força à leur faire la guerre, son caractère, méconnu jusqu'alors, se développa tout de suite. Il est temps de le suivre dans ses différentes expéditions; je borne mes réflexions à ses neuf premières campagnes, qui fournissent un vaste champ.

Le roi de Danemark attaqua le duc de Holstein, beau-frère de Charles XII. Notre héros, au lieu d'envoyer ses forces dans ce duché, où les Suédois auraient achevé la ruine d'un prince qu'il voulait défendre, fait passer huit mille hommes en Poméranie; il s'embarque sur sa flotte, descend en Seeland, chasse des bords de la mer les troupes qui en défendaient l'approche, met le siége devant Copenhague, la capitale de son ennemi, et en moins de six semaines il force le roi de Danemark à conclure une paix avantageuse au duc de Holstein. Cela est admirable, tant pour le projet que pour l'exécution. Par ce premier coup d'essai, Charles égala Scipion, qui porta la guerre<85> à Carthage pour faire rappeler Annibal d'Italie. De Seeland je suis ce jeune héros en Livonie : ses troupes y arrivent avec une rapidité étonnante; on peut appliquer à cette expédition le Veni, vidi, vici, de César. Le noble enthousiasme dont le Roi était animé, se communique à ses lecteurs; on se sent échauffé par le récit des exploits qui précédèrent et accompagnèrent cette grande victoire.

La conduite de Charles était sage; elle était hardie, et non pas téméraire : il fallait secourir Narwa, que le Czar assiégeait en personne; il fallait donc attaquer et battre les Russes. Leur armée, quoique nombreuse, n'était qu'une multitude de barbares mal armés, mal disciplinés, et manquant de bons généraux pour les conduire; les Suédois devaient donc s'attendre d'avoir sur les Moscovites les mêmes avantages que les Espagnols avaient eus sur les nations sauvages de l'Amérique; aussi les succès répondirent-ils pleinement à cette attente, et les nations virent avec étonnement huit mille Suédois battre et disperser quatre-vingt mille Russes.

De ce champ de triomphe j'accompagne notre héros aux bords de la Düna, seule occasion où il ait employé la ruse et s'en soit habilement servi. Les Saxons défendaient l'autre bord du fleuve; Charles les abuse par un stratagème nouveau dont il est l'inventeur. Il a déjà franchi la rivière à la faveur d'une fumée artificielle qui cachait ses mouvements, avant que le vieux Steinau, qui commandait les Saxons, s'en soit aperçu. Les Suédois sont aussitôt rangés en ordre de bataille que débarqués; après quelques chocs de cavalerie et une charge légère d'infanterie, ils mettent en fuite les Saxons et les dispersent. Quelle conduite admirable pour ce passage de rivière, quelle présence d'esprit et quelle activité pour donner, en débarquant, aux troupes un champ propre pour agir, et quelle valeur pour décider le combat en si peu de temps!

Des morceaux aussi parfaits méritent les éloges des contemporains et de la postérité; mais ce qui doit paraître surprenant à tout le<86> monde, c'est que ce qu'on trouve de plus achevé parmi les exploits de Charles XII, ce furent ses premières campagnes. Peut-être que la fortune le gâta à force de le favoriser; peut-être qu'il crut que l'art était inutile à un homme auquel rien ne résistait; ou peut-être encore que sa valeur, quoique admirable, l'induisit souvent à n'être que téméraire.

Charles avait jusqu'ici tourné ses armes contre l'ennemi auquel il lui convenait d'opposer ses forces. Depuis la bataille de la Diana, on perd de vue le fil qui le conduisit : ce ne sont qu'une foule d'entreprises sans liaison et sans dessein, parsemées à la vérité d'actions brillantes, mais qui ne tendent pas au but principal que le Roi devait se proposer dans cette guerre.

Le Czar était sans contredit l'ennemi le plus puissant et le plus dangereux qu'eût la Suède; il semble que c'était à lui que notre héros devait s'adresser d'abord après la défaite des Saxons. Les débris de Narwa étaient encore errants; Pierre Ier avait ramassé à la hâte trente ou quarante mille Moscovites qui ne valaient pas mieux que ces quatre-vingt mille barbares auxquels les Suédois avaient fait mettre bas les armes. C'était donc le Czar qu'il fallait presser alors avec vigueur, le pousser hors de l'Ingrie, ne lui point laisser le temps de respirer, et profiter de l'occasion pour lui imposer les lois de la paix.

Auguste, nouvellement élu contre le consentement de la plus saine partie de la République, contredit, et mal affermi sur le trône, s'il avait été privé des secours de la Russie, tombait de lui-même, si toutefois la Suède avait un intérêt aussi essentiel à son détrônement. Au lieu de prendre d'aussi justes mesures, le Roi parut oublier entièrement le Czar et les Moscovites, qui agonisaient, pour courir après je ne sais quel seigneur polonais,86-a engagé dans une faction contraire. Ces petites vengeances lui firent négliger de grands intérêts. Il subjugua bientôt la Lithuanie; de là, comme un torrent orageux qui se<87> déborde, son armée fondit en Pologne, et inonda tout ce royaume. Le Roi était tantôt à Varsovie, tantôt à Cracovie, à Lublin, à Leopoldstadt;87-a les Suédois se répandent dans la Prusse polonaise; ils revolent à Varsovie, détrônent le roi Auguste, le poursuivent en Saxe, où ils établissent tranquillement leurs quartiers. Il faut remarquer que ces campagnes, que je me contente de rapporter sommairement, occupèrent notre héros pendant l'espace de plusieurs années.

Je m'arrêterai un moment à examiner la conduite que ce prince tint pour conquérir la Pologne, et j'observe en passant que, parmi les batailles qu'il gagna dans ces courses continuelles, il faut donner la préférence à celle de Clissow, dont le succès fut dû au mouvement habile qu'il fit faire à ses troupes pour prendre les Saxons en flanc. La méthode que Charles suivit dans la guerre qu'il fit en Pologne, fut certainement défectueuse. On sait que cette république est un pays sans forteresses et ouvert de tous côtés, ce qui rend sa conquête facile, mais sa possession momentanée. Le comte de Saxe remarque judicieusement que les pays aisés à subjuguer exigent d'autant plus de soins pour s'y affermir; quoique la méthode qu'il propose,87-b soit lente en apparence, elle est cependant la seule qu'il faut suivre, si l'on veut agir avec sûreté. Le roi de Suède, trop impétueux, ne fit jamais de profondes réflexions sur la nature du pays où il faisait la guerre, ni sur le tour qu'il convenait de donner aux opérations militaires. S'il avait commencé par s'établir dans la Prusse polonaise, s'assurant pas à pas du cours de la Vistule et du Bog en faisant construire dans les confluents et dans d'autres endroits convenables des places de guerre, qu'il pouvait rendre bonnes par des fortifications de cam<88>pagne; s'il avait procédé de même le long de tous les fleuves qui traversent la Pologne : il s'assurait des points d'appui fixes, et maintenait par là le pays dont il s'était déjà emparé; ces établissements lui auraient facilité le moyen de tirer des contributions et d'amasser des subsistances; cela même réduisait la guerre en règle, et coupait court à toutes ces incursions des Moscovites et des Saxons. Les postes bien fortifiés obligeaient ses ennemis, s'ils voulaient faire des progrès, à la nécessité d'entreprendre des siéges dans des contrées éloignées où le transport de l'artillerie devenait d'autant plus difficile, que les chemins y sont mauvais et marécageux; et au cas de quelques revers, le Roi, ayant ses derrières assurés, ne pouvait jamais voir les affaires désespérées; ces places lui donnaient le temps de réparer ses pertes, d'arrêter et d'amuser un ennemi victorieux.

Par les mesures différentes que Charles prit, il ne fut jamais maître en Pologne que des contrées que ses troupes occupèrent; ses campagnes ne furent que des courses continuelles; au moindre caprice de la fortune, sa conquête était sur le point de lui échapper; il fut obligé de donner un nombre de combats inutiles; et il ne gagna, par ses exploits les plus brillants, que la possession précaire d'une province dont il avait chassé ses ennemis.

Nous approchons insensiblement des temps où la fortune commença à se déclarer contre notre héros. Je me propose de redoubler de circonspection dans l'examen des événements qui lui furent contraires. Ne jugeons point des projets des hommes par l'issue de leurs entreprises. Gardons-nous d'imputer au manque de prévoyance des malheurs produits par des causes secondes, causes que le peuple nomme hasard, et qui, ayant tant d'influence dans les vicissitudes humaines, trop multipliées ou trop obscures, échappent aux esprits les plus transcendants.

Il ne faut point rendre le roi de Suède responsable de tous les malheurs qui lui sont arrivés; il faut, au contraire, s'appliquer à distin<89>guer ceux qu'un enchaînement de fatalités lui a fait essuyer, de ceux qu'il a pu s'attirer par ses propres fautes.

La fortune qui accompagna sans cesse toutes les entreprises de ce prince pendant ses guerres de Pologne, l'empêcha de s'apercevoir qu'il s'était souvent écarté des règles de l'art; et comme il ne fut point puni de ses fautes, il ne ressentit point les inconvénients dans lesquels il aurait pu tomber. Ce bonheur continuel lui donna trop de sécurité, et il ne pensa pas même à changer de mesures. Il paraît qu'il manqua entièrement de prévoyance dans les campagnes qu'il fit dans la principauté de Smolensko et dans l'Ukraine. Quand même il aurait détrôné le Czar à Moscou, il n'en serait pas plus louable, parce que ses succès auraient été dus au hasard, et non pas à sa conduite. On a comparé une armée à un édifice dont le ventre sert de fondement,89-a puisque la première attention d'un général doit être de nourrir ses troupes. Ce qui contribua le plus au malheur du roi de Suède, ce fut le peu d'attention qu'il eut pour faire subsister son armée. Comment applaudir à un général auquel il faut des troupes qui vivent sans se nourrir, qui soient infatigables et immortelles? On blâme ce prince de s'être confié trop légèrement aux promesses de Mazeppa; mais ce Cosaque ne le trompa point, il fut lui-même trahi par un enchaînement de causes secondes qu'on ne pouvait pas prévoir; d'ailleurs, les âmes de la trempe de Charles XII ne sont jamais soupçonneuses, et ne deviennent méfiantes qu'après avoir souvent éprouvé la méchanceté et l'ingratitude des hommes.

Mais je me ramène à l'examen du projet de campagne de ce prince. Si je hasarde mes conjectures, moi qui ne puis pas dire comme le Corrége, Son pittore anch'io, il me semble que le Roi, voulant réparer alors la faute qu'il avait faite de négliger le Czar si longtemps, devait choisir la route la plus aisée pour pénétrer en Russie, et les moyens<90> les plus infaillibles d'accabler son puissant adversaire. Cette route certainement n'était ni celle de Smolensko ni celle de l'Ukraine : dans l'une et dans l'autre on avait à traverser de vastes marais, d'immenses déserts, de grands fleuves; après quoi il fallait cheminer par un pays moitié sauvage pour arriver à Moscou. Le Roi se privait, par cette marche, de tous les secours qu'il pouvait tirer de la Pologne et de la Suède. Plus il s'enfonçait en Russie, plus il était coupé de son royaume. Il fallait plus d'une campagne pour achever cette entreprise. D'où pouvait-il prendre les vivres? par quel chemin les recrues pouvaient-elles le joindre? de quelle bourgade cosaque ou moscovite pouvait-il faire une place de guerre? où trouver des armes de rechange, des habillements, et cette multitude de choses aussi communes que nécessaires qu'il faut renouveler sans cesse pour l'entretien d'une armée? Tant de difficultés insurmontables pouvaient faire prévoir que, dans cette expédition, les Suédois périraient de fatigue, de misère, ou que la victoire même les consumerait. Si les succès de cette guerre offraient une si triste perspective, à quoi ne devait-on pas s'attendre en cas de quelque accident! Un échec facile à réparer ailleurs devient une catastrophe décisive pour une armée aventurée dans un pays sauvage, sans établissement et par conséquent sans retraite.

Au lieu d'affronter tant de difficultés et de braver tant d'obstacles, il se présentait un projet plus naturel, qui s'arrangeait comme de lui-même : c'était de traverser la Livonie et l'Ingrie, et de marcher droit à Pétersbourg. La flotte suédoise et des vaisseaux de transport pouvaient côtoyer l'armée le long de la Baltique, et lui fournir des vivres; les recrues et les autres besoins de l'armée pouvaient arriver par mer ou par la Finlande; le Roi couvrait les plus belles provinces, il restait à portée de ses frontières, ses succès en auraient été plus brillants. Les revers ne pouvaient jamais le réduire dans une situation désespé<91> rée : s'il prenait Pétersbourg, il ruinait le nouvel établissement du Czar, l'œil que la Russie a sur l'Europe, seul lien qui lui donne de la connexion avec la partie du monde que nous habitons; et, ce grand exploit terminé, il ne tenait qu'à lui de pousser plus loin ses avantages. Quoi qu'il pût faire, la paix, ce semble, était faite, sans qu'il fût nécessaire de la signer à Moscou.

Je vais comparer, pour mon instruction, les règles que les grands maîtres de l'art nous ont laissées, avec la conduite que le Roi tint durant ces deux campagnes. Ces règles veulent que les armées ne soient jamais aventurées, surtout que les généraux évitent de pousser des pointes.91-a Charles s'enfonça jusque dans la principauté de Smolensko, sans aucune attention pour assurer sa communication avec la Pologne. Nos maîtres enseignent qu'il faut établir une ligne de défense pour mettre ses derrières hors d'insulte, assurer le dépôt de ses vivres, et les couvrir avec l'armée. Les Suédois se trouvèrent proche de Smolensko, n'ayant que pour quinze jours de subsistances. Leur opération consistait à talonner les Moscovites, à battre leur arrière-garde, et à les poursuivre au hasard, sans savoir précisément où l'ennemi qui fuyait devant eux, les conduisait. L'on ne voit d'autre précaution pour la subsistance des Suédois que celle que le Roi prit de se faire suivre par Lewenhaupt, qui était chargé de la conduite d'un gros convoi. Il fallait donc ne pas laisser ce convoi si loin en arrière de l'armée, puisqu'on en avait un besoin si pressant; il fallait attendre Lewenhaupt avant de marcher en Ukraine, parce que plus on s'éloignait de lui, et plus on l'exposait. Il aurait été plus prudent de ramener les troupes en Lithuanie; la marche de l'Ukraine prépara la ruine de l'armée suédoise.

A cette conduite sans méthode, qui suffisait seule pour perdre les affaires, se joignirent des infortunes dont en partie le hasard pouvait<92> être la cause. Le Czar attaqua Lewenhaupt à trois reprises, et intercepta le convoi dont il avait la conduite. Il fallait donc que le roi de Suède n'eût aucune nouvelle des desseins ni des mouvements des Russes. Si ce fut par négligence, il eut de grands reproches à se faire; si des obstacles invincibles l'empêchèrent de se procurer des informations, il faut mettre ces obstacles sur le compte des fatalités inévitables.

Lorsque la guerre se porte dans des pays moitié barbares et déserts, pour s'y maintenir il faut y faire des établissements. Ce sont de nouvelles créations, les troupes sont obligées de bâtir, de fortifier, de construire des chemins, d'établir des ponts et des digues, et d'élever des redoutes aux endroits où elles sont nécessaires. Ces ouvrages, qui demandent du temps et de la patience, cette méthode lente, ne s'accordaient point avec le caractère impétueux et l'esprit impatient du Roi. On remarque qu'il est admirable dans toutes les occasions où la valeur et la promptitude conviennent, et qu'il n'est plus le même dans les conjonctures qui demandent des mesures compassées et des desseins que le temps et la patience doivent laisser mûrir. Tant il est vrai qu'il faut que le guerrier subjugue ses passions, et tant il est difficile de réunir tous les talents d'un grand capitaine.

Je ne fais mention ni du combat d'Holowczyn, ni de tant d'autres actions qui se passèrent durant ces campagnes, parce qu'elles furent aussi inutiles pour le succès de la guerre que funestes pour ceux qui en devinrent les victimes. Notre héros aurait pu se montrer dans plusieurs occasions meilleur économe du sang humain. Ce n'est pas qu'il n'y ait des situations où il ne faille combattre. On doit s'engager lorsque l'on a moins à risquer qu'à gagner; lorsque l'ennemi se néglige, soit dans ses campements, soit dans ses marches; ou lorsque, par un coup décisif, on peut le forcer d'accepter la paix. On re<93>marque, d'ailleurs, que la plupart des généraux grands batailleurs ont recours à cet expédient, faute d'autres ressources. Loin que cela leur passe pour un mérite, on l'envisage plutôt comme une marque de la stérilité de leur génie.

Nous voici arrivés à la malheureuse campagne de Poltawa. Les fautes des grands hommes sont de puissantes leçons pour ceux qui ont des talents plus bornés. Nous avons peu de généraux en Europe auxquels les malheurs de Charles XII ne doivent apprendre à devenir prudents et circonspects.

Feu le maréchal Keith, qui avait commandé en Ukraine étant au service de la Russie, qui avait vu et examiné Poltawa, m'a dit que la ville n'a pour toute défense qu'un rempart de terre et un mauvais fossé. Il était persuadé que les Suédois, dès leur arrivée, pouvaient la prendre d'emblée, et que Charles traîna exprès le siége en longueur, pour y attirer le Czar et le combattre. Il est vrai que, du commencement, les Suédois n'y allèrent pas avec cette impétuosité et cette ardeur qui leur étaient ordinaires. Il faut encore convenir qu'ils ne livrèrent d'assaut à la place qu'après que Menschikoff y eut jeté des secours, et se fut campé proche de la ville, à l'autre bord de la Varnitza.93-a Mais le Czar avait à Poltawa un magasin considérable; les Suédois, qui manquaient de tout, ne devaient-ils pas s'emparer au plus vite de ce magasin, pour en priver les Russes et pour se mettre en même temps dans l'abondance? Charles XII avait sans doute les raisons les plus fortes de presser ce siége; il aurait dû se rendre maître de cette bicoque à tout prix avant l'arrivée des secours.

En décomptant les Cosaques vagabonds de Mazeppa, à charge un jour de combat, il ne restait au Roi que dix-huit mille Suédois. Faible<94> comme il était, quelle raison pouvait-il avoir, avec aussi peu de troupes, d'entreprendre un siége et de se battre en même temps? A l'approche de l'ennemi, il fallait, ou abandonner son entreprise, ou laisser un gros corps à la garde de la tranchée. L'un était honteux, l'autre réduisait presque à rien le nombre de ses combattants; le dessein de Charles était donc contraire aux intérêts des Suédois; il donnait beau jeu au Czar, et paraît indigne de notre héros. On n'oserait qu'à peine l'attribuer à un général qui n'aurait jamais fait la guerre avec réflexion. Ne cherchons pas finesse où il n'y en a point, et, sans charger le roi de Suède de desseins auxquels il ne pensa peut-être jamais, souvenons-nous qu'il avait été souvent mal instruit des mouvements de ses ennemis. Il paraît donc plus vraisemblable de croire que, n'étant informé ni de la marche de Menschikoff ni de celle du Czar, il se persuada qu'il n'était point pressé, et qu'il pouvait réduire Poltawa à son aise. Ajoutez à ceci que ce prince avait fait toute sa vie la guerre de campagne, et qu'il était nouveau dans celle des siéges, dont il n'avait pu acquérir l'expérience. Si l'on considère, de plus, que les Suédois passèrent trois mois devant Thorn, dont, soit dit en passant, les ouvrages ne valent guère mieux que ceux de Poltawa, on se convaincra de leur peu d'habileté pour les siéges. Eh quoi! si Mons, si Tournai, si des places fortifiées par les Coehorn et les Vauban arrêtent à peine trois semaines les Français lorsqu'ils les attaquent, si Thorn, si Poltawa tinrent contre les Suédois quelques mois de suite, n'en résulte-t-il pas que ces derniers ignoraient l'art de prendre des forteresses? Aucune ville ne leur résistait quand ils pouvaient la prendre l'épée à la main; la moindre bicoque les arrêtait lorsqu'il fallait ouvrir la tranchée. Et si ce n'en est pas assez de toutes ces preuves, j'ajouterai que, du caractère impétueux et violent dont était Charles XII, il aurait assiégé et pris la ville de Danzig pour la punir de quelques sujets de mécontentement qu'elle lui avait donnés;<95> cependant, parce qu'il jugea cette entreprise au-dessus de ses forces, il ne l'assiégea point, et se contenta d'une grosse amende qu'il lui fit payer.

Revenons à présent à notre grand objet. Le siége de Poltawa une fois commencé, et le Czar s'approchant avec son armée de ses environs, Charles était encore maître de choisir l'endroit le plus convenable pour combattre son rival de gloire; il pouvait l'attendre aux bords de la Varnitza, lui disputer le passage de cette rivière, ou l'attaquer immédiatement après. Les circonstances où se trouvaient les Suédois, demandaient une prompte résolution : ou il fallait tomber tout de suite sur les Russes dès leur arrivée, ou il fallait renoncer au dessein de les combattre. Ce fut une faute irréparable de laisser au Czar le choix du poste, et de lui donner le temps de le bien préparer : il avait déjà l'avantage du nombre, c'était beaucoup; on lui abandonna celui du terrain et de l'art, c'en était trop.

Peu de jours avant l'arrivée du Czar, le roi de Suède avait été blessé au siége de Poltawa; ainsi ces reproches ne tombent que sur ses généraux. Il semble cependant que, dès qu'il eut résolu de livrer bataille, il devait abandonner ses tranchées, pour être en état de faire de plus grands efforts contre ses ennemis, certain que si la bataille était gagnée, Poltawa tombait de soi-même, et que s'il la perdait, il fallait également en lever le siége. Tant de fautes accumulées de la part des Suédois ne présageaient rien d'heureux pour le combat auquel tout le monde se préparait. Il semble que la fortune arrangea tout d'avance pour préparer le malheur qui devait arriver aux Suédois : la blessure du Roi, qui l'empêchait d'agir comme à son ordinaire, la négligence des généraux suédois, dont la disposition vicieuse marque qu'ils n'avaient point reconnu la position des Russes, ou qu'ils s'en étaient fait une fausse idée, étaient des préalables qui amenaient la catastrophe. Ce n'était pas le cas où la<96> cavalerie devait débuter; la grosse besogne de cette journée devait rouler sur l'infanterie, et sur une nombreuse artillerie habilement distribuée.

Les Russes occupaient un terrain avantageux, que leurs travaux avaient achevé de perfectionner. Dans la seule partie de leur front qui fût abordable, il régnait une petite plaine, défendue par les feux croisés d'une triple rangée de redoutes; une de leurs ailes était couverte par un abatis d'arbres, derrière lequel s'élevait un retranchement; l'autre aile avait devant elle un marais impraticable. Feu le maréchal Keith, qui avait examiné cette contrée devenue si célèbre, était persuadé que quand même Charles XII aurait eu une armée de cent mille hommes, il n'aurait pu forcer le Czar dans ce poste, parce que les obstacles multipliés que les assaillants avaient à vaincre successivement, leur devaient coûter un monde prodigieux, et qu'à la fin les plus braves troupes sont rebutées, quand des attaques longues et meurtrières leur opposent sans cesse de nouvelles difficultés. J'ignore la raison qu'eurent les Suédois, dans la situation critique où ils se trouvaient, de s'engager dans une entreprise aussi hasardeuse; s'ils y furent contraints par nécessité, ce fut à eux une faute essentielle de s'être mis dans le cas de combattre malgré eux et avec le plus grand désavantage.

Enfin, tout ce qu'on devait prévoir arriva : une armée consumée par les fatigues, par la misère, et par ses victoires mêmes, fut menée au combat. Le général Creutz, qui, par un chemin détourné, devait tomber, pendant l'action, sur le flanc des Russes, s'égara dans les forêts des environs, et ne put jamais y arriver. Douze mille Suédois attaquèrent donc dans ce poste terrible et meurtrier quatre-vingt mille Moscovites. Ce n'était plus une horde de barbares pareille à celle que Charles avait dissipée près de Narwa; mais c'étaient des soldats bien armés, bien postés, commandés par des généraux étrangers et<97> habiles, soutenus par de bons retranchements, et protégés par le feu d'une artillerie redoutable. Les Suédois menèrent leur cavalerie à la charge contre ces batteries, et le canon la repoussa malgré sa valeur. L'infanterie fut, en avançant, foudroyée par le feu qui sortait de ces redoutes; cela ne l'empêcha pas d'emporter les deux premières; mais les Russes, qui l'attaquèrent en même temps de front, en flanc, et de tous côtés, la repoussèrent à différentes reprises, et l'obligèrent à la fin à céder le terrain. La confusion se mit insensiblement parmi les Suédois; la blessure du Roi l'empêcha de remédier à ce désordre; ses meilleurs généraux avaient été pris au commencement de l'action; il n'y eut donc personne pour rallier assez promptement les troupes, et dans peu la déroute devint générale. La négligence que l'on avait eue de ne point former d'établissement pour assurer les derrières de l'armée, fut cause que cette troupe, n'ayant point de retraite, après avoir fui jusqu'aux bords du Borysthène, fut obligée de se rendre à la discrétion du vainqueur.

Un auteur97-a qui a beaucoup d'esprit, mais qui a fait son cours militaire dans Homère et dans Virgile, semble accuser le roi de Suède de ce qu'il ne se mit pas à la tête de ces fuyards que Lewenhaupt avait menés au Borysthène; il en attribue la cause à la fièvre de suppuration dont le Roi se ressentait alors, et qui, à ce qu'il prétend, énerve le courage. Mais j'ose lui répondre qu'une pareille résolution pouvait convenir aux temps où l'on se battait avec des armes blanches; maintenant, après une action, l'infanterie manque presque toujours de poudre; les munitions des Suédois étaient demeurées au bagage, et ce bagage avait été pris par l'ennemi. Si donc Charles avait eu la démence de s'opiniâtrer à la tête de ces fuyards qui manquaient de poudre et de vivres, raisons, soit dit par parenthèse, pour lesquelles les places fortes se sont rendues, le Czar aurait eu bientôt la con<98>solation de voir arriver le frère Charles qu'il attendait avec tant d'impatience. Le Roi n'eût pu rien faire de plus sage, même en pleine santé, vu l'état désespéré de ses affaires, que de chercher un asile chez les Turcs. Les souverains doivent sans doute mépriser les dangers; mais leur caractère les oblige en même temps d'éviter soigneusement d'être faits prisonniers, non pour leur personnel, mais pour les conséquences funestes qui en résulteraient pour leurs États. Les auteurs français doivent se souvenir du préjudice que porta à leur nation la prison de François Ier; la France en ressent encore les effets; et l'abus de rendre les charges vénales, que la nécessité de trouver des fonds pour payer la rançon du Roi introduisit alors, est un monument qui la fait ressouvenir sans cesse de cette flétrissante époque.

Notre héros fugitif, dans une situation qui aurait accablé tout autre que lui, parut encore admirable d'imaginer des ressources dans son malheur. Pendant sa marche, il réfléchissait aux moyens d'armer la Porte contre la Russie; il tirait du sein même de son infortune des expédients pour la réparer. Je m'afflige de voir ce héros, en Turquie, s'avilir à faire le courtisan du Grand Seigneur, et mendier ces mille bourses. Quel caprice ou quelle obstination inconcevable de s'opiniâtrer à demeurer sur les terres d'un souverain qui ne voulait plus l'y souffrir! Je voudrais qu'on pût effacer de son histoire ce combat romanesque de Bender. Que de temps perdu dans le fond de la Bessarabie à se repaître d'espérances chimériques, tandis que les cris de la Suède et les sentiments de son devoir l'appelaient à la défense de ses États, abandonnés en quelque manière par son absence, et que, depuis quelque temps, ses ennemis infestaient de tous les côtés! Les projets qu'on lui attribue depuis son retour en Poméranie, et que quelques personnes mettent sur le compte de Görtz, m'ont paru si vastes, si extraordinaires, si peu assortissants à la situation et à l'épui<99>sement de son royaume, qu'on me permettra, pour l'amour de sa gloire, de les passer sous silence.

Cette guerre si féconde en succès comme en revers fut commencée par les ennemis de la Suède, et Charles, forcé à réprimer leurs attentats, se trouva dans le cas d'une défense légitime : ses voisins, qui ne le connaissaient pas, l'attaquèrent, parce qu'ils méprisèrent sa jeunesse. Dès qu'il parut heureux et redoutable, l'Europe l'envia, et dès que la fortune l'abandonna, les puissances liguées l'écrasèrent pour le dépouiller. Si notre héros avait eu autant de modération que de courage, s'il avait su poser lui-même des bornes à ses triomphes, s'accommoder avec le Czar lorsque les occasions de faire la paix se présentèrent à lui, il aurait étouffé la mauvaise volonté de ses envieux, qui, dès qu'il cessa de leur paraître un objet de terreur, voulurent s'agrandir des débris de sa monarchie. Mais les passions de ce prince n'étaient pas susceptibles de modifications : il voulait tout emporter de hauteur, et établir sur les souverains un empire despotique; il croyait que de faire la guerre aux rois ou de les détrôner, c'était la même chose.

Je trouve dans tous les livres qui parlent de Charles XII des éloges magnifiques de sa frugalité et de sa continence. Cependant vingt cuisiniers français, mille concubines à sa suite, et dix troupes de comédiens dans son armée, n'auraient jamais porté la centième partie du préjudice à son royaume, que lui causèrent l'ardente soif de la vengeance et le désir immodéré de la gloire qui dominaient ce prince. Les offenses faisaient sur son esprit des impressions si vives et si fortes, que les derniers outrages effaçaient jusqu'aux traces que les premiers y avaient imprimées. On voit, pour ainsi dire, éclore les différentes passions qui agitaient avec tant de violence cette âme implacable, en suivant ce prince à la tête de ses armées : d'abord il presse vivement le roi de Danemark; ensuite c'est le roi de Pologne qu'il poursuit à<100> outrance; bientôt sa haine se tourne tout entière contre le Czar; enfin, son ressentiment n'a d'objet que le roi d'Angleterre George Ier, et il s'oublie jusqu'à perdre de vue l'ennemi permanent de son royaume, pour courir après le fantôme d'un ennemi qui l'était occasionnellement, ou, pour mieux dire, par accident.

En rapprochant les différents traits qui caractérisent ce monarque singulier, on le trouvera plus vaillant qu'habile, plus actif que prudent, plus subordonné à ses passions qu'attaché à ses véritables intérêts; aussi audacieux mais moins rusé qu'Annibal; ressemblant plutôt à Pyrrhus qu'à Alexandre; aussi brillant que Condé à Rocroi, à Fribourg, à Nordlingue; en aucun temps comparable à Turenne, ni aussi admirable qu'il le parut aux journées de Gien, des Dunes, près de Dunkerque, de Colmar, et surtout durant ses deux dernières campagnes.

Quelque éclat que jettent les actions de notre illustre héros, il faut l'imiter avec circonspection : plus il éblouit, plus il est propre à égarer la jeunesse légère et fougueuse; on ne saurait assez lui inculquer que la valeur n'est rien sans la sagesse, et qu'à la longue un esprit de combinaison l'emporte sur une audace téméraire.

Il faudrait, pour former un parfait capitaine, qu'il réunît le courage, la constance, l'activité de Charles XII, le coup d'œil et la politique de Marlborough, les projets, les ressources, la capacité du prince Eugène, les ruses de Luxembourg, la sagesse, la méthode, la circonspection de Montécuculi, à l'à-propos de M. de Turenne. Mais je crois que ce beau phénix ne paraîtra jamais.

L'on prétend qu'Alexandre a fait Charles XII. Si cela est, Charles a fait le prince Édouard;100-a s'il arrive par hasard à celui-ci d'en faire un autre, ce ne sera tout au plus qu'un Don Quichotte.

Mais, dira-t-on, de quel droit vous érigez-vous en censeur des<101> plus illustres guerriers? Avez-vous pris pour vous-même, grand critique, les leçons que vous leur prodiguez si libéralement? Hélas! non; je n'ai à faire à ceci qu'une réponse : Nous sommes frappés des fautes d'autrui, tandis que nos propres défauts nous échappent.


100-a Charles-Édouard. Voyez t. III, p. 48 et 164.

84-a Dans le huitième chapitre de son Antimachiavel, le Roi dit que « Charles XII portait depuis sa plus tendre enfance la vie d'Alexandre le Grand sur soi. » Mais les biographes du roi de Suède s'accordent tous à dire qu'il n'avait jamais lu dans sa jeunesse Quinte-Curce, qui devint sa lecture favorite pendant ses campagnes.

86-a Le comte Oginski.

87-a L'Auteur veut dire Léopol.

87-b Voyez Les Rêveries, ou Mémoires sur l'art de la guerre, de Maurice comte de Saxe, duc de Courlande, etc. Dédiés à messieurs les officiers généraux par M. de Bonneville, capitaine ingénieur de campagne de Sa Majesté le roi de Prusse. A la Haye, 1756, in-fol., p. 130-140 : Description de la Pologne, et projet de guerre pour une puissance qui se trouverait dans le cas de la faire à cette république.

89-a Voyez t. III, p. 85.

91-a Voyez t. III, p. 98.

93-a Poltawa est situé sur la Worskla; Varnitza est un village turc où Charles XII s'établit après que les eaux du Dniester eurent inondé son petit camp de Bender.

97-a Voltaire, Histoire de Charles XII, livre IV.